22. avril 2018 · Commentaires fermés sur La guerre de Troie : tragédie moderne ou drame antique ? · Catégories: Première · Tags:

Ecrite en 1935, la pièce s’inspire d’une guerre tragique , mythique mais a pour fonction essentielle de fair prendre conscience aux spectateurs des enjeux de son époque et de l’imminence d’un nouveau conflit mondial . Comment Giraudoux choisit-il d’ordonner la matière dramatique afin de la présenter au public de son temps ? que conserve-t-il de la tragédie antique et comment renouvelle-t-il la tradition théâtrale ? 

Giraudoux divise sa pièce en deux actes seulement contrairement aux 5 actes de la tragédie classique mais il obéit, en apparence, aux règles de l’unité de lieu et de l’unité de temps: tout s’accomplit dans la même ville, Troie, en moins en vingt-quatre heures. L’auteur a donné une structure fermée à son drame , puisque l’action n’attend aucune suite après la fin de la dernière scène ; il a également choisi une structure circulaire: la première phrase que déclare Andromaque quand le rideau se lève n’aura sa réponse que vers la fin de la pièce, quand la catastrophe est irrémédiable. A la question qu’Andromaque pose à Cassandre lorsque le rideau se lève, c’est Hector qui répond dans la dernière scène :  « La guerre de Troie n’aura pas lieu Cassandre ».. Hector en personne répond :  «  Elle aura lieu, Andromaque. » Mais Giraudoux a su maintenir l’espoir jusqu’au bout:

Le premier acte apparait comme un acte d’exposition, où les scènes s’enchainent selon l’esthétique traditionnelle de la tragédie classique. Comme chez Racine, le rideau se lève sur une crise: Hélène a été enlevée, un envoyé grec vient la réclamer la guerre menace. Toute l’action de la pièce est subordonnée au personnage d’Hector. Elle se déclenche avec l’arrivée du général troyen et sa décision de rendre Hélène aux Grecs. Elle progresse à la scène IV, où Hector obtient de Paris, le principal intéressé, qu’il s’en remette à Priam. Une nouvelle étape est franchie quand Hector, en présence de Priam et des bellicistes hostiles (scène VI), fait accepter à Paris le départ d’Hélène. Enfin, le dernier événement important de l’acte premier : Hector convainc Hélène, l’autre principale intéressée, de retourner avec son mari. Peu de temps, perdu, en somme : les scènes de «pause», où Giraudoux nous met au courant des situations, nous renseignent sur la psychologie des personnages ; les idées qu’ils défendent, ou qu’il défend à travers eux, n’entravent pas la progression d’une action qui se suit facilement. Le dramaturge pourtant prend soin de ménager des pauses dans l’action dramatique : au début de l’acte II; l’action se relâche (scène I, II, III) avant de se développer avec la contre-attaque des bellicistes (scène IV),et la pression brutale d’Hector contre les bellicistes, qui s’achève par la fermeture des portes de la guerre.

Avec la plus grande habileté, Giraudoux crée en nous une attente et nous prépare à vivre avec l’arrivée des Grecs les derniers moments d’une action qui ne va cesser de s’accélérer. À partir de la scène IX,s’élargit  le conflit s’élargit et se déroule désormais entre Grecs et Troyens. Les événements se succèdent : Hector, fidèle à sa politique doit surmonter l’obstacle Oiax (scéne IX), puis, plus difficile encore, l’obstacle Ulysse, puis l’obstacle Demokos, (scéne X). Au moment où nous respirions enfin, un coup de théâtre se produit ; Oiax d’abord, Demokos enfin en mourant, remettent en question la victoire d’Hector, la guerre de Troie aura lieu.

La guerre de Troie n’aura pas lieu», est plus une tragédie philosophique, qu’une tragédie psychologique. Cependant, les personnages sont suffisamment typés et différenciés pour avoir du relief .

On va les classer, suivant une métaphore de Giraudoux, sur deux plateaux d’une balance. L’un d’eux représentera la paix, l’autre la guerre. Les poids vont s’équilibrer, l’aiguille se balancera hésitante á droite et á gauche, mais une force absurde va incliner finalement la balance du côté de la guerre.

Pour la Paix : Hector-Andromaque. Hécube Paris, Oiax_

Pour la guerre : Demokos. .Priam.Les vieillards Troyens.

Instrument du Destin : Hélène

Le couple Andromaque-Hector, dans la piéce de Giraudoux, joue le role d’un seul personnage, le défenseur le plus acharné de la paix, dont l‘opposé est Demokos, un poète qui ne veut que lancer son peuple à la guerre qu’il cherche toujours á provoquer. 

Le couple Andromaque-Hector, va nous montrer plusieurs aspects de leur vie au fur et à mesure que les scènes se déroulent .Ils vont nous faire des confidences sur leur amour, leurs soucis pour l’avenir du fils qui va naitre bientôt, leur relation avec la famille. Ce sont deux êtres humains que Giraudoux a caractérisés et qui sont son porte- parole, tandis que Demokos n’est qu’une caricature comique du fanatisme nationaliste. Le dramaturge souligne également le danger des mots et notamment de la poésie qui , en temps de guerre , est parfois utilisée pour la magnifier et la rendre attirante; Giraudoxu cherche à montrer le vrai visage de la guerre, un visage nu et sans fard. 

Le deuxième plan est occupé par le couple Hécube-Priam, deux personnages entre lesquels s’établit une relation d’opposition puisqu’ils sont les défenseurs de deux causes contraires. Giraudoux se sert aussi d’Hécube pour nous transmettre son opinion sur les faits qui se succèdent. Cette femme va être un personnage bien plus complet que celui de son mari,

Sur le troisième plan se placent des personnages qui n’ont pas une trajectoire définie, et se laissent influencer facilement par les événements. D’une part, Paris, le premier obstacle d’Hector pour réussir la paix, mais une fois surmonté, il collabore inconditionnellement avec son frère. Oiax, va réagir de la même façon face à Hector. D’autre part, les vieillards troyens, dont la faiblesse est manifeste. Tous ces personnages ne sont que des éléments représentatifs d’une ville. Giraudoux les a rassemblés sur la scène, pour donner une vision des différentes attitudes adoptées face à la guerre. 

II ne nous reste qu’un dernier personnage à classer: la ville de Troie, le témoin de cette catastrophe. C est un personnage collectif que Giraudoux a scénifié au moyen de ses habitants: le géomètre, les gabiers de Paris, les servantes, Troïlus, Abnéos, ils n’ont que cette valeur: être les témoins de l’action que nous allons analyser en reprenant la métaphore de Giraudoux. Ils représentent, en quelque sorte,  le personnage collectif du choeur dans les tragédies antiques 

Contrairement à la tragédie classique, Giraudoux ne respecte pas l’unité de ton et les passages poétiques en style soutenu voisinent avec les injures comiques . De plus, il réutilise comme le faisait Racine, la matière historique, ici mythologique , mais sous une forme qui s’apparente à la parodie . Toutefois,comme le faisait également Racine avant lui, trois siècles plus tôt Giraudoux a recours à la matière historique afin de provoquer un effet de distanciation, d’éloignement, des préoccupations contemporaines du public ; Cependant, tous les éléments ramènent le spectateur de 1935 au contexte politique de tensions internationales. C’est le paradoxe de cette distanciation théâtrale.

A la différence de Racine qui a choisi le point de vue des conséquences catastrophiques de la guerre en présentant Andromaque captive du fils d’Achille et qui cherche à raviver le souvenir de son peuple défunt et vaincu, Giraudoux a choisi lui de dévoiler l’avant-guerre, cette période d’incubation du conflit où on le voit grossir , s’éloigner pour finalement éclater sous nos yeux en dépit de tous les efforts d’Hector. 

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur La guerre de Troie aura-t-elle lieu ? · Catégories: Première · Tags:

Le titre choisi par Giraudoux en 1935 peut sembler énigmatique mais la plupart des spectateurs connaissent l’histoire de la guerre de Troie; l’utilisation du mythe permet d’instaurer une sorte d’attente tragique et de mesurer avec précision la progression de la fatalité qui va frapper , ainsi que le suggère la métaphore menaçante du tigre qui rôde. Voyons comment le dramaturge exploite ce thème de la menace imminente de la guerre. Etudions les forces en présence ..dans chaque camp et voyons quels arguments sont opposés ..

Bellicisme et Pacifisme dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu

La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux a paru en novembre 1935, après huit mois de gestation puisque le dramaturge a conçu le projet de sa pièce en avril 1935. Elle est mise en scène pour la première fois au théâtre de l’Athénée par Louis Jouvet le 22 novembre 1935. Le spectacle a été applaudi, et la pièce a été représentée plus de 190 fois en moins d’une année.

La pièce s’nscrit dans une longue tradition qui consiste à créer un spectacle évoquant des faits d’actualité, à partir d’un mythe antique. De fait, en recourant au mythe de l’Ilion, ancien nom de Troie, Giraudoux a pu mettre en relief la problématique de la guerre et de la paix, qui correspond à l’une des grandes questions des années 30.L’analyse du conflit entre les bellicistes et les pacifistes nous permettra de mettre en avant le parti pris de Giraudoux, en comparant les qualités d’un représentant-modèle des pacifistes (Hector) à celles d’un représentant- modèle des bellicistes (Demokos / Oiax )

I- Le mythe de la guerre de Troie

C’est L’Iliade, épopée grecque attribuée à Homère comme L’Odyssée, composée de 15537 vers et divisée en 24 chants, qui relate le mythe de la guerre de Troie. L’enlèvement d’Hélène, l’épouse du roi de Sparte Ménélas, par le prince troyen Pâris est à l’origine du conflit entre les Troyens et les Achéens. Soutenu par Aphrodite qu’il a déclarée plus belle que les deux autres déesses Héra et Athéna, Pâris refuse de rendre Hélène aux Grecs. Pour sauver leur honneur et répondre à l’offense troyenne, les Grecs assiégent la cité d’Hector. Commandés par Agamemnon, les plus vaillants des Achéens sont Achille, Ménélas et Ulysse. Quant aux Troyens, ils ont pour chefs Hector et Anchise. Après 10 ans de siège, les Grecs occupent Troie, grâce à la ruse du cheval, gigantesque construction en bois cachant des guerriers, qui, pénétrant dans la ville, en ouvrent les portes à leurs compagnons d’armes. Ainsi, Ilion est incendiée, ses hommes massacrés et ses femmes réduites à l’esclavage.Inspirée de l’Iliade, La Guerre de Troie n’aura pas lieu entretient cependant un double rapport avec l’épopée homérique. Dans Le Figaro du 21 novembre 1935, Giraudoux note à propos de ses personnages :

Je les prends avant qu’ils soient entrés dans la légende, alors qu’ils sont encore « inemployés », que personne n’a parlé d’eux, même pas Homère

Le titre de la pièce suggère également que l’histoire de La Guerre de Troie n’aura pas lieu est une histoire d’avant-guerre, qui met en scène un conflit d’arguments qui précède le conflit des armes.

II- Le conflit entre les bellicistes et les pacifistes

Le conflit entre les bellicistes et les pacifistes est au centre de la pièce. De fait, on distingue deux clans;Les pacifistes sont regroupés autour des acteurs suivants : Hector, Andromaque, Hécube, la petite Polyxène et Pallas. Les bellicistes sont plus nombreux : Pâris, Priam, les vieillards dont Demokos et le géomètre, les prêtres, Oiax et Aphrodite. A l’exception d’Hector, les partisans de la paix sont des personnages féminins. Par contre, les partisans de la guerre sont essentiellement des personnages masculins.

Si nous écartons les personnages féminins, on peut remarquer que le pouvoir militaire, qui est représenté par Hector, défend la paix, alors que le pouvoir moral, qui est représenté par les vieillards, fait l’apologie de la guerre. Hector parle au nom de toute l’armée dont il est le chef, et affirme que les soldats qu’il a ramenés haïssent la guerre, et que tous ceux des Troyens qui ont fait et peuvent faire la guerre n’en veulent plus. En revanche, Priam parle au nom de tous les vieillards, qui, éloignés du combat, doivent servir « du moins à le rendre sans merci ».

Bien qu’il représente le pouvoir militaire, Hector s’oppose à la guerre, et réclame que « la seule tâche digne d’une vraie armée [est] de faire le siège paisible de sa patrie ouverte ». Dans la scène III de l’acte I, qui correspond à une scène de retrouvailles, les paroles d’amour et de tendresse font défaut, car Andromaque et Hector sont désemparés par l’arrivée menaçante des flottilles grecques. Evoquant l’évolution de son attitude à l’égard de la guerre, Hector affirme d’abord que le combat a longtemps signifié pour lui « la bonté », « la générosité », « le mépris des bassesses », « l’ardeur », « le goût à vivre », « la noblesse » et parfois « la sensation de devenir Dieu ». Cette image glorieuse a perdu progressivement à ses yeux tout son éclat, parce que son expérience lui a appris que son adversaire n’est pas forcément son contraire, qu’il est plutôt son « miroir », et que la mort qu’il lui donne est une sorte de « petit suicide ».

La troisième forme d’opposition entre les pacifistes et les bellicistes concerne leurs attitudes respectives à l’endroit d’Hélène. Les partisans de la paix considèrent Hélène comme une femme ordinaire. Dans la scène VI de l’acte I, Priam et Demokos sont déçus par l’indifférence d’Hector : Je vois une jeune femme qui rajuste sa sandale (…). Je vois deux fesses charmantes.Par contre, les partisans de la guerre sacralisent Hélène. Selon le géomètre, Hélène est la seule mesure de l’espace et de l’univers :C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers. Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène, la coudée d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents”.Pour Priam, Hélène est le symbole de l’« absolution », car elle inspire à tous les pécheurs, à ceux qui ont volé et à ceux qui trafiquaient des femmes, qu’ils peuvent se soustraire à leur péché et gagner le pardon. Quant à Demokos, il la considère comme une source d’inspiration. Hélène symboliserait alors les muses et remplacerait le Parnasse du poète

Les opinions des bellicistes et des pacifistes à propos de la paix et de la guerre sont absolument contradictoires. Les bellicistes mettent en relief une image négative de la paix. Priam pense que la paix représente une forme de dépravation, et une source de culpabilité, parce qu’elle fait des hommes des êtres « veules, inoccupés et fuyants », et qu’elle décourage les guerriers, qui doivent au contraire témoigner de leur vigueur en combattant et de zèle dans la défense de leur patrie. Dans la scène V de l’acte II, il dénonce la paix comme un poison susceptible de mettre Troie en danger :Hector, songe que jeter aujourd’hui le mot « paix » dans la ville est aussi coupable que d’y jeter un poison.

En revanche, les pacifistes célèbrent une image positive de la paix. Pour Andromaque, la paix est la plus noble des valeurs, car elle exprime l’entente entre les hommes. Contestant l’argument avancé par Priam, selon lequel la paix fait des hommes des êtres lâches et sans mérite, elle chante les exploits de la chasse :” Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l’autre cible, que le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse.” Hector considère la paix comme une nécessité, pour que l’armée victorieuse qu’il guide, et qui revient épuisée de son combat contre les Barbares, puisse savourer la chance de se reposer.

Par ailleurs, les bellicistes représentent une image euphorique de la guerre. Symbolisant le chemin obligé de l’immortalité, elle transforme les hommes en véritables héros, et correspond à la forme suprême du patriotisme, comme le dit Demokos : La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.Refusant l’image traditionnelle de la guerre, dont il pense qu’elle « doit être lasse qu’on l’affuble de cheveux de Méduse et de lèvres de Gorgone »,1 Demokos propose de la comparer à Hélène, pour la réhabiliter et lui restituer sa propre beauté.Contrairement à Demokos qui chante le visage radieux de la guerre, Hécube en dénonce la laideur :Quand la guenon est montée à l’arbre et nous montre un fondement rouge, tout squameux et glacé, ceint d’une perruque immonde, c’est exactement la guerre que l’on voit, c’est son visage.”

Dans son discours aux morts, qui correspond à une parodie d’un véritable monument aux morts, Hector n’hésite pas à offenser les guerriers tués dans le combat de Troie contre les Barbares :”La guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains et (…) je n’admets pas plus la mort comme châtiment ou comme expiation au lâche que comme récompense aux héros.”

Ce qu’il faut retenir, au-delà de l’opposition entre les bellicistes et les pacifistes, c’est l’attitude originale d’Andromaque. De fait, à partir de la scène VIII de l’acte II, bien qu’elle continue à adorer la paix, Andromaque semble s’éloigner de plus en plus des pacifistes, et se rallier à un autre clan non moins important. Représenté par Cassandre et Ulysse, ce troisième clan considère la guerre comme une fatalité inéluctable.

L’évolution de l’attitude d’Andromaque pose la problématique de la fatalité. Définissant la guerre comme un « fatum », Cassandre et Ulysse postulent la suprématie du « destin ». Dans la scène I de l’acte I, Cassandre affirme que le destin, qu’elle définit comme « la forme accélérée du temps », et qu’elle représente métaphoriquement grâce à l’image du « tigre », veut que la guerre entre Troyens et Achéens ait lieu. De même, dans la scène des négociations entre Hector et Ulysse, ce dernier remarque que les Troyens ont outragé le destin, que « l’insulte au destin ne comporte pas la restitution »,et que l’univers, autre appellation du destin, sait bien que Troyens et Grecs vont se battre. Pour ne pas décevoir Hector qui s’accroche à la paix, Ulysse consent pourtant à « aller contre le sort », et à ruser contre lui, en acceptant la remise d’Hélène.

III- L’attitude du dramaturge

Dans le conflit qui oppose les partisans de la paix aux partisans de la guerre, Giraudoux semble plus favorable aux pacifistes. Outre la dichotomie, « jeunesse / vieillesse », Giraudoux présente une image ridicule des vieux belliqueux. Dans la scène V de l’acte I, il met en avant le comportement honteux des vieillards, qui, malgré leurs « poumons besogneux », ne cessent de descendre et de remonter par « des escaliers impossibles », pour voir et acclamer Hélène. Les vieillards, qui doivent être le symbole de la retenue et de la circonspection, sont ici tournés en dérision par le dramaturge, à cause de leur conduite indécente. Giraudoux brosse aussi une image foncièrement négative de Demokos et d’Oiax, qui sont les représentants du bellicisme par excellence. Oiax est tout à fait le contraire de son modèle primitif, le noble Ajax, qui dans l’Iliade est le plus vaillant après Achille. « [Le] plus brutal et le plus mauvais coucheur des Grecs »,32 Oiax n’est qu’un semeur de « scandale et de provocation », comme le suggère sa bruyante entrée en scène. En effet, « Oiax entre en criant », et à la question d’Hector qui lui demande ce qu’il voudrait, il répond : « la guerre ».De même, la scène finale le montre en train de faire la cour à Andromaque, qu’il veut « embrasser; Le poète Demokos est aussi représenté comme un agitateur en parallèle avec son ennemi Oiax. Ainsi, au moment où Hector semble triompher de ses adversaires et assurer la paix, Demokos entre en criant et en ameutant la foule des Troyens. N’hésitant pas à mentir, en prétendant être blessé mortellement par Oiax, il est à l’origine de la guerre de Troie.

Le regard des autres personnages insiste davantage sur les travers de Demokos, comme le suggère cette réplique de Pâris : Tu es lâche, ton haleine est fétide, et tu n’as aucun talent. Pâris qualifie également Demokos de « vieux parasite » et de « poète aux pieds sales ». Plus agressive, Hécube déshumanise Demokos, en le rapprochant d’un vautour et d’un serin, et en le considérant comme l’incarnation de « la bêtise, la prétention, la laideur et la puanteur ».

En revanche, le défenseur de la paix, Hector, semble réunir toutes les qualités et tous les mérites du héros. Guerrier valeureux, vainqueur du combat contre les Barbares, Hector est avant tout un fin tacticien. S’il réclame la paix, c’est, entre autres, parce que son armée a besoin de repos :Père, mes camarades et moi rentrons harassés. Nous avons pacifié notre continent pour toujours. Nous entendons désormais vivre heureux…Faisant preuve d’une extraordinaire endurance, il supporte les attaques insolentes d’Oiax, défie la volonté de toute la cour de Priam, et parvient à convaincre Ulysse et à s’assurer sa complicité. Aussi franc qu’Ulysse, il refuse la complaisance, démasque les bellicistes, qui veulent faire la guerre pour une femme, en prétendant se battre pour le symbole de la beauté, et dénonce la cérémonie vouée aux morts comme une infâme supercherie : Un discours aux morts de la guerre, c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement.

Malgré toutes ses qualités, Hector est le héros d’une seule faute, qui suffit pourtant à rendre la guerre inévitable. En tuant Demokos, il a offert à ce poète l’occasion de prétendre être blessé par Oiax, dont l’assassinat provoque la guerre.

La double image négative du poète troyen Demokos, et du chef grec Oiax, et l’image positive d’Hector dénotent que Giraudoux prend parti contre les bellicistes. 

IV- La dimension historique

Les multiples anachronismes qui jalonnent La Guerre de Troie n’aura pas lieu permettent de déplacer l’action de l’antique Troie du XIIe siècle avant Jésus-Christ à l’Europe de l’entre-deux guerres. Dans la scène VI de l’acte I, Pâris compare le rapport oppositionnel entre les pacifistes et les bellicistes à un conflit bourgeois : Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie.L’emploi anachronique du terme « bourgeoisie » suggère combien la pièce est liée à l’actualité des années 30. Les références aux années 1914-1918 sont multiples. La réplique d’Andromaque, « (…) il m’a juré que cette guerre était la dernière »,renvoie à l’attitude des Européens qui ont longtemps espéré que la première guerre mondiale serait « la dernière des dernières ». En affirmant que son fils ne serait pas lâche, mais qu’elle lui aurait coupé l’index de la main droite, Andromaque évoque aussi une pratique répandue chez les poilus qui recourent volontiers à des mutilations pour se faire réformer. Les propos de Demokos, « Tu veux dire les médailles, les fausses nouvelles», font allusion, à certains communiqués de la guerre de 1914-1918, et particulièrement à l’empoisonnement des esprits par la propagande pendant la bataille de la Marne. Demokos fait également allusion aux associations d’anciens combattants qui sont fondées après la guerre de 1914-1918, lorsqu’il s’indigne qu’il soit « impossible de discuter d’honneur avec [les] anciens combattants ».De même, les références à l’actualité de 1935 sont nombreuses. Le discours de Demokos, « Et c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais celui des intellectuels », évoque l’engagement des intellectuels français dans les années 30.

Dans la scène XIII de l’acte II, l’attitude d’Ulysse qui explique à Hector la vanité des négociations peut être interprétée comme une allusion aux conférences de Locarno en 1925 et de Stressa en 1935, qui ont eu lieu à Genève, le siège de la Société des Nations. La réplique d’Ulysse, « Le chemin qui va de cette place à mon navire (…) est long comme le parcours officiel des rois en visite quand l’attentat menace », renvoie probablement à l’attentat de 1934 dont sont victimes Louis Barthou et le roi Alexandre de Yougoslavie.Enfin, le discours aux morts prononcé par Hector est la caricature des discours que Raymond Poincaré adresse chaque dimanche aux morts.

Comique, fantaisiste même, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, n’en est pas moins une pièce sérieuse. De fait, Giraudoux s’est servi du mythe de l’Ilion pour exprimer les problèmes politiques des années 30.

Conclusion

La Guerre de Troie n’aura pas lieu est fondée sur une série d’oppositions, comme le suggère le conflit entre les pacifistes et les bellicistes, les hommes et les femmes, le pouvoir militaire et le pouvoir moral. La dualité entre la veine comique et le sort tragique des personnages, et les images contradictoires de la guerre et de la paix, participent également de cette poétique du contraste, qui vaut à la pièce non seulement son succès éclatant et immédiat en 1935, mais le fait qu’elle intéresse encore les spectateurs aujourd’hui.

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur La Guerre de Troie n’aura pas lieu : synthèse finale · Catégories: Première · Tags:

Que faut-il retenir de cette pièce de Giraudoux qui revisite la matière antique sous la  forme d’un débat autour de la guerre ?  peut-on vraiment l’éviter ? de quel type de théâtre s’agit-il ? quel est le sujet exact ? l pièce a-t-elle eu du succès ?  autant de questions qu’on peut vous poser à l’oral ..alors révisez bien et complètes si besoin vos notes .

Principales adaptations et mises en scène

Première représentation en 1935 au théâtre de l’Athénée: succès incontestable,. Louis Jouvet et sa troupe de comédiens en sont les interprètes.

En 1962, Jean Vilar monte la pièce au TNP. Les costumes sont « antiques »

Niocolas Brancion en 2006 et Francis Huster en 2013 modernisent la pièce et renoncent oar exemple aux costumes antiques mais optent pour des tenues chics te une robe éclatante pour la beauté d’hélène.

Le renouvellement du théâtre

Tragédie ou comédie de boulevard ? A la lecture de la pièce, le spectateur peut être surpris par les différences de ton, d’un passage à l’autre et par les évolutions des personnages.

LLe sujet; il s’agit de l’arrivée à Troie d’une ambassade grecque venue réclamer Hélène, enlevée par le prince troyen Pâris. L’auteur mélange des éléments comiques qu’il ajoute au mythe homérique et conserve certains aspects tragiques comme par exemple, le caractère inéluctable du conflit.

La signification de la pièce

Dans les années 30/40, le théâtre se renouvelle notamment grâce à l’emploi des mythes antiques qui sont utilisés pour faire référence à des préoccupations actuelles comme , la montée des périls, l’émergence des dictatures en Europe et la menace d’une nouvelle guerre.

La pièce peut suggérer soit la toute puissance de la fatalité qui écrase les actions des hommes de bonne volonté, soit la force d’un humanisme actif qui peut faire changer les choses et peut-être, permettre d’éviter le pire. Homme de la paix, partagé entre la France et l’Allemagne dont il admire la culture, (il a été étudiant à Munich) Giraudoux pourtant n’a pas su prendre la mesure de l’affrontement qui se préparait alors et a accepté de faire partie du gouvernement de Vichy,en tant que délégué du ministre de l’Information.

Les raisons du succès de la pièce : la reprise du mythe avec de nombreux anachronismes qu else spectateurs comprennent , les dialogues vifs et le mélange d’humour à partir de sujets préoccupants.

La tragédie de l’histoire

Dans L’Allemagne vaincue, la violence est en germe. La parti nazi se développe sur fond de crise économique. La France est alors divisée entre nationalistes et pacifistes. En octobre 33, l’Allemagne quitte la SDN et une première tentative d’annexion de l’Autriche échoue en 1934.En janvier 35, Hitler alors chancelier rattache, de force la Sarre à l’Allemagne. On sent monter l’ombre d’un nouveau conflit et de nombreux intellectuels se mobilisent en créant le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes et la ligue des droits de l’homme. De nombreux anciens combattants de 14/18 ont peur de voir ressurgir les horreurs qu’ils ont vécues. Hector, lui-même , dans la pièce, est un soldat qui rentre de la guerre.

Les règles : un jeu

Giraudoux respecte l’unité de temps et de lieu. L’action se déroule en une journée, bien remplie ; Hector, de retour d’ une guerre, va devoir empêcher la nouvelle de se déclarer. Toute l’intrigue fonctionne sur une série d’oppositions binaires : portes ouvertes ou fermées, jour de bonheur ou jour de malheur, naissance ou mort d’un enfant. Il n’y a jamais dans la pièce de troisième choix, de dépassement possible des contradictions.

Le poids des choses

Hector est le personnage qui représente le Destin (d’ ailleurs son arrivée se confond au début de la pièce avec celle du Destin ) mais il s’en sépare dans la mesure où le Destin finit par l’emporter. Il garde l’initiative pendant une bonne partie de la pièce mais le rapport de forces s’inverse quand il se retrouve face à son père, aidé par Démokos. Il doit, à chaque fois s’adresser à un nouvel adversaire pour obtenir ce qu’il souhaite: maintenir la paix mais ce combat, lui aussi, semble perdu d’avance.

Hélène est celle qui dit toujours oui: elle est en accord avec l’ordre des choses.

Tout au long de la pièce, l’échéance se rapproche mais le spectateur a toujours l’impression que le plus important a lieu hors scène: ce sont les événements extérieurs qui viennent influencer le cours des choses. Toute la pièce est construite sur un retardement, un système qui tend à maintenir un équilibre à peu près constant, entre le oui et le non, si bien qu’à la fin de la pièce, la question reste posée. Équilibre théorique, car le héros, homme de bonne volonté, a lui-même assez vite , le sentiment d’être insidieusement débordé par l’enchaînement des circonstances. Il garde le souci de combattre mais il est vite conduit à s’interroger sur l’efficacité de son combat. C’est toute l’idéologie des années 30 qui est en cause: en bref, le héros est-il encore sujet de l’histoire?

Giraudoux a dit pour expliquer son passage du roman au théâtre et le choix de son sujet , en 1930, à son retour d’Allemagne:

« la question franco-allemande est la seule question grave de l’univers(..) cet espace incompressible qu’il y a eu cinq ans entre nos tranchées, il est dramatique, au sens technique du mot.;Que les deux peuples où les bienfaits de la paix ont été poussés à leur perfection la plus raffinée et qu’aucune rivalité commerciale ne divise, soient désignés pour lutter en champ clos et trancher par leur duel, les différends des autres, c’est là un sujet qu’il convient de méditer un peu plus en commun, dans ces assemblées générales que sont les théâtres. »

« Ce qui me dégoûte dans la guerre, c’est son imbécillité.” Jean Giono, 1934

« L’honneur est la passion qui fait mourir » Alain, Mars ou la guerre jugée, 1921.

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur L’homme dans la guerre · Catégories: Première · Tags:

L’homme organisé en société  a toujours fait la guerre et il continue aujourd’hui encore à en parler : sujet central, thème ,  ou parfois  simple toile du fond d’un nombre incalculable de récits, romans, poèmes, pièces de théâtre, la guerre  ne cesse de  faire couler beaucoup de sang et d’encre . Chants de guerre, épopées, souvenirs romancés , témoignages , poèmes de combats, célébrations de victoires ou amertume de la défaite  : la guerre peut être évoquée de multiples façons.  La Peinture de batailles a été longtemps un genre noble. Nous vous proposons un petit tour d’horizon de quelques guerres survenues entre le siècle des Lumières et celle qui devait être la “der des der ” et qui ne fut que la première des Deux grandes guerres mondiales qui ensanglantèrent le siècle passé .

 

Dans nos extraits de romans, nous nous intéresserons essentiellement  aux effets que la guerre produit sur le personnage lorsqu’il se trouve sous le feu, au coeur de la mêlée. Beaucoup de romanciers , en effet, montrent l’homme au coeur de la tempête de feu et dans nos extraits, le regard porté sur la guerre , est le plus souvent, un regard critique . Le roman, peu à peu et en commençant par le conte philosophique inventé épar Voltaire en 1759,  devient l’objet d’une désacralisation de la guerre .Voltaire, dans le troisième chapitre de Candide consacre une réflexion à la guerre en imaginant son héros,  un jeune et naïf apprenti philosophe, témoin d’un horrible massacre entre deux peuples voisins : les avares et les bulgares.  L’ oxymore en  traduit toute l’ambiguïté : la guerre est soudain présentée comme une  “boucherie héroïque ” sans panache et sans véritable héros. 

Les multiples évolutions technologiques de la guerre modifient sensiblement le rapport du guerrier au combat ; en effet, les chevaliers  démontraient leur bravoure dans l’affrontement individuel et méprisaient les armes de jet qui permettaient de tuer à distance sans qu’on puisse voir son ennemi . Courageux ou couard, le soldat  au vingtième siècle reçoit les mêmes obus et les mêmes bombes sur le champ de bataille. Dans l’enfer du front et des tranchées, le soldat moderne ressent sa nudité face aux machines;

Au coeur des grands affrontements, quand les lignes de front se comptent sur des centaines de kilomètres, la valeur individuelle des combattants s’estompe au profit de l’effort collectif et la vision même du combattant s’en trouve modifiée. Les exploits individuels des héros d’autrefois s’incarnent désormais au cours de certaines missions périlleuses, dans les troupes d’élite, les commandos ou les aviateurs. La littérature a longtemps négligé les hommes de troupe pour ne retenir que les exploits des chefs de guerre mais au cours du vingtième siècle, le simple soldat va peu à peu conquérir ses galons et paraître au premier plan des romans: c’est la victoire des humbles, des jeunes officiers parfois qui vivent avec leurs hommes et de tous ceux qui sont sous le feu .Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle environ, disons jusqu’à la défaite de Waterloo, les romans montraient  surtout la bravoure et les hauts faits des combattants et mourir au champ d’honneur pouvait apparaître comme la plus belle des morts. Au siècle précédent ,quelques voix déjà comme celle de Voltaire, par exemple, s’étaient élevées pour dénoncer les horreurs des guerres de succession mais il faudra attendre l’époque moderne pour enregistrer le déclin du personnage du glorieux guerrier. Les soldats qui reviennent vaincus ou vainqueurs ont connu le froid, la faim, la peur et garderont des séquelles de leurs années de guerre. Les cadavres sont souvent montrés avec force détails: odeur, aspect, position, pour nous inspirer l’horreur. Les cris des blessés, des mourants, le travail des médecins se retrouvent constamment dans les romans actuels. Quant aux sentiments les plus mentionnés, citons la fraternité  et son contraire la haine, la peur et la compassion. La guerre demeure une aventure humaine fascinante : expérience dangereuse, elle est un pari avec la mort et continue à en fasciner certains parce qu’elle nous fait toucher aux limites de notre condition humaine. 

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur Le gazé de Cris : un personnage pathétique et anonyme · Catégories: Première

La deuxième voix que nous entendons dans le récit de Laurent Gaudé, c’est celle du gazé, un soldat anonyme dont nous allons assister à l’agonie. Il vient d’être victime d’une attaque au gaz moutarde et connaît la gravité de son état; Gravement blessé et incapable de se déplacer, il se glisse dans un trou d’obus et attend qu’on vienne le chercher ou de pouvoir bouger

Le gaz moutarde doit son nom à l’odeur qu’il dégage et qui selon les témoignages sent assez fortement la moutarde.Cette arme chimique a été utilisée durant les offensives de l’armée française pour  percer les lignes  allemandes. Dès 1915, son usage se généralisera  en Champagne notamment ou  en Flandres  et dans la Somme.Les généraux français  cherchent en vain à renouer avec la guerre de mouvement et à faire sortir les  Allemands, de leurs tranchées fortifiées au prix de lourdes pertes. En effet, le 22 avril 1915, près d’Ypres, les alliés lâchent dans l’atmosphère 150 tonnes de chlore mais le nuage toxique , poussé par le vent,  dérive vers leurs  propres lignes. Les corps de centaines de soldats asphyxiés se mêlent aux milliers d’agonisants. On dénombre plus de cinq mille gazés.

Les effets du gaz se font rapidement sentir sur les yeux,  la peau et les poumons; il pénètre à travers les vêtements et à travers le caoutchouc des bottes et masques. Sous sa forme pure , le gaz se présente comme  un liquide  visqueux incolore et sans odeur qui provoque, après quelques minutes, des cloques et une sensation d’étouffement. 

Ce sont ces symptômes que l’écrivain attribue au personnage dans le roman . “je ne sens plus grand chose si ce n’est que ça coule”  “je ne sens presque plus rien dans la jambe” p 26. Il pense avoir la force de rejoindre son camp et pour lui, dit -il “le vrai combat commence maintenant.” Il sait qu’il est  seul désormais, qu’il n’aura aucun renfort et qu’il n’obéit plus à aucun ordre; (p 27) Lorsqu’il reprend la parole à la page 46, il constate qu’il s’est endormi et que durant son sommeil la nuit est tombée..à moins qu’il ne devienne aveugle; Il ne sent plus du tout sa jambe et reprend des forces en savourant le silence : “ma vraie bataille à moi est pour bientôt ” ajoute-t-il .(p 47) Pour sa troisième intervention, le gazé tente de se hisser à la force des bras , hors du trou d’obus (p 69) mais il réalise alors qu’il est désormais derrière les lignes allemandes ; il ne peut donc plus rejoindre son camp; Pour ne pas sombrer tout à fait, il pense à la mer et compare la ligne de front à la marée; il doit attendre que la marée remonte (p 70) Pour sa quatrième apparition, le gazé va se retrouver face à face avec l’homme-cochon qui le fouille et lui prend son masque : “il avait une grande barbe et des cheveux longs avec le regard d’un dément , une face de naufragé et il est nu”  A son départ, le gazé ferme les yeux et se sent de plus en plus faible (93) Il reprend une dernière fois la parole p 148 et écoute la rumeur des combats qui ont repris; il sait qu’il va mourir et n’a plus aucune force désormais  “je suis un homme oublié dans un trou d’obus et je vais mourir. Pour eux tous là-bas, je suis déjà mort. Porté disparu. Mon trou est plein de gaz. Des nappes lourdes de poison dorment au fond  des tranchées. J’ai le poumons moutarde et je ne tarderai pas à crever. Mais je veux respirer encore un peu le ciel marin.” (149) Il meurt à la page suivante : “Qui se souvient de moi” (150) La mort est inodore comme le gaz et il ferme les yeux : “je vois que je ne mourrai pas seul.;je vois le gaz qui rame dans les campagnes? Je vois le grand siècle du progrès qui pète des nuages  moutarde, éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. Je meurs maintenant et cela m fait sourire car il m’est donné de voir dans ces dernières hallucinations convulsées, les millions de souffrances auxquelles j’échappe. ” 

Ce personnage qui n’intervient que 5 fois au cours du roman, symbolise la souffrance de tous les soldats qui sont morts seuls, sur le champ de bataille, gazés ou simplement blessés, loin des leurs; ils ont du affronter la souffrance et la solitude . C’est sa voix qu’entendra en premier Jules et c’est à sa mémoire qu’il construira la première stèle de terre, pour dire sa mort. Ses visions prophétiques lui donner une dimension universelle : il représente la souffrance de l’homme à la guerre. 

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur Personnages au coeur de la tempête : Jules le marcheur silencieux de Cris . · Catégories: Première · Tags:

 En écrivant Cris, le romancier Laurent Gaudé s’empare et s’inspire d’une expérience terrible : celle de la  guerre 14/18 dont les horribles batailles sont encore bien présentes dans notre mémoire collective. Pour raconter cette guerre, le romancier a choisi de donner la parole à plusieurs soldats qui représentent tous une manière de faire et de vivre cette expérience ultime. Chacun y affronte la mort et se comporte de manière parfois inattendue, souvent déconcertante. Chaque personnage du roman représente donc une attitude de l’homme face à la guerre ; le romancier tente ainsi de recomposer, à partir des réactions des différents personnages ,  une expérience de ce que les hommes ont pu ressentir au cours des assauts et des combats . Jules est en quelque sorte le soldat déserteur , celui qui quitte les horreurs du front pour ne pas mourir. 

Jules est le premier à prendre la parole et sa voix unifie celle des autres : il est également celui qui va propager le souvenir des disparus en désertant physiquement ; Jules est celui qui marche d’abord sans parler, de retour du front; il est comparé à “une ombre ” sourde qui glisse ver l’arrière où l’attend une permission . Jules est défini comme un rescapé et il refuse le titre de sauveur; Il a tué le jeune allemand lorsqu’il l’a vu assis sur “un uniforme qui portait les mêmes couleurs que le mien” . Jules se croit arrivé au bout de lui-même (p 24) et il est partagé entre le désir de sauver ce qui reste de sa vie et la volonté de continuer à veiller sur ceux qui restent  “rester avec eux. continuer à veiller les uns sur les autres.” ( p 24) On retrouve Jules toujours en marche page 47 : “je marche” ; il est désormais à l’arrière : “je suis le vieillard de la guerre qui n’entend plus rien et marche tête baissée” ; cette phrase sera répétée à plusieurs reprise comme si elle résumait le personnage de Jules qui échappe ainsi à ceux qu’il décrit comme des condamnés. (chapitre II )  Jules est désormais dans le train et toujours sourd : il a envie de pleurer et ne veut surtout pas s’endormir car le sommeil  fera remonter ses souvenirs (p 54) Dès qu’il s’endormira, ses cauchemars le ramèneront dans les tranchées où il revivra la guerre ; il se sent protégé dans le train et se mure dans le silence ; il marche dans le silence épais de sa surdité et se remémore sa dernière permission, les sensations d’avoir un corps qui se réveille à la vie avec le désir des femmes. Jules se pose des questions sur les transformations que la guerre fait subir aux hommes : “un homme qui a appris à tuer , un homme qui a tenu un fusil, qui a dû se plier aux règles de la peur et de la survie sauvage comme tu l’as fait, sait-il encore s’occuper d’une femme ? ” (p 57) Il est désormais vieux de milliers d’années. Il craint d’être allée trop loin te de ne pas pouvoir revenir parmi les hommes : “tu es une bête fauve qui veut manger par la bouche, manger par le sexe et boire toute la nuit. ” (p 58)  A u moment où, au front Barboni devenu fou commence à réciter le De  profundis, le romancier nous ramène alors brutalement à Jules , toujours dans le train vers Paris (p 79) Il repense à Marguerite et à leur rencontre dans ce bar, aux rires de cette femme rayonnante de crasse dans les bras de laquelle Jules a oublié ses fureurs et a apaisé sa soif. Il a , grâce à cette femme, “retrouvé la douceur d’être un homme.” (p 83)  C’est une sorte de prière que Jules adresse en fait à Margot et il la bénit entre toutes les femmes parce qu’elle est la face joufflue de la vie. Nous retrouvons la voix de Jules au début du chapitre III: il réalise que ce voyage le fait souffrir car ce permissions représentent  “l’espoir de quitter la guerre et de vivre” (p 88) alors Jules décide d’emprunter d’autres chemins et il saute du train en marche pour pouvoir enfin se reposer de cette immense fatigue qui le voûte. Jules se réceptionne au moment où sur le champ de bataille, l’homme cochon tue Boris. Jules a alors l’impression d’entendre des éclats de voix (p 103) Il semble avoir dormi dans la terre et considère sa désertion comme une évasion mais il est poursuivi par une rumeur et par des voix “comme si j’entendais crier des hommes ” p 105. Au début du chapitre Iv, nous retrouvons Jules en proie à ses voix qui sifflent dans son dos : des appels, des pleurs et il comprend enfin ce qu’elles disent ( p 110) et qu’il ne leur échappera pas car les voix sont en lui : “ sur le front gisent des milliers de soldats  épuisés; ils vont mourir et pleurent tout seuls. ils glissent à la terre leurs dernier mots..je les entends ” p 110. ” Ce sont les voix fatiguées de mes frères; Ceux que j’ai laissés derrière moi. Les voix embourbées de ceux qui n’ont pas pu se relever. Ils s’adressent à moi. Ils veulent parler par ma bouche. Ils veulent que je leur prête voix. (p 110 )  Ce chant hante Jules et il comprend qu’il va les emmener où il va.

Au moment où les hommes de la relève : Ripoll, Messard, Castillac, Barboni, Dermoncourt , font entendre leurs derniers souffles durant l’assaut, Jules arrive dans un village et commence un discours sur la place du village, noire de monde : il raconte la guerre et la mort mais personne ne veut le laisser continuer; on lui jette des pierres, on le prend pour un fou et on le traite de déserteur; Alors Jules s’enfuit sous les huées des villageois. Il a l’impression d’avoir échoué (137) . Le dernier chapitre s’ouvre à nouveau sur Jules qui décide de confier à la terre sa prière ; Cependant les voix continuent  de le traquer et à hurler dans sa tête (p 142); Il doit apprendre à “imposer le chant” , se montrer plus fort que la pluie de pierres. “je me mets à l’écoute des voix des tranchées” p 142: C’est une étrange voix qui s’impose à lui : celle du gazé qui dans le roman prononcera ses dernière paroles p 150; cette voix annonce qu’elle ne tiendra pus longtemps et demande qui se souviendra d’elle.. La dernière intervention de Jules a lieu p 156: c’est sa voix qui va clore le roman ; Désormais il court et va construire des traces pour les voix: il va ériger des statues de terre ,de cette boue  tant redoutée des soldats , stèles qui matérialisent les dernières paroles des morts ; il sculpte de grands corps de boue ; des stèles commémoratives où les hommes crient à jamais et décide d’en créer une à l’entrée de chaque village (p 158) Des statues immobiles , une colonne d’ombres , une armée, Jules est devenu les mains de la terre et sa voix s’est tue ; ” je donne vie, un à un , à un peuple pétrifié. J’offre au regards ces visages de cratère et ces hommes tailladés. ..Et mes frères de tranchées savent qu’il est  ici des statues qui fixent le monde de toute leur douleur. Bouche bée.”

Le personnage de Jules est celui qui , en devenant créateur, va relayer et faire revivre les voix des disparus. Il est l’image de l’artiste qui, par son oeuvre, redonne naissance et fixe le souvenir; silencieux durant tout le roman, il comprend lorsqu’il prend la parole publiquement, que les hommes ne sont pas prêts à entendre ce qu’il leur dit, le témoignage de la vérité et qu’il lui faut alors trouver un autre moyen pour devenir le réceptacle de toutes ces voix qu’il contient et qu’il unifie. Ce mode détourné de faire entendre et de faire saisir la matérialité et la vérité de ce qui fut, c’est l’art. Jules est celui qui est sorti de la guerre vivant et l’a fuie pour pouvoir témoigner de ce qu’ont vécu ses frères d’armes morts. 

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur Marius, Barboni et l’homme -cochon : des hommes que la guerre a rendu fous · Catégories: Première · Tags:

Dans Cris, Gaudé montre à quel point l’expérience de la guerre peut transformer les hommes et il a choisi , à travers trois destins de personnages, de montrer la déshumanisation qui les guette et la tentation de la folie. Chacun de ces trois soldats, à sa manière, déserte le monde des hommes. Chacun représente une forme de folie pour échapper à l’horreur de la guerre. 

Marius est la troisième voix qui se fait entendre dans le roman, après celle de Jules et du gazé : il interviendra , au total 6 fois dans le premier chapitre ; absent du second chapitre car ce n’est pas son unité qui monte à l’assaut, on le retrouve dans la troisième partie du roman, juste après la voix de Jules qui est toujours placée en ouverture: il intervient à nouveau six fois et se lance avec Boris à la poursuite de l’homme-cochon; absent à nouveau du chapitre quatre qui montre l’anéantissement des hommes de la relève , on retrouve sa voix dans le chapitre final où il se transforme en Vulcain qui court dans le déluge crépitant et brusquement se croit mort, soufflé par un obus; mais sa voix retentit à nouveau et il s’empare d’un débris de tête humaine pour le brandir comme un trophée (150) ; il espère avoir tué l’homme cochon qu’il poursuivait inlassablement depuis la mort de Boris.De retour dans ses propres lignes, Marius est devenu un autre homme : “il fait nuit dans mon âme “dit-il (p 151) Le médecin aperçoit lors Marius: “visage noirci de terre. Yeux hirsutes de condamné à mort. l’uniforme déchiré, le corps tout entier secoué de tics nerveux.” ( p 152). 

En brandissant sa tête de Gorgone sanglante, un sourire de joie éclaire le  visage de Marius et le médecin comprend alors qu’il est allé trop loin et  “qu’il s’est perdu  trop longtemps dans des terres impossibles”. Lorsque le cri de l’homme cochon retentit à nouveau, Marius comprend que la guerre est plus forte que lui et son langage , à l’image de sa pensée, se disloque peu à peu pour devenir incompréhensible :  il sombre alors dans un mutisme éternel; on n’entendra plus sortir de sa bouche que “le souffle creux d’un homme vaincu” (p 155) Marius a d’abord été le veilleur, celui qui garde un oeil sur ses camarades ; dès sa première intervention, il se sent heureux d’être encore en vie mais ” vieux de plusieurs milliers d’années” (p 28) Resté à l’arrière pendant que l’unité du lieutenant Rénier monte au front, il pense à Jules qui est à l’abri et avec Boris, ils surprennent la silhouette voûtée d’un étrange humain redevenu une bête sauvage et dont les cris affectent le moral des soldats. (40) Il interroge le médecin sur ces étranges cris car le médecin est celui qui est resté le plus longtemps au front mais ce dernier ne peut le renseigner; Alors Marius retourne retrouver Boris et lui fait part de sa décision de sortir de la tranchée pour retrouver l’homme cochon (46) . Le chapitre III est consacré tout entier à cette chasse à l’homme ou à la bête ; sortis des tranchées sans autorisation, Boris et Marius contemplent le paysage dévasté et se trouvent brutalement face à l’homme- cochon qui pousse un grand rire “grotesque, un rire de boue et de crasse ” Il leur semble alors fouler les excréments de la guerre ” (99) Mais Marius arrive trop tard : l’homme-cochon vient de tuer Boris et Marius se sent horriblement coupable. A côté de lui, le fou se met à pousser des cris horribles alors que lui n’arrive ni à pleurer ni à parler : “Et ces grands cris fauves étaient ceux que j’aurais aimé pousser. le grand fou nu, le tueur à la baïonnette me prêtait sa voix pour pleurer mon mort. ” p 102. A partir de ce moment, Marius se persuade que s’il tue l’homme-cochon, la guerre cessera et il repart à sa poursuite. Alors que tous meurent au cours de la dernière attaque, Marius toujours concentré sur sa quête, semble devenu indifférent à la bataille. Il se prend pour Vulcain le Dieu du feu ( p 147) et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Quand a-t-il perdu contact avec la réalité ?  Une série d’événements l’ont éloigné peu à peu de la raison et il sombre dans la folie : “il faut que je te montre aux hommes; leur montrer le cri. Brandir devant eux ta bouche éventrée. ” 

L’homme-cochon lui, représente l’homme ravalé à l’état de bête sauvage, à cause des atrocités vues ou subies; Sa raison a totalement vacillé et il effraie les autres hommes car il leur montre les risques qu’on encourt au coeur de la bataille ; tous craignent de finir comme lui.

Quant à Barboni, il représente lui aussi une forme de folie, celle qui s’empare du soldat au coeur du combat: Sa peur se manifeste par un désir de violence irrépressible : “Il faut les saigner: au fusil, à la baïonnette , ou au couteau, il ne faut pas trembler . ” Ce sont ses premiers mots, p 64, quand il saute dans la tranchée ennemie. Il tue un allemand , d’une balle dans la nuque et il lance une grenade; ses gestes sont rapides et précis ;  Plus rapide que tout le monde, il abat d’une balle en pleine tête un jeune coursier allemand qui s’est perdu et qu’ils viennent de faire prisonnier; juste avant de commettre ce geste irréparable,  il murmure une prière ( p 76) , une sorte de défi à Dieu ; Choqués ses camardes considèrent que ce geste “est une malédiction qui le souillera à jamais” (p 77) Une des hypothèses proposées par Messard évoque une peur telle qu’elle le conduit à une sorte de suicide : “par ce meurtre, il s’est ouvert les veines” il mourra de cette hémorragie née de la tranchée où pour la dernière fois il a appelé Dieu (78) ; cette prière adressée à Dieu lui demande d’entendre sa voix et de ne pas tenir compte de ses fautes. Depuis ce moment, ses camarades n’osent plus lui parler ( p 112) Sous le feu, il semble secoué de tics nerveux “grimaçant comme un damné, il murmurait quelque chose” . Chaque explosion déclenche chez lui un rire nerveux et les hommes se demandent s’il ne faudrait pas l’abattre mais ils n’osent pas : “on ne peut éprouver pour Barboni qu’une immense pitié car , de ce front, il ne reviendra pas. Aucune balle encore ne l’ a transpercé dans sa chair , mais le front lui a brûlé le cerveau et il rit tristement sur sa vie. ”  (p 118) Dans un dernier sursaut de lucidité, Barboni, va finalement se sacrifier et s’emparer du lance-flammes ennemi pour donner à ses camarades le temps de s’enfuir : ce singe épileptique est-il devenu un héros par ce geste ?  ses  dernières paroles : ” je vais..je vais tous les tuer..tous..avec mon couteau..avec mes doigts..je vais..sans regard..sans pitié.” (p 125) Juste avant qu’il s’empare du lance-flamme; Messard pense qu’ainsi il a payé pour son crime; lui décide désormais de dire ses derniers mots avec les flammes: “je me suis senti indestructible..c’était mon heure “ (130) Il apparaît comme un titan hilare qui crachait du feu.  “son corps a explosé, s’ouvrant à l’infini. Mille morceaux d’hommes qui montent au ciel. J’ai vu Barboni et j’ai su qu’il était mort. ” ( 130) Sa conduite nous amène également à nous interroger sur le silence du Ciel, et de Dieu ainsi que sur la folie meurtrière qui peut s’emparer de certains soldats.

 

21. avril 2018 · Commentaires fermés sur Le lieutenant Rénier : un guerrier d’une autre époque ? · Catégories: Première · Tags:

Le lieutenant Rénier est l’un des seuls gradés de ce bataillon et il est envoyé au front , en première  ligne dans la tranchée de la Tempête pour relever ceux qui s’y sont battus. (p 29) Il commande la troisième compagnie, deuxième section. Il a pour mission de reprendre le kilomètre perdu au cours des dix dernières heures de combat. Il intervient huit fois au cours des deux premiers chapitres et il est  la voix principale qui raconte l’assaut au cours  duquel il meurt, après sa huitième intervention, p 63. 

Il reçoit ses ordres directement  du colonel.Il doit attendre la nuit et avec une dizaine d’hommes dont le caporal Ripoll, il va tenter de reconquérir le terrain perdu (p 31); Inquiet, il observe les hommes de la vieille garde: “on dirait un peuple de boue.;ils ont le regard vide ” des ombres sales et courbées qui ne saluent plus et qui forment un cortège fantôme (p 33) “Ecuyers fatigués de chevalier disparus” les combattants effraient la relève tant ils semblent sales et à peine humains : “ juste la démarche mécanique des chevaux de trait ” “des chiens malades ” pensera-t-il encore; cette tout petite poignée d’hommes qui défile devant eux, ce sont les survivants de l’attaque , les seuls à pouvoir quitter le front “même épuisé et sales” et le lieutenant commence à rêver un jour de leur ressembler. Avant l’assaut, il regarde ces hommes qu’on a lui a confiés : Quentin Ripoll : un roc, fauve, qui parle peu mais un vrai guerrier qui sait devenir chasseur. La relève commandée par le lieutenant Rénier est “accueillie ” par des tirs ennemis, des tirs de nuit qu’il nomment la salve de bienvenue pour déniaiser la relève.  

Ces premier obus blessent des hommes de la compagnie et le lieutenant s’est précipité pour s’occuper des blessés : “j‘ai maculé mon uniforme; pour la première fois, dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur aigüe des hommes, j’ai pris à bras-le-corps la guerre et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé.”  (p 37) 

Il reçoit l’ordre de rejoindre la tranchée de la Tempête et s’enfonce avec ses hommes dans la nuit barbelée, en silence. L’arrivée du sergent vicieux de la guérite du poste  A rend les hommes nerveux et leur nervosité sera gravée dans cette “nuit de froid et de haine ” par les cris de l’homme-cochon (p 43)  Le lieutenant tire alors en direction des bruits un “coup de feu impossible contre le cri de la guerre ” 
Au début du chapitre II, c’est la voix du lieutenant, juste après celle de Jules, qui annonce le début imminent de l’attaque. “personne jamais ne m’avait préparé à cela”  Tout ce qu’il a appris durant sa formation semble totalement dépassé par ce qu’il voit et ce qu’il vit au front : “je vois des soldat termites” : “est -ce celui qui aura creusé le plus profond qui gagnera la guerre ? “  Le lieutenant n’imaginait pas que la guerre aurait ce visage : ils devinent des hommes de la terre. Meurtriers tapis au ras du  sol. C’est alors que le sergent sadique du poste A vient leur annoncer que l’heure de l’attaque a été fixée à 11 heures : commence alors l’attente et la peur monte;(61) il leur reste une demi-heure et plus personne ne parle: chacun s’occupe comme il peut ; Renier se pose des questions : “je me demande si je tuerai un homme cette nuit. Si je verrai son visage. Si j’aurai l force ou si je resterai blotti dans le fond de la tranchée comme un animal blessé..” p 61 
Tout le monde tremble te personne n’ose se regarder: chacun affronte sa peur; il a hâte de courir et son rôle d’officier lui tient à coeur; il va montrer l’exemple et devenir un guépard.A l’heure dite, il se lève, emplit d’air ses poumons, enjambe le parapet et court “sans faiblir; sans penser à rien” ..il se sent rapide comme un fauve, se dirige vers les ennemis et tombe : c’est Ripoll qui ira le chercher avec  Castellac (p 66) “Il était calme et élégant, avec sur la face une expression que je ne lui avais jamais connue: les yeux et la bouche grands ouverts; Comme s’il essayait de crier ou de boire tout l’air du champ de bataille. Comme si sa gueule affreuse s’ouvrait jusqu’au déchirement pour tenter de respirer encore. Une gueule de gargouille…il avait la gueule déformée de la mort. la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés..Au lieu de cela, il semble crier encore à l’attaque alors qu’il gît dans la boue, que son corps est froid et que plus personne jamais, n’entendra sa voix. La mort s’est jouée de lui. elle l’a pris de plein fouet. Pour sa première charge. C’était un homme et il méritait mieux que cela. ” 
Et Messard continue à faire le portrait du lieutenant : un fier dragonnier..avec lui disparaît tout son siècle..sa tête résonnait de la charge puissante de la cavalerie sabre au clair..fils du vieux siècle , il est mort car les chevaux se font inexorablement faucher par les mitrailleuses (p 68) Ce nouveau déluge ne ressemble à rien de ce que les hommes ont connu, ajoute Messard; désormais, nous sommes les fils de l’ogre et le grand siècle moutarde va nous dévorer...
Le personnage du lieutenant Rénier symbolise le courage des soldats et honore sa bravoure mais l’auteur constate que cette guerre d’un genre nouveau ne peut être uniquement gagnée avec d’anciennes méthodes; on ne peut plus se battre comme au cour des siècles passés car de nouvelles armes ont fait leur apparition et elles révolutionnent les méthodes de combat. La mort de Rénier permet de mesurer à quel point l’armée est inadaptée à ces stratégies inédites de fortifications et d’assauts à l’arme lourde. 
21. avril 2018 · Commentaires fermés sur Daumal ou la nécessité de l’engagement collectif des poètes · Catégories: Première
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René Daumal est né en 1908 près de  Reims et dès les années lycée, il constitue un groupe d’amis avec lequel il se lance dans des expériences extrêmes ; à Paris, c’est le début du surréalisme et ce mouvement va profondément les influencer ; Ils se surnomment les “phrères simplistes ” ou les 4 R et se donnent des surnoms; ce sont de très bons élèves que pourtant l’école n’intéresse guère; ils préfèrent marcher sur les traces de  leur idole : le poète Arthur Rimbaud qui pour ses expériences de Poète- Voyant  préconisait d’obtenir  le dérèglement de tous les sens ; 

Durant une certaine période , ils vont alors se tourner vers différentes drogues extrêmement dangereuses ; Daumal va également essayer la télépathie, le spiritisme, l’hypnose  et il décrira une expérience unique qui a failli lui couter la vie après une absorption de tétrachlorure de carbone. A la fin de sa vie, il deviendra un mystique passionné par l’hindouisme.

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La création de la revue le Grand Jeu

En 1925, René Daumal rentre en khâgne au lycée henry IV à Paris. Vailland a également rejoint la capitale. Ils vont se lancer dans la création d’une revue littéraire . Le premier numéro doit être publié en 1928 pour être consacré à la Révolte. Daumal insiste “pour ne pas donner une place excessive aux poèmes”, “pour ne pas avoir l’air de jeunes gens qui veulent être imprimés. D’ailleurs, qu’importe ? – Trop de poèmes ennuient vite, la partie poétique sera d’ailleurs aussi importante que la philosophique”. René Daumal prend la direction éditoriale du projet.Mais le Grand Jeu reste dans l’ombre des surréalistes qui valorisent également la révolte. La dimension individualiste et réfractaire de cette révolte débouche, pour André Breton et les surréalistes, vers les idées anarchistes. La poésie leur permet également d’exprimer un dégoût pour la société et de dénoncer les contraintes sociales et morales.La trajectoire de René Daumal croise donc celle d’André Breton .  

Les membres du Grand Jeu  se permettent d’attaquer violemment la société occidentale et ses dogmes. “Faire désespérer les hommes d’eux-même et de la société” devient le but du Grand Jeu. La négation et la destruction de la société avec ses règles idiotes devient un projet salutaire. Le premier numéro du Grand Jeu comprend trois essais sur la “Nécessité de la révolte”. Ensuite, le revue intègre plusieurs poèmes.

                           

Convergences et oppositions avec les surréalistes

Le Grand Jeu se rapproche des surréalistes mais aucun accord n’aboutit. En effet, le Grand Jeu accueille les exclus et dissidents du mouvement surréalistes qui critiquent l’autoritarisme d’André Breton.L’écriture automatique émerge avec la découverte de l’inconscient par la psychanalyse. Un groupe, autour de Breton et Soupault, fonde la revue Littérature en 1919. Ce projet commence « par la démolition de tout ce qui pourrait nous accaparer. Ne pas permettre. La réussite, pouah. La première bataille se livre contre le poème, le pohème, le peau-aime, etc », écrit le jeune Aragon. Breton et Soupault écrivent le poème des Champs magnétiques, réalisés sous la dictée magique de l’inconscient. Les mots et les phrases apparaissent d’eux-mêmes. La découverte de l’aventure surréaliste par Daumal  fait écho à leurs propres préoccupations. Breton tente de supprimer le contrôle qu’exerce la raison sur l’esprit pour libérer une force spirituelle. L’investigation surréaliste se tourne alors vers l’écriture automatique et le récit des rêves.

L’esprit humain doit se libérer de ses conditionnements selon les surréalistes. En 1925, ce mouvement pose des bases précises avec, pour préalable, « un certain état de fureur ». L’action surréaliste ne se préoccupe pas de « l’abominable confort terrestre » mais vise à « changer les conditions d’existence de tout un monde ».

Le Grand Jeu se considère comme communiste dans la destruction de l’ordre établi mais ne rejoint pas le Parti. Les intellectuels communistes sont considérés comme des policiers serviles. Mais l’aventure du Grand Jeu s’essouffle et René Daumal se tourne vers de nouveaux horizons.  « L’Occident individualiste-dualiste-libre-arbritriste, triste, capitaliste-colonialiste-impérialiste et couvert d’étiquettes du même genre à n’en plus finir, il est foutu, vous ne pouvez vous en doutez comme j’en suis sûr », constate Daumal en 1930.

La critique de la vie quotidienne débouche vers une fuite dans la poésie et la métaphysique. Le rêve, l’expérimentation s’apparentent à une fuite hors du monde et de la civilisation occidentale. Daumal, pourtant critique lucide de l’institutionnalisation du surréalisme, ne s’inscrit pas dans une démarche de dépassement de la société marchande par l’émancipation individuelle et collective. La révolution intérieure prime sur la révolution sociale. Sa dérive vers la culture orientale et une forme de religiosité hindouiste révèle l’impasse d’une révolte uniquement spirituelle . 

 

08. avril 2018 · Commentaires fermés sur Jules ou l’échec de la parole · Catégories: Première · Tags:
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Le personnage de Jules représente dans le récit la voix de l’écrivain , celle qui cherche à faire entendre les autres voix, une sorte de passeur de mémoire et de souvenirs mais cette tâche est difficile et il lui faudra s’y reprendre à plusieurs fois . Examinons le rôle de ce personnage dans le troisième extrait du roman que nous étudions .

Jules établit le lien entre les scènes de guerre et le reste du monde ; celui des hommes qui ne connaissent la guerre que par l’expérience des autres . Le passage que vous présentez se situe à la fin de l’avant dernier chapitre : Derniers souffles. Jules est un combattant de la première escouade qui a été relevée par les hommes du lieutenant Rénier et son état inquiète ses  camarades car Marius, par exemple , lui trouve un regard de haine ; il a dépassé le stade de la peur et risque de se faire tuer à tout instant. Il se définit en marchant jusqu’à la gare comme un rescapé et comme le vieillard des tranchées . Ce passage se compose de 3 parties: l’arrivée au village , le discours désarticulé et la réaction de violence des villageois. Que représente ici le personnage ?  Tout d’abord, il est un élément perturbateur ; Pour reprendre la définition d'Aristote qui considère le personnage comme le support d'une action, Jules  va briser la quiétude de ce village tranquille ( description du village, ses bistrots, son marché, la vie banale ) en y apportant le souffle de la guerre et ses voix . Jules est également un porte-paroles : à la fois des combattants mais aussi des morts ; Il a ici une double dimension. en effet les voix qu’il tente de faire entendre il les a enregistrées comme témoin et ancien combattant : il a en effet partagé l’expérience des assauts avec ses compagnons mai lui a survécu ; les voix qui le hantent sont celles des soldat morts et c’est sa culpabilité qui les fait résonner en lui. En 1960, des chercheurs définirent ce qu’on nomme le syndrome du survivant et l’écrivain s’inspire ici des réactions constatées par de très nombreux rescapés après un choc qualifié de post -traumatique . Les survivants ont besoin de se libérer de leur culpabilité en servant de relais pour leurs compagnons morts.

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Les efforts déployés par Jules pour se faire entendre (répétitions, impératifs, prière) aggravent son sentiment d’échec quand on se moque de lui et qu’on le chasse comme un gueux. Quant à l’hostilité des villageois (lapidation, gradation, furie et références antiques) , elle fait pendant à la violence de la guerre ; La course folle de Jules pour échapper à la pluie de pierres imite celle des soldats au front qui tentent d’échapper à la pluie de feu et ce parallélisme peut montrer , à la fois la similitude de leurs destins soumis à la violence des hommes mais l’auteur peut aussi tenter d’illustrer au moyen de cette image la contagion de la violence; le récit de Jules qui es fait l'écho des violences subies par les soldats  fait naître la violence à son tour parmi les civils car il est insoutenable . La lapidation est sans doute une référence ici à la Bible (voir le fichier joint dans la clé USB à l afin de ce billet ). La communauté chassait celui qui avait commis une faute par peur qu'il apporte le malheur sur eux.  Chasser Jules revient  également, dans une interprétation plus moderne, à nier ce qui se passe au front , faire la sourde oreille. On peut penser au silence des voisins des premier camp d'extermination : les premiers témoignages ont été  violemment rejetés par une grande partie de la communauté européenne qui ne pensait pas de telles horreurs possibles. Plusieurs écrivains ont tenté , à leur manière de témoigner de l'horreur de la guerre  au moyen d'oeuvres littéraires et Jorge Semprun, par exemple; à son retour de déportation,  a mis plus de 20 ans avant de réussir à écrire un roman: L’écriture ou la vie, dans lequel il doute de la possibilité de l’écriture de pouvoir tout transmettre. Lisez son témoignage et parlons en ensemble en classe. Son expérience en ressemble-t-elle pas à celle vécue par Jules ? 

Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques.

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On peut toujours tout dire, en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l’amour le plus fou, la plus terrible cruauté. […]

Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors – venus de la vie-, à voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers. »  Folio, p 26 et 27

Plans possibles à partir de 2 questions  pour cet extrait :

 1) En quoi ce personnage est-il le porte- paroles des autres ? 

Un discours collectif : 

 a) a choisi un village et a pris la parole devant la foule

 b) faire entendre les différentes voix qui le hantent = objectif du personnage depuis qu’il a quitté les tranchées et décidé de ne pas y retourner 

c) irrépressible besoin de parler mais difficulté marquée par …

Un accueil hostile inattendu 

a) le déni ou la peur ? les civils face aux soldats : 2 mondes qui s’ignorent ? 

b) le retour de la violence , sa contagion : gradation de la colère, la lapidation, un acte symbolique , les parallélismes entre ici et là bas (leurs derniers souffles de vie) 

c) l’échec de la transmission par la parole : la déroute du personnage , sa fuite à corps perdu : référence à Oedipe

Jules représente le rescapé, le survivant, le témoin qui se sent coupable d’avoir abandonné ses camarades (syndrome du survivant  )

Ccl : passage dans l’épilogue à un art visuel, la sculpture qui donne non pas voix mais corps aux soldats morts.

2) De quel échec s’agit-il pour le personnage ? 

a) échec du dire

discours hâché, morceaux de voix sans liens, pas de souffle

b) échec de la transmission 

personnage ne se fait pas entendre : les gens rient et l’insultent 

rejet par la foule ; se fait chasser, à bout de souffle

c) échec de sa mission 

il devait faire entendre les voix de ses camarades restés au front : n’y parvient pas 

déclenche la violence et considéré comme un traitre et un criminel , un déserteur