14. septembre 2020 · Commentaires fermés sur Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal · Catégories: Le livre du mois

Après son bouleversant roman “Réparer les vivants “ , l’auteure signe ici une réflexion sur la figure de l’artiste-créateur  à travers 3 personnages attachants  ; Il sont jeunes, pas très beaux, pas très sûrs d’eux    et décident de devenir peintres . Paula Karst  a un strabisme prononcé et “les yeux qui ne regardent pas dans la même direction ”  Kate exerce le métier de physionomiste dans une boîte de nuit  le Nautilus, à Glasgow et a des poissons tatoués sur les bras . Jonas est le plus énigmatique des trois .Ils se sont rencontrés durant leurs études à l’Institut de peinture à Bruxelles en 2008 .  Kate , vient de décrocher un gros contrat pour des marbres dans des immeubles parisiens luxueux ; Paula vient de terminer les décors d’Anna Karénine à Moscou et Jonas se lance dans une fresque qui sera une création originale . Le roman revient alors sur la rencontre du trio 8 ans plus tôt .  Paula a choisi cette formation de peintre en décor presque par hasard mais son choix va transformer sa vie ” elle apprend à voir ; Ses yeux brûlent..il ne s’agit pas seulement de reproduire la réalité, d’en donner un reflet , de la copier ” ( p 60 ) Apprendre à imiter le bois, par exemple, c’est faire histoire avec la forêt.  la foret des contes, du loup de la fée des cailloux blancs.

Jonas et Paula sont colocataires, par pur hasard, dans un trente mètres carrés : Jonas est un être de fuite mais dès le premier regard, Paula aperçoit en lui ” un noyau d’énergie comprimée dont on devine qu’il va se fendre, s’ouvrir et se consumer jusqu’au bout “ ( p 68 ) Des liens se tissent entre les élèves et le trio se soude ; Paula et Jonas partagent le quotidien et bien plus encore .. ensemble ils travaillent à peindre le panneau de leur examen final : Jonas a choisi un bois,  le chêne ,Paula des écailles de tortue  en mémoire de la tortue du jardin de son enfance ,et Kate un marbre noir, le portor., Ce que veut Jonas c’est “donner à la peinture elle-même une valeur égale à celle qu’elle doit figurer, peindre la peinture en somme ” ( 119 ) Le jour de la remise des diplômes, les parents de Paula viennent admirer la composition de leur fille et sont “sidérés de ce qu’elle a produit, cette image radiante impossible à décrire , cette surface qui tient du galet de rivière, de la plante sous-marine et du reptile ” Le dernier soir qu’ils passent ensemble dans leur petit appartement bruxellois, Paula et Jonas regardent une vidéo  qui les fascine : celle de la libération dune  jeune femelle chimpanzé réintroduite dans la jungle après avoir été soignée par une primatologue au Congo. Leur longue étreinte est très touchante; “il leur fallait maintenant sortir de l’atelier comme on sort de l’enfance, retrouver le dehors, retourner dans un monde qu’ils avaient déserté sans s’en apercevoir. Tout était modifié pour toujours . ” (146)

Le temps revient marque le titre de la seconde partie du roman : Paula réalise son premier chantier, un ciel dans une chambre d’enfant ; la jeune peintre  devient ensuite travailleur nomade et enchaîne les chantiers en Italie ; “la précarité est devenue la condition de son existence, l’instabilité son mode de vie ” . Kate galère de son côté . Jonas gravite dans le monde du théâtre et peint des décors . Grâce à un faux marbre repéré par un producteur de cinéma , Paula est embauchée à Cinecitta, dans les studios de cinéma et tombe plus ou moins amoureuse d’un charlatan , chef de plateau accessoiriste, qui au final, ne saura pas la retenir.  Elle fêtera ses 25 ans à Parsi sur un chantier historique : la restauration d’un hôtel particulier sur l’île Saint Louis.  Retour de Jonas dans sa vie ; il est venu lui proposer le facsimilé ultime .. Le jeune homme doit accepte un dernier chantier lucratif à Dubaï: sa première exposition n’a pas eu de succès mais il rêve toujours  de devenir un vrai peintre .  Il propose alors à Paula d’accepter le chantier à Lascaux : il s’agit de peindre une fausse grotte Lascaux IV..et la jeune artiste se plonge dans les histoires qui racontent comment on a découvert le site . Les chercheurs tentent de répliquer l’art pariétal ; A la faveur d’une catastrophe, Paula et Jonas vont enfin se trouver ..et peindre, s’immerger dans le présent pour faire corps avec leur création. “Les faussaires travaillent à creuser des trous dans la réalité, des passages, des tunnels, des galeries »

Ce que j’ai aimé : les personnages , mystérieux et attachants , leur désir de peindre , leur humilité d’artiste: faire corps avec la matière, transmettre l’émotion. Paula est spéciale avec son oeil de travers : elle quitte l’enfance et naît à la féminité et à la liberté.

Ce qui peut déplaire : la très grande précision des techniques, les digressions sur l’art de la création, l’illusion qui nous ramènent souvent  aux livres et à l’écriture;