Charles Juliet compose une oeuvre originale qui poursuit différents buts : tout d’abord, se connaître lui-même et se découvrir au moyen de l’écriture ; Ensuite reconstruire sa vie en ressuscitant le personnage de sa mère , décédée alors qu’il était âgé de sept ans. Enfin recoller les morceaux de son identité divisée par cette adoption qui lui a permis de vivre entouré d’amour et de surmonter le traumatisme originel de cet abandon forcé.
Consignes de travail et de révisions : lis le cours suivant sur le roman et cherche le sens des mots que tu ne connais pas (certains sont en rouge ou en italique; Note leurs définitions dans ton classeur de français et illustre les par un passage du roman auquel ils semblent particulièrement bien s’appliquer .
Pourquoi écrire ?
«…Écrire pour panser mes blessures. Ne pas rester prisonnier de ce qui a fracturé mon enfance. Écrire pour me parcourir, me découvrir. Me révéler à moi-même.
… Écrire pour déterrer ma voix.
Écrire pour me clarifier, me mettre en ordre, m’unifier. »
Charles Juliet prend la parole pour tous les sans voix, ceux à qui on a ravalé les mots dans la gorge, ou qui n’ont pas su l’exprimer. Il parle de « toutes ces heures qui ont laissé les mains vides et ces jours que l’on n’a pas su perdre ». Son écriture est un viatique pour autrui.
« Écrire c’est exprimer cette part de soi qu’on découvre chez autrui, cette part d’autrui qu’on reconnaît en soi-même. Écrire pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être la chance de le révéler à lui-même. De l’aider à se connaître et à cheminer »
Il va à la rencontre de ses « ténèbres froides », de ses « traversées de la nuit ». Voyage d’Orphée pour retrouver ses ombres chères, et aussi tentative d’exorcisation d’une vie en miettes.
Lambeaux : un chemin de l’existence
Parmi cette perpétuelle introspection, descente dans les grottes de l’intime, Lambeaux occupe une place centrale ; ce petit livre est le plus connu de l’auteur. Juliet a voulu dresser une sorte d’hymne à la mère inconnue et à la mère qui l’a recueilli, la « toute- donnée ».
Dans ce livre fondateur enfin la voix du tout petit garçon qui hurle en lui, qui s’en veut de continuer à vivre, se fait entendre et dresse une écharpe de consolation à ses mères. Dans ce chant d’amour et de parole dénouée, de cet hymne de consolation impossible à rassasier, Juliet dresse un mémorial, un livre-tombeau.
Celui du fils qui réenfante sa mère, la remet au monde.
« Il pourrait se faire que ma mère qui est morte d’étouffement de n’avoir pu parler… trouve à parler à travers moi ».
Charles Juliet a sept ans quand sa véritable mère meurt de faim à trente-huit ans, dans l’asile psychiatrique où elle a été enfermée pour dépression après la naissance d’un quatrième enfant, lui. Huit ans d’enfermement abusif pour ainsi mourir comme les quarante mille malades mentaux morts de la faim.
« Celui qui « survit en toi »
continue de te dicter
nombre de tes mots
de tes actes »
Le récit est bâti en deux parties et trace en fait trois portraits : celui de la mère naturelle, celui de la mère nourricière et celui de l’auteur.
Un bref prologue pose les fondations de cette entreprise : faire ressusciter, récréer la lumière de la mère.
La première partie, la plus longue , fait revivre, ou plutôt vivre, sa mère. Cette mère morte de silence, désespérée qui ne pourra exprimer sa détresse dans ce monde paysan sans pitié qui lui refusera les études. Pris dans l’étau du père et du mari, elle ne peut exister que dans le devoir et la soumission. Cette vie âpre des champs et de dévouement absolu ne sera illuminée que par la lecture de la Bible, et la brève rencontre amoureuse, brève et tragique avec un jeune parisien tuberculeux. Les déchirures se multiplient. Cette descente dans la dépression, cette lente agonie, connaît son apogée avec la naissance de son quatrième enfant, le narrateur. Au lieu de lui insuffler l’amour de la vie, cela l’entraîne dans une tentative de suicide, puis l’enfermement, l’effacement et la mort en juillet 1942, à trente-huit ans. Charles Juliet en gardera un sentiment de culpabilité profond qu’il mettra longtemps à évacuer.
La deuxième partie est le récit « d’apprentissage », de cet enfant placé, à trois mois après l’internement de sa mère, auprès d’une famille d’accueil . Dans cette famille nombreuse de cinq filles, il grandira au rythme des saisons.Une autre mère, pleine d’amour remplace la première absente dès les premiers mois.
Manquant souvent l’école pour garder les vaches au milieu du silence des forêts et des collines, il souffrira de la solitude et il en retirera une sorte de terreur de l’enfance même : « La peur a ravagé ton enfance ». La plus grande peur sera celle de l’abandon.
Enfant de troupe à Aix-en-Provence à douze ans, il découvre la littérature et sa vocation de vouloir vouer sa vie à être un écrivain. Par les études il échappe à la malédiction de la solitude et de l’ennui.
Il découvre aussi le déchirement entre cette vie de caserne et sa vie de paysan. Voulant éprouver s’il était digne de vivre il fait lui aussi une sorte de tentative de suicide en vélo après une visite à son père naturel. Ce sera le tournant dans l’acception du vivre. Il sait qu’il mérite de vivre.
Le reste du livre décrira ses études, sa tentation de devenir médecin militaire et la soumission à la destinée du devoir d’écrire. La difficulté d’écrire, de faire une œuvre entraînera une crise profonde qui durera quinze ans.
Ainsi s’achève ce chemin où l’auteur comprend que sa vie est son œuvre, et son œuvre sa vie.
La boucle se ferme dans les dernières pages quand à l’intérieur même du livre écrit l’écrivain raconte le livre en train de s’écrire. Par cette mise en abyme le miroir de l’écrit reflète enfin la vie. La foi dans l’écriture a trouvé sa création. La thérapie a fonctionné.
Les lambeaux d’écriture
Ce livre est écrit en courts fragments, en lambeaux donc, en refusant toute forme romanesque. Il n’y a volontairement aucun lyrisme apparent. Tout est en suggestions, en ruptures et ellipses. Mots pesés et soupesés, tournés et retournés, pour leur juste densité.
Ce court livre écrit à la deuxième personne désignant indistinctement les trois personnages devient une stèle hiératique à la gloire de la lumière qui finit par percer, un chant sur « la douleur humble et aimante ».
Ce tutoiement et le recours constant au présent, abolissant toute notion de temps, donnent une force prenante à toute cette évocation.
L’écriture de Charles Juliet est frappante à la fois par sa grande nudité, et aussi par cette douceur grave. Une grande pudeur est présente, Juliet emploie d’ailleurs souvent le tutoiement comme pour tenir à distance celui qui écrit, donc lui. Son écriture n’est pas illumination mais longue macération vers le dépouillement. Du silence intérieur à la parole acceptée.
« Être un écrivain, c’est vivre le plus possible dans le silence, et demeurer à l’écoute de ces mots chuchotés qu’il importe de capter et de coucher par écrit. »
La vie enfin acceptée.
Il a réussi à vaincre par l’écriture la pauvreté, l’absence de savoir et de lectures, le silence et la dépression profonde, la tentation incessante du suicide, les doutes et les démons intérieurs.
Ce livre porte toutes les larmes de la mère que Juliet porte en lui :« Pardonne, ô ma mère, à l’enfant qui t’a poussée dans la fosse ».
Cette mère, il la récrée avec une infinie tendresse, il l’imagine prisonnière des hivers et des villages clos, et voulant à chaque printemps s’envoler hors de la glace des gens et des lieux. Il édifie un culte filial pour celle qu’il veut réchauffer d’un peu de chaleur humaine qu’elle n’a pas eue. Il frissonne avec elle dans les levers à l’aube dans le gel, il court avec elle vers la forêt. Il porte sa fatigue, « la fatigue, la fatigue, la fatigue ». Il écrit avec elle sur les murs de l’hôpital psychiatrique :
« Je crève, je crève. Parlez-moi. Parlez-moi. Si vous trouviez les mots dont j’ai besoin vous me délivreriez de ce qui m’étouffe ».
« Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’aura eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t’exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi. Tu songes de temps à autre à Lambeaux .
« Tu as la vague idée qu’en l’écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours su ».
Lambeaux est bien en fait une magnifique lettre d’amour à sa mère Hortense Juliet, et à sa mère d’adoption Mme Félicie Rufieux. C’est aussi une lettre d‘amour à la vie. « Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots.
Ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance.
Ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés.
Ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr.
Ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés. Ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte. Ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge.
Ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter leur fondamentale détresse. »
Projet d’écriture : « Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères, l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée. Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière. Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d’elles est passé en toi. »
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