Le roman de Madame de La Fayette nous plonge dans l’ambiance de la cour du roi Henri II : la magnificence et la galanterie, commence-t-elle n’ont jamais paru en France avec autant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce cadre historique va servir d’écrin à la naissance d’une passion amoureuse entre une toute jeune fille Mademoiselle de Chartres et un personnage célèbre à la Cour pour ses talent de séducteur : Le Duc de Nemours. La jeune femme , récemment mariée au Prince de Clèves, un parti avantageux, découvre sans trop oser se l’avouer , qu’elel nourrit de tendres sentiments pour un autre homme que son époux. Cet épisode , situé au début du second tome, marque le retour à la Cour de La Princesse, qui s’était retirée pour faire le deuil de la mort de Madame de Chartres. La scène se situe chez Madame de Clèves, lors d’une visite de la dauphine qui demande à comparer un portrait de la Princesse que son mari a fait réaliser afin de le comparer avec celui qu’un peintre effectue à sa demande , et qui est destiné à décorer les appartements de la reine mère. Monsieur de Nemours qui a profité de cette occasion pour venir admirer la Princesse , décide alors de dérober ce portrait . Voyons tout d’abord la mise en scène du vol et ensuite le choix difficile auquel la Princesse est confrontée .
Le geste du Duc
Le récit veille à expliquer le geste du Duc, révélateur de ses sentiments. C’est son amour qu’il révèle par son désir de posséder le portrait : « Il y avait longtemps que Monsieur de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Madame de Clèves. » Il cède à l’envi ede s’approprier ce qui ne lui appartient pas et prend le risque d’être traité de voleur Mais il se mêle à la jalousie, sa rivalité avec « un mari qu’il croyait tendrement aimé ». C’est son orgueil ici qui sous-tend ce geste déplacé. On peut dire que l’amour lui fait commettre une folie .Cependant, dans ce monde où chacun est placé sous le regard d’autrui, il reste prudent, à la fois pour ne pas se compromettre ni compromettre la réputation de celle qu’il aime : « il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre. » Le geste est donc semblable à une épreuve, à réussir pour être digne de l’amour de la femme aimée, à la façon du code de l’amour courtois médiéval. Il demeure capable d’analyser la situation avec lucidité et n’agit pas sous l’emprise de la passion mais après une sorte de calcul logique.
Le geste en lui-même est rapide, car Nemours prend soin de ne pas se faire remarquer : « il prenait adroitement quelque chose sur cette table. » Le narrateur marque ici à la fois l’habileté du vol avec l’adverbe adroitement et la prise de risque mesurée du personnage ; Le pronom indéfinie quelque chose montre que le point de vue est ici celui de Madame de Clèves ; nous sommes plongés dans ses pensées et limités à son propre angle de vue .
L’échange des regards est clairement mis en scène
Le récit indique soigneusement la position de chaque personnage, « la Dauphine assise », « Madame de Clèves debout devant elle », « Nemours, le dos contre la table », et la place du décor, « le lit », « un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé », « la table qui était au pied du lit », comme dans une mise en scène de théâtre, car les regards vont jouer un rôle essentiel. On peut donc évoquer ici la dimension théâtrale du récit à cause de toute ces précisions qui ont égaelment pour but d’évoquer la fugacité du geste , et l’importance de la dissimulation.
Le regard de la princesse sur le Duc révèle que, tout en écoutant la Dauphine qui lui « parlait bas », elle ne perd pas de vue Nemours. Le champ lexical du regard s’impose dans le récit, révélateur du sentiment qui unit les deux protagonistes : elle l’« aperçut », elle le « vit », « les yeux de Madame de Clèves qui étaient encore attachés sur lui », « il rencontra les yeux de Madame de Clèves ». C’est par le regard, sans jamais parler qu’elle le démasque alors qu’elle même révèle son trouble en perdant le fil de la conversation.
Cet échange de regards marque le moment de tension extrême dans la scène, aussitôt interprété par le narrateur omniscient : pour la Princesse, « Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait : le lecteur partage cette fois les pensées du personnage et n’est plus limité à son simple champ de vision. Le narrateur nous livre alors une analyse complète des événements qui viennent de se produire et des réactions de chaque personnage . Ainsi ,le duc se sent démasqué mais une fois de plus, l’emploi de la litote et le recours à une formulation négative traduisent une part de doute dans l’esprit de <nemours« il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. » Cependant la tournure négative relance l’intérêt : face à cette incertitude, Nemours ne peut agir car il n’a pas de certitude. Pour tous les deux, la seule issue à ce stade parait être la dissimulation, que l’héroïne a bien du mal à maintenir : « elle en fut si troublée que Madame la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. » Peu habituée à masquer ses véritables sentiments alors que les courtisans sont experts dans l’art du paraître, la jeune femme craint en permanence de ne pouvoir masquer son trouble. Dans le silence, la parole de la Dauphine produit une rupture brutale, et souligne le désordre produit par le sentiment amoureux .
La suite de l’épisode nous montre, en effet, la confirmation du sentiment amoureux réciproque.
De la part de la Princesse
C’est par une litote que s’ouvre l’analyse du sentiment amoureux, procédé d’écriture propre à traduire la complexité de ce que ressent l’héroïne : « Madame de Clèves n’était pas peu embarrassée ». La Princesse, déchirée par un cas de conscience, vit un dilemme. D’un côté, il y a « la raison », l’obligation de la bienséance, qui l’obligerait à défendre son honneur, « qu’elle demandât son portrait », donc à affirmer sa vertu. Elle agirait ainsi conformément aux règles morales l’honnêteté et de transparence . En agissant de la sorte, elle condamnerait publiquement le Duc et montrerait qu’elle est une femme outragée par cette preuve de concupiscence. Elle défendrait également l’honneur de son mari et affirmerait la cohésion du couple qu’elle forme désormais avec son mari Le Prince de Clèves .
De l’autre côté, une autre bienséance intervient, protéger sa réputation, ne pas « apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle ». On ne sait ce qu’elle redoute le plus : faire naitre une rumeur à la Cour qui lui prêterait des sentiments pour Nemours ou révéler publiquement que Nemours est amoureux d’elle au point d’avoir voulu voler un portrait d’elle. Dans les deux cas, elle se compromet et expose son nom et sa réputation.
L’ultime issue serait de « le lui demand[er] en particulier », autre risque pour son honneur d’épouse : « c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion. » La jeune femme semble moins craindre les rumeurs sur sa réputation que la perspective d’un face à face avec cet homme . Elle redoute qu’il puisse ainsi, profitant de ce tête à tête, lui parler d’amour .
Cette analyse construit son choix : le verbe juger montre ici qu’elle a exercé un jugement donc qu’elle a pris le temps de délibérer afin de prendre une décision « elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser »; Le lecteur mesure lui aussi à quel point elle continue à se mentir.La raison qu’elle invoque ressemble plutôt à une sorte de défaite morale. Son alibi paraît hypocrite, car rien n’empêcherait que, s’il tentait de lui exprimer sa « passion », elle puisse l’arrêter et clore l’entretien aussitôt. En fait, son choix revient à ne pas choisir, à ne pas agir, et à ne pas parler. C’est le choix de la dissimulation. C’est une solution de fuite qui révèle son propre sentiment : elle n’est pas sûre de pouvoir elle-même ne pas laisser voir l’amour qu’elle éprouve. Le point de vue omniscient adopté permet d’ailleurs de démasquer cet alibi : « elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. » Elle joue, en fait, sur la même incertitude que celle qu’avait ressentie le Duc. Mais le lecteur lui comprend l’enjeu de ce renoncement à parler. En acceptant de partager ce petit secret entre eux, elle noue une véritable intimité et prépare de futures compromissions. Cet événement signe bien une double victoire pour Nemours.
La reprise de l’adverbe « quasi » met en parallèle les deux personnages, chacun essayant d’interpréter les réactions de l’autre, mais Nemours sait profiter de cet « embarras » visible, puisqu’elle n’a pas répondu à la question de la Dauphine. Le discours rapporté direct lui redonne l’initiative, son désir de lui faire comprendre ses sentiments. Sous le masque du parfait respect, il joue, lui aussi le jeu de l’incertitude et avance une de ses cartes maîtresses : « « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ». Il formule calirement une demande de complicité . Sa formule finale, qui semble encore une fois extrêmement respectueuse et civile « je n’ose vous en demander davantage », est, en réalité, une façon de la remercier de son silence, qui est une forme d’aveu. Son départ brusque , avec le portrait dissimulé , met un terme aux cogitations de la Princesse. Il lui épargne le nouvel embarras que serait l’obligation d’une « réponse ».
CONCLUSION
Madame de La Fayette met en scène un épisode romanesque, qu’elle s’efforce de rendre parfaitement vraisemblable, en introduisant un objet symbolique ,le second portrait miniature, celui du Prince de Clèves, en précisant avec soin le cadre spatial, les circonstances, les réactions des personnages. L’épreuve a été réussie par Nemours, qui emporte un double gage d’amour, le portrait de celle qu’il aime, mais surtout le silence de la Princesse, qui ne peut que l’encourager. Les deux sont précieux à ses yeux.Le récit reprend aussi un thème apprécié du public de cette époque, dans la lignée des dilemmes cornéliens : le cas de conscience prêté à l’héroïne est, pour elle aussi, une épreuve qui va l’obliger, au-delà des faux- fuyants et des alibis, à s’avouer sa faiblesse. Et ce premier faux -pas, sous couvert de délicatesse, montre à quel point elle s’avance sur une pente dangereuse ; A ce stade du roman, et après cet épisode, il est possible que le lecteur pense qu’elle est d’ores et déjà une femme perdue et que la passion prendra le dessus sur les convenances, la raison et la vertu.