18. juin 2019 · Commentaires fermés sur Etudier une oeuvre intégrale : pour mieux comprendre la pièce et la démarche de Beckett · Catégories: Première · Tags: ,

En quoi consiste, au juste,  l’étude d’une oeuvre intégrale ? Les élèves confondent souvent l’étude des extraits d’une oeuvre avec l’étude d’une oeuvre complète ( ou intégrale ) . Ce dernier mode de lecture est moins précis mais plus exigeant car il n’est pas question de prétendre expliquer en détails chaque page du livre mais de pouvoir parler facilement de l’auteur, des thèmes abordés dans l’ouvrage , des personnages principaux et secondaires, de l’intrigue, du cadre, et du sens du roman ou de la pièce  (ou s’il s’agit d’un recueil de poèmes, d’être capable d’évoquer de nombreux poèmes ainsi que de connaître la construction du recueil (titre des livres ou des parties ); Bref vous l’aurez compris : il s’agit avant tout de rendre compte de sa lecture  en entier . On vous demandera le plus souvent de résumer l’intrigue, d’évoquer le dénouement ou l’évolution d’un personnage ou de montrer en quoi s’agit d’une ouvert morale/amorale /originale/ tragique/ pathétique/comique / d’avant-garde ou au contraire classique …voyons ensemble ce qu’il est possible d’évoquer à propos de la lecture intégrale de la pièce de Beckett : En attendant Godot 

Le sens de la pièce 

Deux clochards apparaissent sur scène dans un décor quasi vide et attendent quelqu’un dont l’existence même est problématique . Leurs paroles révèlent qu’ils n s’entendent pas et leur silence cache ce qui n’est pas dit. Beckett repose dans sa pièce la question du sujet humain et de son animalisation qui a pu conduire à une monstrueuse tentative d’extermination d’une partie de l’espèce humaine . Comment l’écriture théâtrale peut -elle donner à voir l’homme amaigri, affaibli , assujetti et  victime de ses semblables ? Beckett pose également, à travers les répétitions des gestes de ses personnages et le recommencement  des séquences de la pièce , le problème de l’homme confronté à la sensation de l’absurde. Ce mal de vivre prend , dans l’œuvre, l’image d’un fardeau que portent les personnages et dont ils voudraient se débarrasser par lassitude. Les hommes sur scène montrent la fragilité de notre condition humaine soumise au temps avec leurs corps souffrants et leur santé qui se dégrade visiblement. (Faiblesse physique, démarche cahotique, Lucky croule sous le poids de ses bagages, malnutrition, Pozzo devient aveugle ) . Le théâtre s’efforce alors de montrer la solitude, le désœuvrement , l’ennui et la souffrance de l’homme dans un monde vide de sens. L’absence de décor est un des moyens visuels de figurer ce vide existentiel. Cependant au delà de ce pessimisme profond, le dramaturge introduit dans le jeu théâtral , le rire de dérision . Il ne s’agit pas à proprement parler d’un comique qui aurait pour but de se moquer mais plutôt d’un rire qui dénonce cette absurdité et qui renvoie le spectateur à ses interrogations existentielles . Ce rire est le contrepoint de la dimension tragique de l’existence humaine.

Autour des thèmes principaux  

Avant de devenir dramaturge, Beckett a rassemblé dans des romans et des récits, les principaux thèmes de sa pièce et notamment les réflexions autour du couple; ils ont peur de se perdre et de se retrouver seuls mais ensemble ils ne se supportent pas et se font  en permanence des reproches . Le couple paraît menacé par un hors-scène où règne la violence et où ils risquent d’être agressés . Et leur attente qui est le motif central de la pièce, nous paraît vaine: seule la mort viendra mettre un terme à leurs gestes et à leurs échanges . Le premier acte s’ouvre sur les retrouvailles entre Vladimir et Estragon et l’arrivée d’un étrange couple Pozzo et Lucky qui figure une relation maître / esclave ; Ce dernier qui semble souffrir , fait d’abord pitié aux deux clochards mais ils finiront par le battre après son monologue délirant.  Lucky et Pozzo sortent.Arrive alors un messager qui annonce que l’arrivée de Godot est reportée au lendemain. Vladimir et Estragon décident de partir mais ne bougent pas.  Fin de l’acte I. Pourtant le rideau s’ouvre sur une scène vide ; On aperçoit des chaussures et le chapeau de Lucky ; arrive alors Vladimir qui se met à chanter , suivi par Estragon qui ne semble pas avoir très envie de lui parler. Arrivent ensuite Pozzo aveugle et Lucky muet  : tous les 4 finissent par se laisser tomber sur le plateau . Ils se battent : tous les deux frappent Pozzo  ; Estragon frappe également  Lucky . Le couple quitte la scène et  Estragon s’endort. Vladimir paraît angoissé par sa solitude ; Estragon se réveille, Le messager revient et annonce la prochaine arrivée de Godot et le rideau se ferme sur une situation et une conversation  qui rappellent celle du début de l’acte I .

Que sait-on de Godot ?

Il effraie tout le monde et Vladimir lui a adressé une sorte de prière , une vague supplique ; Il a répondu qu’ il ne pouvait rien promettre . Il a une belle demeure  ( on couchera peut être chez lui au chaud au sec et le ventre plein, sur la paille ) et au moins deux serviteurs : l’un qu’il traite bien et l’autre qu’il bat . Il possède des chèvres et des chevaux et une barbe blanche.

Les personnages de Vladimir et Estragon en scène

A retenir : corps souffrants, clowns , vêtus de haillons pour suggérer la misère , se plaignent beaucoup de leurs maux (mal aux pieds, aux jambes, mal partout ) ; ensemble depuis plus de 50 ans , veulent sans cesse se séparer et se rejoindre; Leur lien est à l’image d’un élastique .

Le couple Pozzo / Lucky : la corde est ce qui les relie. Leur entrée en scène est terrifiante et surprenante. Lucky est enchaîné, bave, semble infrahumain ; Il obéit aux ordres  de Pozzo sans broncher mais est capable de violence car il décoche des coups de pied à Estragon qui s’approche. Le rire du spectateur est ici celui de la cruauté car il rit de la souffrance de la figure d’autrui dégradée.Pozzo lui représente la figure du tyran  détestable, prétentieux, et il veut vendre son compagnon. Mais ils restent ensemble car ils ont besoin l’un de l’autre.

Les deux messagers : ils représentent les émissaires de Godot et imitent le rôle du messager dans le théâtre antique . Ils sont bergers et gardent les chèvres de Godot .

Un théâtre en crise ?

Action appauvrie, propos qui traduisent les difficultés de la communication, hors-scène terrifiant, espace vide du plateau : la notion même de spectacle et de spectaculaire pose problème dans le théâtre de Beckett. Que nous donne-t-il à voir et à entendre ? La frontière entre le pathétique et le tragique est souvent très mince dans les stichomythies échangées par les acteurs . Le corps de l’autre est montré souvent  comme désagréable dans sa proximité mais la présence du compagnon semble nécessaire pour subsister . La question du suicide traitée de manière dérisoire (la corde trop courte ) ouvre et ferme le spectacle. Néanmoins, Beckett a développé des aspects clownesques dans le choix des duos comiques avec les accessoires (comique de geste ) , les incohérences dans les propos( comique de langage ), les brusques changements d’humeur (comique de caractère ) , et la frustration du spectateur qui lui aussi, attend quelques chose qui n’arrive jamais. Le registre grotesque ou burlesque est mis en place avec les propos scatologiques ( pipi, puer, braguette ouverte , les bruits ) et les jeux de scène (tomber, ôter sa chaussure , marcher en claudicant ). Le spectateur est surtout sensible aux conversations décousues et aux changements de sujets : la conversation s’enlise,  entrecoupée de nombreux temps de silence, dérive et finit par déboucher sur un autre sujet .  La dynamique des échanges est marquée par une absence  ostensible d’écoute et parfois même de compréhension lorsque Lucky se met à débiter son monologue insensé.

Réception de la pièce et mises en scène

Dès la première représentation en janvier 1953 à Paris, la pièce trouve son public; Roger Blin met en scène la pièce en accentuant la souffrance corporelle des acteurs : Estragon est quasi immobile, Lucky pris de tremblements ; Blin s’ efforce d’équilibrer le comique et le tragique sans qu’une dimension l’emporte sur l’autre.

En 1991 au théâtre des Amandiers à Nanterre, Jouanneau introduit quelques innovations : l’arbre est remplacé par un transformateur électrique , Vladimir et Estragon n’ont pas du tout le même âge; Lucky représente un travailleur immigré et Pozzo un reporter indifférent à la violence du monde. D’autres mises en scène peuvent souligner les conflits et les tensions et la pièce pourrait faire l’objet d’une lecture politique ou désespérée de la condition humaine dans un décor de fin du monde : terrain vague, gravats, chantier en construction abandonné. La pièce montre, en effet, la fragilité de l’homme et le spectacle théâtral se fait le reflet de douloureuses questions philosophiques que Ionesco , Sartre et Camus mettront en scène à la même époque dans leurs pièces comme Le roi se meurt, Les Mouches  ou Huis-Clos et Caligula. Sartre le nomme théâtre de situations ou théâtre existentiel et on a baptisé ce courant littéraire ; théâtre de l’Absurde parce qu’il reflète l’absurdité de certains aspects de notre condition humaine. 

 

 

 

 

30. mai 2019 · Commentaires fermés sur L’entrée en scène de Pozzo et Lucky · Catégories: Première · Tags:

 Avant d’aborder l’explication de cette entrée en scène spectaculaire, n’oubliez pas de présenter le théâtre de l’Absurde, la pièce de Beckett et précisez bien  que Vladimir et Estragon, depuis qu’ils sont entrés en scène , passent leur temps à attendre l’arrivée d’un certain Godot . Leur espoir va être de courte durée car ils vont découvrir que Pozzo n’est pas celui dont on leur a promis l’arrivée . Pour surprendre le spectateur , Beckett a mis en scène, ici, de manière très exagérée, un lien de dépendance et de servitude entre deux individus; Pozzo fait figure de tyran et martyrise son esclave, un certain Lucky et ce nouveau couple va faire naître des échos avec celui formé par les deux vagabonds. Comment Beckett met-il en scène cette arrivée ? 

L’importance des didascalies : dans le théâtre moderne, elles jouent un rôle très important : celui de préparer la mise en scène du texte 

a) une arrivée préparée et dramatisée 

La première didascalie mentionne « un cri terrible » : le public s’attend donc à une entrée en scène dramatique et , à première vue, les deux personnages sont spectaculaires dans le couple qu’ils forment. La présence d’une « corde passée autour du cou » et  la présence d’un seul personnage sur scène, celui qui est enchaîné, est clairement indiquée par les longues didascalies «  corde assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse. » (l 7 et 8 ) .Le dramaturge accorde donc beaucoup d’importance à cette arrivée en deux temps et le public peut ainsi s’interroger sur celui qui va tenir la corde : à quel tortionnaire va-t-il être confronté car le symbole de la corde qui relie les deux personnages fait immédiatement penser à une relation maître-esclave. Le fouet qui apparaît dans la main de Pozzo confirme cette première analyse ; Le valet apparaît chargé et comme croulant sous le poids de son fardeau : « une lourde valise,un siège pliant, un panier à provisions et un manteau » Ces accessoires spectaculaires et pourtant quotidiens  évoquent un voyage effectué par les deux hommes : l’un étant clairement au service de l’autre. La suite de la scène et les paroles échangées vont confirmer certaines hypothèses . Le « plus vite » asséné par Pozzo à son serviteur , suivi du bruit de fouet ( l 14 ) et d’un jeu scénique avec la corde en tension (l16 ) est aussitôt suivi par la première agression de Pozzo qui donne lieu à une chute ( l 19 ). Les paroles de Pozzo vont clairement dans le sens d’une relation maître -esclave avec dans un premier temps les insultes verbales : Charogne (l 26 ) et les ordres donnés de manière péremptoire avec une cascade d’impératifs : « Arrière , tourne, Tiens ça » . Ces ordres sont entrecoupés par des formules de politesse échangées avec Estragon et Vladimir. Lucky semble méprisé , carrément animalisé par son maître qui l’accuse de « puer » (l 81 ) . Cette indication donne un sens nouveau aux injonctions « recule » « là »  réitérées durant toute la scène ( l 36, 71, 73, 81 et 82 ) ; Beckett introduit ici une dimension comique au beau milieu d’une scène plutôt dramatique et qui enclenche la pitié du spectateur. 

b) un couple qui attire l’attention 

Après une entrée en scène remarquée , le couple attire  également l’attention du public à cause de l’attitude dominatrice de Pozzo et surtout du silence de Lucky , totalement soumis aux ordres de celui qui le tient en laisse comme un animal .   Tout en se faisant servir , Pozzo confie à son esclave son fouet que ce dernier est obligé de tenir entre ses dents ( l 53);  Lucky lui sert à la fois de valet de chambre et de domestique  avec le jeu sur le manteau qu’il lui porte et qu ‘ il l’aide à enfiler (l 49 et 55 ) ; Le même jeu de scène sera réitéré avec successivement le pliant ( l 64 )  et  le panier ( l 76 et 79 ) On constate que le dramaturge utilise à la fois le comique de répétition car un même jeu de scène se reproduit et le comique de situation car un même ordre correspond à différents gestes : et Lucky se tient totalement aux ordres de son maître et le public le voit exécuter les mêmes gestes plusieurs fois ; Cette chorégraphie peut sembler étrange et en partie, absurde . Beckett a-t-il voulu, à sa manière, scéniquement, nous faire visualiser l’éternel recommencement ; Lucky serait une sorte de Sysyphe moderne qui recommencerait, en vain, sans cesse, les mêmes gestes, et  son supplice ne finirait jamais . Est-ce une image de l’homme moderne esclave d’une société absurde  ? 

c) les réactions de Didi et Gogo : des spectateurs sur scène ou la mise en abime 

Un autre point qui capte l’attention du public et rend encore plus spectaculaire l’entrée en scène du curieux couple , c’est la présence , en tant que spectateurs , du couple formé par Vladimir et Estragon. Cette mise en abime renvoie aux véritables spectateurs ,  et à leurs propres interrogations . Tout d’abord, Vlamidir et Estragon sont figés et se précipitent  vers la source du bruit : ils  sont  alors confrontés à Lucky . La didascalie note  leur réaction : ils sont partagés  « entre l’envie d’aller à son secours et la peur de se mêler de ce qui ne les regarde pas » Cette indécision peut renvoyer à celle du public dont la curiosité ici est éveillée par le martyr de Lucky et qui aimerait peut être savoir ce qu’il a fait pour mériter ce sort . Beckett nous fait ainsi réfélchir à la nécessité pour beaucoup d’entre nous de comprendre pourquoi le mal est commis alors que parfois, l’existence du Mal ne repose pas sur une série de causes logiques. De plus,cette attitude de Vladimir et Estragon peut nous faire penser au malaise que nous éprouvons face à la souffrance infligée à autrui sous nos yeux. Vladimir et Estragon ne réagissent pas de la même manière : Vladimir fait un pas vers Lucky mais son compagnon le « retient par la manche « (l 22 ) et ils paraissent sur le point de se disputer : « Lâche -moi » s’écrie Vladimir et Estragon lui ordonne « reste tranquille » ( l 24 ) . Le couple se reforme ensuite pour se demander , en aparté (l 28 ) si Pozzo est bien celui qu’ils attendent, c’est à dire Godot ; Ils assistent, sans  plus intervenir, à toute la scène jusqu’ au début du repas de Pozzo (rappelons qu’à l’entrée en scène des deux personnages, Estragon a lâché la carotte qu’il mangeait et que le panier plein de victuailles représente pour eux un intérêt non négligeable.  (l 2 ). Ils finissent  donc par s’approcher : « s’enhardissant peu à peu, tournent autour de Lucky, l’inspectent sur toutes les coutures » La peur semble dominer chez Vladimir et Estragon d’autant que Pozzo les a mis en garde : « Attention! Il est méchant ..avec les étrangers » (l 25 ) Ces paroles assimilent davantage Lucky à un chien, une bête féroce qu’il faut tenir en laisse et dont il faut se faire obéir.

Vladimir et Estragon s’interrogent à haute voix et se font ainsi le relais des questions que peut se poser le public.  « qu’est-ce qu’il a » (l 92) ; Vladimir propose une réponse : il dort sous l’effet de la fatigue car la charge qu’il transporte est lourde et ils ne comprennent pas pourquoi il ne pose pas les bagages . Ensuite, ils remarquent les marques de la corde sur son cou qui matérialise sa souffrance et pourrait faire basculer la scène dans la dimension pathétique : « à vif » « c’est la corde » « à force de frotter » . Les deux dernières répliques de notre extrait sont à double sens et évoquent l’univers théâtral en même temps qu’elles désignent la situation de Lucky. « c’est le noeud » (l 108 ) désigne soit la manière dont la corde est attachée soit au théâtre le centre d’un problème, la mise en place de l’action dramatique . On appelle ainsi dénouement au théâtre le moment où l’action se dénoue et laisse entrevoir une fin possible  La dernière réplique d’Estragon : « c’est fatal » fait référence à l’univers tragique et à la mort inévitable qui se profile . L’une des particularités , en fait du théâtre de Beckett, c’est que nous hésitons souvent  entre le rire et les larmes ; certains aspects de cette scène sont touchants comme la souffrance de Lucky victime d’un maître sans coeur alors que d’autres font davantage penser à un numéro de clown avec notamment ce comique de gestes. 

En conclusion , cette entrée en scène est très spectaculaire pour différentes raisons. Le spectateur ignore l’identité des nouveaux venus. La mise en scène montre un rapport de force et une étrange sujétion de Lucky dont la souffrance peut toucher le public. Pozzo paraît  vraiment ne pas se rendre compte du mal qu’il fait subir et se montre étrangement aimable avec Vladimir et Estragon . Enfin,une attente commence afin de savoir si Pozzo peut être celui qu’attendent Vladimir et Estragon. Le public attend également de connaître l’explication de cet esclavage et les premières paroles de Lucky qui e lancera quelques minute plus tard dans un étrange discours dépourvu de sens. Quant à Pozzo, il sera bientôt physiquement diminué et lorsque le couple reparaîtra sur scène, il aura  bien changé .

29. mai 2019 · Commentaires fermés sur L’entrée en scène des personnages dans En attendant Godot · Catégories: Première · Tags:

En quoi cette scène d’exposition est-elle originale ? 

Pour un dramaturge, l’entrée en scène d’un personnage est toujours un moment important et la scène d’exposition joue plusieurs rôles : elle doit présenter les personnages et donner des informations sur leurs liens et leurs fonctions, présenter le cadre de l’action et lancer l’intrigue. Le théâtre classique convoque , le plus souvent, des retrouvailles ou imagine des scènes de rencontre qui permettent au public , à travers les propos échangés par les personnages , de comprendre les enjeux du spectacle. Issue du théâtre de l’absurde, la pièce En Attendant Godot, qui est la première pièce écrite en français par Samuel Beckett, nous délivre une vision grotesque de la condition humaine. Peut-on dire que cette exposition remplit les fonctions attendues ? Que nous apprend-t-elle sur les personnages, le cadre de l’action et les enjeux de la représentation ? 

 

Un étrange duo 


Au lever du rideau, le spectateur ne sait donc rien des 2 personnages – l’un est déjà en scène et – l’autre arrive peu de temps après. Les informations sont transmises au public par les personnages selon des procédés traditionnels: le Nom du personnage est par exemple prononcé lorsque Vladimir se parle à lui-même (l.6) et Estragon est surnommé Gogo. 
Leurs liens peuvent également sembler problématiques pour le public; même si l’ évocation d’un passé commun montre qu’ils reconnaissent depuis de longues années , les références demeurent obscures . On sait juste que leur état s’est dégradé car à la ligne 25 Vladimir avoue « on portaitbeau alors » 

De plus, leur relation semble marquée  par une séparation initiale : ils se retrouvent au début de la pièce après une disparition énigmatique d’Estragon ; A noter qu’Estragon est pourtant présent seul sur scène et c’est Vladimir qui le rejoint . Beckett semble ici inverser le sens des retrouvailles ; « le te revoilà toi » est suivi d’une réplique étonnante d’Estragon qui paraît douter de sa propre identité ou remettre en cause son identification : le « tu crois ? » est étonnant . 

La contradiction entre les gestes effectués et les didascalies internes l’est tout autant;   Le personnage se lève pour l’embrasser et lui tend finalement la main. De nombreuses autres contradictions émaillent ces retrouvailles . Vladimir se réjouit ostensiblement du retour de son ami et propose de « fêter cette réunion »  ( l 8 ) mais sa joie se heurte à l’irritation d’Estragon et quelques secondes plus tard, Vladimir est passé de l’enthousiasme à la froideur : « froisséfroidement » ( 11) . Il se lance alors dans un interrogatoire afin de savoir où ce dernier a passé la nuit. Cette technique pour but de donner, à travers l’échange dialogué ,les informations dont le public a besoin pour comprendre ce qu’il voit . Mais Beckett brouille certaines pistes et fournit aux spectateur des informations contradictoires ou changeantes . Ainsi Estragon fait allusion à un incident durant la nuit précédente: il a été battu mai pas trop et ne sait pas par qui ni où. 

Le duo comique formé par Vladimir et Estragon s’inspire des numéros du cinéma muet américain notamment des figures de Charlie Chaplin ou Laurel et Hardy et on va les voir, durant la pièce, effectuer des gestes de clown en jouant notamment avec leurs chaussures et leurs chapeaux. 

Pourtant dès l’entrée en scène des personnages, l’accent est mis sur la souffrance avec des références à leur douleur et à leur désir de mourir . Ainsi si l’expression « main dans la main » ( l 25 ) fait état de leur complicité; cette dernière est évoquée à propos d’une tentative de suicide dans un passé lointain « on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers”  

L’entrée en scène des personnages présente également des indices sur leurs conditions de vie : elles sont précaires. Ils se trouvent dehors, le «soir », sur une « route de campagne », et paraissent donc sans domicile puisqu’ Estragon a passé la nuit dans un « fossé» 
Leur aspect physique est peu engageant : Vladimir marche « à petits pas raides, les jambesécartées. » ce qui peut faire penser à un vieillard 
 ; de plus , Estragon fait remarquer à Vladimir qu’il n’est pas correctement boutonné et ce dernier lui répond « c’est vrai. Pas de laisser-aller dans les petiteschoses » l 38 comme s’il était conscient de son aspect physique peu engageant ; L’entrée en scène des personnages nous fait penser à des SDF qui sont dans la rue depuis un moment et ne savent pas vraiment où aller . Qu’en est-il du cadre de l’action ? 

Tout d’abord, il faut noter dans ce type de théâtre ,l’importance des didascalies pour préciser le jeu et le cadre :
de type externe , notées par des parenthèses , ou internes , c’est à dire que les indications font partie des répliques des personnages , c’est à dire que les indications font partie des répliques des personnages . 
Certaines indiquent le décor et le temps.

On dirait que Beckett a choisi un lieu indéterminéce qui sous entend que l’action de la pièce pourrait avoir lieu partout ; Il mentionne un cadre vagueet l’époque elle aussi est indéterminée . Les personnages évoquent des souvenirs et mentionnent « il y a une éternité » vers 1900( l 23 ) comme si la notion de temps était, en quelque sorte, abolie, ou tout au moins suspendue . En revanche, les personnages font , à plusieurs reprises, mention de leur futur ; Vladimir pensait qu’Estragon était parti pour toujours ( l 6 ) ce qui peut faire référence à sa mort ; cette idée réapparaît à travers l’interrogation de Vladimir ; « depuis le temps je me demande ce que tu serais devenu sans moi… Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est. » l 20 

Les didascalies font également état des gestes des acteurs et montrent notamment, dans cette entrée en scène, les difficultééprouvées par les personnages : Estragon ne parvient pas à enlever sa chaussure et va être contraint de demander de l’aide à Vladimir . Il s’acharne en «en ahanant »paraît à bout de forces , se repose « en haletant », recommence » ; Estragon a subi des violences durant la nuit et Vladimir lui aussi affirme avoir souffert : «  Mal, il me demande si j’ai eu mal ! » Le point d’exclamation ici paraît refléter l’indignation du personnage qui ne supporte pas que sa douleur soit mise en doute . Il est également question d’un combat à reprendre et à première vue, ce combat , c’est tout simplement la vie. 

Le volume des indications scéniques est l’une des caractéristiques du théâtre contemporain : leur présence indique que les auteurs accordent de l’importance à la mise en scène de leurs œuvres . 

Cette scène d’exposition donne un certain nombre d’informations essentielles pour le spectateur mais elle crée une impression d’attente et soulève quelques incohérences. 

Quelle intrigue se dessine ? 



Les quelques références vagues à un passé commun ne semblent pas pouvoir constituer une piste intéressante 
 : les personnages paraissaient en meilleure forme mais le suicide est mentionné comme une solution qu’ils avaient envisagée alors que désormais, ils paraissent résignés ; Vladimir ainsi est accablé et se désespère « c’est trop pour un seul homme » sans qu’on sache vraiment de quoi il se plaint et ce qui le fait souffrir. Il reproche à son ami de ne pas suffisamment prendre en compte sa douleur « Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles. » ( l 35 ) Le spectateur assiste à une sorte de surenchère dans la douleur : chacun pensant avoir plus mal que l’autre et refusant presque de considèrer la douleur de son vis à vis

Un dialogue qui tourne à vide ? 

Un certain nombre de remarques peuvent paraître éparses et « déplacées » car il nous manque une partie du contexte pour les comprendre : ainsi une réplique comme : «à quoi bon se décourager à présent » (l23) paraît énigmatique ; Le public a l’impression que la conversation est décousue et que les personnages parlent pour meubler le temps et passent , sans transition, d’un sujet à un autre, échangent des banalités et ne s’écoutent pas vraiment . On peut évoquer, à certains moments, une sorte de dialogue de sourds. 




Le comique du désespoir ? 
Le comique de gestes est présent à plusieurs reprises dans cette scène et il est symbolisé par la lutte difficile d’Estragon avec sa chaussure.
 On trouve également un comique de répétitions avec le jeu sur le chapeau et les répétitions des répliques.

Le comique de mots et de situation est également exploité dans l’ouverture de la pièce et notamment la première réplique ainsi que la dernière sont  à double sens ; On peut dire, en effet, que c’est un quiproquo qui ouvre la pièce ; Estragon ne parvient pas à enlever sa chaussure : « Rien à faire »(l.1)
qui exprime son échec et Vladimir comprend cette phrase comme une réflexion générale sur la vie, une sorte d’ennui généralisé ; Il enchaîne donc avec une réplique qui ne peut se comprendre que si on considère qu’il s’ennuie lui aussi ou qu’il est désespéré « Je commence à le croire...»(l.4)
 Le personnage pourrait ainsi révéler d’emblée son désespoir comme quand on annonce à un patient condamné qu’il n’y a plus rien à faire et que la mort ne saurait tarder . Cette idée d’attente tragique de de la mort est peut être le point à mettre en évidence dans cette étrange exposition . L’extrait se termine par “ il n’y a rien à voir ” ( l 50 )  alors que justement le théâtre est l’art de montrer : que peut -on montrer s’il n’y a rien à voir ? 

Une autre forme de comique de situation cette fois est liée à la notion de décalage entre la situation mentionnée : retrouvailles de 2 vagabonds sur une route et l’ expression de sentiments avec notamment leur volonté de fêter leur retrouvaille alors que leur situation est plutôt tragique

Le tragique existentiel très présent 

Cette dimension tragique provient tout d’abord de la situation des personnages et de leur combat existentiel que le spectateur devine à travers une série de champs lexicaux qui mélangent souffrance et lutte pour la vie : « résisté » « le combat » « t’a battu » « tas d’ossements », « jeté en bas », « as mal »( « souffres »
. Les personnages semblent s’agiter en vain et font des efforts pour s’en sortir mais se savent condamnés .Leur dialogue semble à la fois vide et désespérant et la dimension tragique est renforcée par des moments de silence et d’immobilisation
. On entend aussi un appel au secours d’Estragon qui demande avec une voix faible à son ami de l’aider ; : « aide-moi »(l.30 ) : le verbe est construit sans complément d’objet et le public peut comprendre qu’il a besoin d’aide pour réussir à ôter sa chaussure ou qu’il s’agit simplement d’un appel à l’aide . Difficile de passer de la chaussure au destin mais c’est pourtant ce curieux mélange qui confère à cette pièce et à cette première scène son originalité. 


A retenir 
Texte représentatif du théâtre de l’absurde:
. Scène d’exposition « insolite » qui laisse planer de nombreuses questions :
- qui sont ces personnages ?
 parole qui tourne à vide – banalités et tragique existentiel , attente de la mort ? Ou de Dieu ? 

– quelle intrigue ?
. Sentiment de découragement et de vide qui se dégage de ce début.
. Représentation de 2 anti-héros, 2 bouffons qui ne parviennent pas à masquer une profonde détresse, de 2 pantins cassés par la vie et qui cherchent à alléger leur souffrance en la partageant 

19. mai 2019 · Commentaires fermés sur Beckett : un théâtre surprenant qui montre le tragique de la condition humaine ; Eléments de présentation générale: En attendant Godot · Catégories: Première · Tags:

Il est difficile de définir le théâtre de l’absurde et en particulier les pièces de Beckett ; Passons en revue quelques critères : certains ont affirmé qu’il s’agit de mettre en scène le néant : le néant de l’homme et le néant de l’existence. Mais comment cette idée peut-elle prendre forme sur une scène de théâtre ? Que va-t-on montrer au public pour qu’il comprenne cette intention ?  A propos de En attendant Godot, Sartre , déclare en 1960,  que c’est « la pièce qu’[il] trouve la meilleure depuis 1945 » mais ajoute que c’est une pièce « expressionniste ». Il signifie par là qu’elle repose sur un conflit entre l’homme et le monde.   Mais de quel conflit s’agit-il au juste ? Beckett a glissé dans ses dialogues des références à l’Histoire mais également à sa propre vie. Cet auteur considère  le théâtre comme un langage où on utilise des symboles pour renvoyer à une réalité concrète, triviale et douloureuse.  Nous verrons ainsi comment Beckett se sert du réel pour en créer une représentation.

 

Un thème fondamental : montrer  la violence dans l’histoire.

La première expérience à laquelle fait allusion le dramaturge est celle de la seconde guerre mondiale  dont les horreurs ont bouleversé nos représentations du monde. Aussi En attendant Godot se présente d’abord comme un témoignage douloureux de cette faillite existentielle illustrée à la fois dans les dialogues mais également dans la mise en scène.

Une expérience tirée d’éléments  personnels .

En effet en parlant de la seconde guerre mondiale, Beckett renvoie à son histoire. Au moment où la guerre éclate, il se trouve en Irlande,  mais plutôt que d’ accepter la neutralité  de ce pays qui lui assure confort et sécurité, il décide de s’engager dans la résistance et s’installe à Paris. Il échappe in extremis à la gestapo grâce à la femme d’un ami, au moment où celui-ci est fait prisonnier et est interné au camp de Mauthausen où il mourra  en 1945. Beckett se réfugie alors immédiatement  en zone libre dans le Vaucluse, à Roussillon d’Apt où il restera de 1942 à 1945. C’est cet espace qu’évoque Vladimir lorsque ce dernier tente de rappeler à Estragon le souvenir d’un passé heureux : « Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse […]. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez un nommé Bonnelly, à Roussillon.» Ce passage est inspiré de  l’existence de Beckett. Ce dernier nomme notamment la personne qui l’a accueilli et  lui a donné du travail . Le spectacle ici  se nourrit de la réalité.

Un univers à l’image de l’univers concentrationnaire.

Dans les répliques des personnages, les mots se dérobent souvent à la situation de communication sur le plateau  pour  renvoyer à une autre situation connue du public:celle des camps de concentration et des exodes de population. Les « ossements », les « charniers », les histoires de « carottes », de « radis » et de « navets », les préoccupations d’Estragon relatives à ses  chaussures n trouées ou qui le font souffrir  sont des allusions à l’extermination, la famine et les conditions de vie dans les zones occupées. On sait d’ailleurs que le dramaturge désirait dans un premier temps donner à Estragon le nom juif de Lévy : le personnage aurait ainsi fait penser immédiatement aux victimes juives du nazisme . Cette réplique d’Estragon, « Je ne sais pas. Ailleurs. Dans un autre compartiment. Ce n’est pas le vide qui manque. »,  renvoie  ainsi indirectement aux trains de la mort mais également, par double sens, à la vacuité de l’existence. Derrière ce propos  en apparence banal se cachent des considérations philosophiques: il s’agit de dire combien l’homme est prisonnier de sa condition : il vit dans un univers clos, hermétique, sans transcendance possible (où les Dieux sont attendus en vain et ne sont plus d’aucun secours )  ;  il ne peut  échapper  à son existence et progresse inexorablement vers sa mort. Cette pièce, tout en rappelant l’Histoire tragique  la dépasse pour montrer, à travers ces deux vagabonds , la condition tragique de l’homme.

 Un univers de fin du monde

Ces références à l’histoire sont en fait utilisées pour créer une représentation du monde qui correspond à celle d’une génération qui a vécu le traumatisme de cette seconde guerre mondiale.Le monde apparaît comme un enfer. Il s’agit d’un « enfer dans les nuées », celui d’Hiroshima et de Nagasaki, mais également celui des ruines de notre humanité où les rapports humains sont autant de supplices, où l’échange verbal  peut s’apparenter parfois à des séances de torture,  « Voilà encore une journée de tirée » dit Estragon, « Pas encore » lui répond Vladimir. Cette évocation de l’enfer sur terre  ressort également dans la mise en scène. : un lieu vide  en ruines comme après la fin du monde. Le thème du jugement dernier est suggéré par la représentation de l’arbre seul décor sur scène  ; il s’agit là sans doute de l’arbre du purgatoire condamné à la stérilité par la faute du premier homme.

Les personnages.

En perte d’identité.

Les personnages de Beckett sont à la fois particuliers et universels. Ils ont des noms propres : Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky, Godot, et les deux premiers semblent bénéficier de noms affectifs qu’ils se donnent l’un l’autre : Didi, Albert ; Gogo.  Par ailleurs leur identité n’est pas assurée comme le révèle Estragon lorsque Vladimir l’interpelle : « Alors te revoilà, toi »/ « Tu crois ». Estragon semble  mettre en doute l’affirmation même  de son existence Cela est d’autant plus problématique que les personnages paraissent parfois amnésiques: ce qui les condamne à répéter sans cesse la même vie, sans évoluer,. Le temps les empêche de se penser, « . Le temps fuit sans laisser d’empreinte dans la mémoire et dans leur être friable « de sable » (p. 81). Polo déclare : « Un jour nous sommes nés, un our nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? »

Cette perte d’identité produit plusieurs résultats. D’abord les personnages peuvent figurer divers couples : ils peuvent être amis,  frères, parents . Ensuite leur amitié semble impossible puisque cette relation nécessite à la fois une durée et une mémoire ce qui n’est pas le cas. Le semis partagent des souvenirs et leur relation évolue.

L’impossible amitié

Les personnages principaux semblent  tout d’abord se connaître et éprouver une certaine affection l’un pour l’autre. Ils se donnent des surnoms comme pour en témoigner. Cependant très rapidement nous voyons que leur relation est plus complexe. Elle est faite à la fois de haine et d’amitié. Dès la scène d’exposition, nous  le constatons  : « V.- Je suis content de te revoir. Je te croyais parti. / E.- Moi aussi. ». Il ne s’agit que de formules de politesse insignifiantes, si bien qu’on ne sait si Estragon est heureux de revoir V. ou s’il se croyait lui-même parti. Tout de suite après, le même Estragon refuse à Vladimir de l’embrasser et s’irrite.  La relation entre les personnages oscille ainsi entre douceur et agressivité.

La même relation de politesse et d’indifférence intervient entre ces deux personnages et Pozzo et Lucky. D’abord d’une extrême politesse avec Pozzo, lorsqu’il tombe, ils hésitent à le ramasser et à lui demander de l’argent en échange de leur aide. Quant à Lucky, alors qu’il suscite, dans un premier temps, des sentiments de compassion chez Vladimir et Estragon, les deux compères deviennent ensuite agressifs  pour se venger des coups qu’il a donnés à Estragon. Enfin, ils peuvent être tout à fait indifférents à son sort au point de le considérer comme une bête de foire.

Leur solitude impose à Estragon et Vladimir deux solutions, soit de se séparer ; soit de se suicider en se pendant. Ils ne peuvent se résoudre ni à l’une ni à l’autre. D’une part, ils sont irréductiblement attirés l’un par l’autre, d’autre part ils tiennent trop à leur vie pour se pendre,  Ainsi, ils semblent obligés de vivre ensemble que cela leur soit agréable ou non. Cette situation apparaît comme un miroir de l’existence humaine qui permet à Beckett de dénoncer la précarité de la vie en société . De plus, ces hommes ne peuvent pas même se tourner vers Dieu.    

Dieu ne viendra finalement pas

La venue de Dieu est est également remise en question dans En attendant Godot. La relation entre Dieu et ses fidèles devrait être une relation de confiance; or Vladimir et Estragon ont beau attendre leur salut  de son apparition, celui-ci ne vient pas pour les sortir de leur prison alors qu’il avait promis de venir et qu’ils passent leur temps à l’attendre.  Dès lors l’idée de paradis ne peut être qu’une carotte pour le croyant , un mensonge qu’on lui fournit pour qu’il continue à avancer. La véritable relation entre Dieu et les hommes est sans doute symbolisée par le couple Pozzo-Lucky. « Pozzo paraît », sa voix est « terrible » et il se dit être « d’origine divine ». Ce personnage incarne ainsi  un aspect de la figure divine, une figure profondément injuste et hautaine à l’égard de Lucky qu’il maltraite. Dans ce contexte, la corde attachée au cou de Lucky indique que le lien qui les relie de sujétion. Enfin, cet abandon de l’homme par Dieu apparaît encore avec le jeu du personnage du jeune garçon. En effet celui-ci est normalement censé annoncer la venue de Godot, mais à chaque fois il disparaît aussi vite qu’il était apparu, apeuré par Vladimir et Estragon. Or en grec « celui qui annonce » est dit angelos et ce jeune garçon révèle combien l’humanité fait fuir les anges, combien les cieux ont déserté la terre.

La représentation et le public.

Depuis Aristote et sa Poétique, la tradition théâtrale établit un lien  avec les spectateurs. Il s’agit à la fois de plaire et de toucher, c’est-à-dire de divertir et de ne pas ennuyer. Beckett semble aller à l’encontre de ces recommandation.

Les personnages refusent le spectacle.

Les personnages refusent de sourire aux spectateurs. Leur présence sur scène ne leur procure aucun plaisir. Il se déclarent malheureux, qu’on pense à Luky, esclave de Pozzo, réduit à une bête de foire ; ou qu’on songe aux autres personnages qui sont « sur un plateau », « servis sur un plateau ». Cette réplique de Vladimir a plusieurs sens : un sens  géographique ou sténographique : ils sont sur un plateau de théâtre /  et un sens gastronomique : les personnages sont soumis à l’avidité des regards du public comme de la nourriture servie sur un plateau . Par ailleurs, le premier sens exprime l’enfermement tragique ; les personnages ne peuvent échapper à cet espace. x.Ils ont une attitude défiante à l’égard de ce qui les entoure. Mécontents de leur situation, ils agressent le public. Nous pouvons tout d’abord évoquer les insultes dont sont victimes les spectateurs, ces « gens sont des cons » (p.15), ils constituent cette « tourbière » dont parle ensuite Vladimir en « se tournant vers le public ». pas décomposée, d’origine végétale ».  Cette idée est développée lorsque les personnages regardent vers le public et voient des « cadavres ».

Ces insultes se poursuivent dans ce qui est offert à entendre et à voir, dans les dialogues et dans la représentation. Les personnages provoquent le public en usant de gros effets qui ressortissent au bas corporel : il s’agit des mictions de Vladimir (qui fait pipi), des pets de Pozzo, du jeu équivoque de succion , lorsqu’Estragon suce ses carottes. De façon générale, les personnages se moquent du public en le frustrant du spectacle qu’il est venu voir au théâtre et la représentation peut déclencher un malaise chez certains.

    

    1. Beckett déçoit les spectateurs

 

C’est d’abord la tradition théâtrale du rire que nient les personnages. Alors que certaines situations peuvent prêter à rire, les personnages l’interdisent aux spectateurs. C’est Vladimir qui impose cette attitude sérieuse en affirmant qu’ « on n’ose même plus rire ». Le tragique contamine le comique.

Les épisodes comiques se présentent alors comme des mouvements à réprimer. V. « part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt en portant sa main à son pubis, le visage crispé ». Ces didascalies expriment cette même idée que notre condition de mortels,   nous écarte toujours de la spontanéité du rire ; mais elles révèlent encore le projet du dramaturge de présenter au lecteur/spectateur des objets de distraction qu’il lui retire aussitôt. Il en va ainsi de la blague inachevée des Anglais. La représentation renvoie ainsi le public à sa position de voyeur

A la place du spectacle que le public attend , l’auteur propose une représentation de l’ennui. Cet ennui est annoncé dès le silence initial, qui n’est pas ce qu’est venu entendre l’auditoire, illustré par l’exclamation d’Estragon « rien à faire ». La pièce se refuse une fois de plus aux ressorts habituels de la représentation théâtrale : il n’y a pas d’action ni d’intrigue. Les personnages, privés de fonction dramatique, sont alors condamnés à répéter les mêmes propos et les mêmes gestes, dans une organisation scénique elle-même répétitive (chaque acte est divisé de cette façon : V. et E/ arrivée de P. et L./ le messager). Enfin, c’est l’écriture qui achève de frustrer l’auditeur et le lecteur.      

Le théâtre de l’absurde n’est pas un théâtre divertissant .

La pièce offre toutefois une dimension visuelle puisque Beckett parlait d’un côté « ballet » de son œuvre. Le jeu des personnages apparaît comme une chorégraphie avec des objets du quotidien : chaussures, chapeau . L’entrée en scène surprenante de Pozzi et Lucky a une dimension spectaculaire et certains metteurs en scène ont imaginé des décors de fin du monde (ruines, terrain vague, maisons éventrées ) et des costumes qui suggèrent que Vladimir et Pozzo vivent dans la rue comme des sans -abri.

Une pièce surprenante donc qui évoque le tragique de la condition humaine et la difficulté d’établir des relations de confiance et d’amitié . Elle montre également la violence des rapports humains .