27. mai 2022 · Commentaires fermés sur Alchimie d’une ville la nuit : le Crépuscule du soir de Baudelaire . · Catégories: Lectures linéaires · Tags:

 

Situé dans la section Tableaux Parisiens des Fleurs du Mal , le poème Crépuscule du soir , décrit un Paris fantastique  et nocturne , peuplé de créatures  étranges.  Baudelaire affectionne ces états intermédiaires , cet entre-deux , un moment suspendu entre la nuit et le jour, l’ombre et la lumière et dans ce crépuscule du soir , qui fait écho à celui du matin,  il s’inspire des transformations du paysage au moment où la nuit tombe  pour imaginer un univers inquiétant . Ce changement de luminosité semble entraîner de nombreuses modifications, à la fois de la vile, de l’atmosphère, du paysage et même des individus qui le composent . C’est cette  mystérieuse alchimie que tente de saisir l’auteur des Fleurs du Mal ;

Nous verrons donc progressivement  comment le paysage s’anime et se transforme. Dans un premier mouvement, le poète montre pour certains le soulagement que constitue le  sommeil au moment où , dans un second mouvement , des démons s’éveillent, créatures qui semblent tout droit sorties des enfers  et , dans un dernier temps, ces créatures de la nuit envahissent peu à peu l’espace et   remplacent les travailleurs diurnes. Ce poème est formé de 4 strophes irrégulières d’alexandrins en rimes suivies : nous étudierons les 28 premiers vers.

Le premier vers nous fait assister à l’arrivée du soir, comparée à un personnage qui surgit discrètement ” à pas de loup”  Qualifié de charmant, il est pourtant associé au crime ce qui peut sembler d’emblée contradictoire ; Le terme complice établit, en effet,  une relation entre la Nuit et le Mal ; le Ciel lui-même semble participer à cette transformation car il “se ferme lentement” et change de nature ; Il devient, en effet, une alcôve , sorte de lit construit dans un mur et  dissimulé par une porte coulissante ; A la fois prison et refuge, la Nuit a ce côté ambivalent . Quant à l’homme  il se transforme lui aussi,  ” en bête fauve “ évoquant la métamorphose du loup-garou. Le poète introduit , à nouveau, un contraste  dans la  mesure où l’arrivée de la nuit est également présentée comme une bénédiction pour ceux qui vont pouvoir dormir ; Ce soir, désormais   qualifié d‘aimable, reprend l’idée du soir charmant du vers 1. Le repos  réparateur favorisé par la tombée du jour , est , en effet, profitable, et  même nécessaire aux travailleurs et apaise leurs souffrances . Le verbe “soulager ” est ici employé pour décrire son action bienfaitrice et calmante sur “ les esprits que dévore une douleur sauvage”  La Nuit, en apportant le repos, est une consolatrice pour ceux qui ont l’âme en peine . Le Mal ne règne pas seulement à l’extérieur : il est aussi dans les “esprits” ; Le sommeil anesthésie en partie la douleur et met un terme au labeur ; Il réunit “le savant obstiné “et “l’ouvrier courbé “dans une même aspiration: trouver le repos .

Au vers 11, l’adverbe “cependant “ parait avoir conservé son sens temporel et indique , à la fois le caractère simultané des deux actions : pendant que les uns s’endorment, d’autres “ s’éveillent lourdement” et cet adverbe rend compte de leur opposition . Ces créatures qui sont présentées comme des “démons  malsains “ sont comparées à des “gens d’affaire “ comparaison qui peut sembler bizarre mais il s’agit sans doute de traduire leur empressement et de les rendre moins effrayants  . Ils sont  pourtant décrits comme des spectres  qui se déplacent en volant et en faisant du bruit ; En effet “ils cognent en volant les volets et l’auvent ” ; Les allitérations en v traduisent ici le bruit de leurs coups associés aux rumeurs du vent . La souffrance réapparait dans le paysage avec ces lueurs que “tourmente le vent” . On imagine les faibles lumières qui s’éteignent et vacillent au fur et à mesure que la nuit tombe . Ces lumières ne sont pas célestes mais proviennent des lampes allumées dans les établissements réservés à la Prostitution. L’allégorie du vers 15 rappelle cette coutume car en 1857 ,la loi interdit la publicité et les enseignes  sur les façades des maisons closes.Les prostituées n’ont plus le droit d’aborder leurs clients dans la rue  ni même  de se tenir  sur le pas de la porte ou à la fenêtre donc on accrochait à la porte  de la maison une lanterne rouge. Si la lumière est allumée, c’est que l’établissement est ouvert et accueille les clients, si elle est éteinte c’est que la maison est fermée . La plupart du temps les maisons  ouvrent en fin de soirée, juste après la fermeture des théâtres, et les filles travaillent toute la nuit, en dormant et se reposant pendant la journée. Baudelaire montre ici l’ouverture des maisons closes avec toutes ces lumières qui apparaissent  et les prostituées , travailleuses de la nuit, sont comparées à des fourmis ce qui peut montrer une sorte d’activité incessante . Le terme issue , aux connotations positives peut indiquer que fréquenter une maison close était pour certains un moyen d’échapper à la peine du quotidien, de rechercher un peu de plaisir; On surnommait les prostituées à cette époque des “filles de joie ” . On a également une sorte d’animation qui se crée avec ces verbes de mouvement : “se fraye et remue” . On peut évoquer une mystérieuse alchimie : la vie apparait subitement à des endroits où régnait le calme et le quartier subit une véritable métamorphose . Mais cette transformation a des aspects inquiétants car le nom  chemin  au vers 17 est caractérisé par l’adjectif occulte qui rappelle les pratiques secrètes qui ne sont pas reconnues par la science comme justement l’ alchimie, l’astrologie,  ou la cartomancie. Cet adjectif a également le sens de secret : les activités nocturnes sont parfois illégales et les criminels qui agissent à la faveur de la nuit tentent de dissimuler leurs forfaits .  Ces malfrats sont désignés par l’expression “ l’ennemi qui tente un coup de main “ . Familièrement , cette expression désigne une tentative de vol ou d’enlèvement , une action rapide, furtive et imprévue dans le but de s’emparer d’une personne, d’un endroit ou d’un objet. Le Paris nocturne est comparé à une “cité de fange” : on retrouve cette référence à la boue qui souvent , dans le recueil, est associée à la misère et au Mal ; Le mot fange a des connotations bibliques et rappelle les péchés de l’Homme et sa part d’animalité.  Ces allusions au côté sauvage de la Nature humaine reviennent fréquemment dans le poème : l’homme était déjà qualifié de bête fauve  au vers 4 et un peu plus loin, les théâtres seront décrits comme un lieu de glapissements qui sont clairement des cris d’animaux ou des cris humains fort désagréables . La dernière image de la Prostitution est celle d’un ver ” qui dérobe à l’homme ce qu’il mange”  On peut y voir , à la fois , une allusion à un animal souvent associé à la mort , un parasite , qui appartient à la catégorie des  nuisibles.

La dernière partie du poème montre une nouvelle étape dans la transformation de l’atmosphère : une vie nocturne fait son apparition et les restaurants s’animent pour servir les dîneurs ; On entend çà cet là les cuisines siffler: une série de sensations auditives constitue une énumération ; après les cuisines des restaurants, le poète montre les théâtres remplis et les orchestres “ronfler “: le verbe ici traduit le bruit des instruments ; Il évoque ensuite l’univers du jeu  qui rassemble des individu peu recommandables là encore reliés par une  nouvelle énumération.  “catins, escrocs, et leurscomplices , les voleurs ” . Les allitérations en c marquent une forme de menace qui est amplifiée par l’enjambement et l’étirement des derniers vers. Par une sorte d’inversion, les travailleurs de la nuit prennent le relais des travailleurs diurnes mais leurs activités ne sont pas du tout de la même nature . En effet, les voleurs s’apprêtent à “forcer doucement” les portes et les caisses ; Baudelaire parait ici , montrer une forme de sympathie ou au moins d’empathie pour ces malfaiteurs; le paradoxe ” forcer doucement ” traduit cette ambivalence et montre une part de violence mais également une part de délicatesse , sans doute pour ne pas se faire prendre et conserver leurs activités secrètes.  Le dernier vers apparait comme une sorte de justificatif, formé par une proposition infinitive complément circonstanciel de but , il justifie les larcins effectués ; Ces hommes agissent , eux aussi, par nécessité ” vivre quelques jours “ ; Il volent pour pouvoir manger à leur faim . Et la seconde raison “ vêtir leurs maîtresses “: ils offrent des cadeaux aux femmes qu’ils aiment. Baudelaire en fait des  sortes de gentleman-cambrioleur .

 Pour conclure , dans la suite du poème, Baudelaire évoque l’approche de la mort , soeur de la Nuit, et seule capable de mettre un terme définitif aux souffrances de la condition humaine. le poète construit  une vision personnelle et ambivalente de la Nuit; son premier visage est celui de la consolation. En amie fidèle, elle apaise les douleurs des travailleurs et des hommes de Bien. Mais il nous montre également un autre visage de la Nuit , plus inquiétant et peuplé de créatures maléfiques et de marginaux, fascinés par le Mal sous toutes ses formes  . Entre répulsion et fascination pour ce moment charnière, il montre comment la Ville se transforme  et comment une nouvelle Vie s’anime , sous l’effet de cette montée de l’Ombre. On retrouve dans ce tableau parisien, une sorte d’attirance pour le Mal , non seulement de la part du poète, mais plus généralement de la part des hommes en général, qui semblent se complaire dans cet entre- deux et se laissent attirer par “les délices “ du vice à l’image de ces joueurs avides et impatients qui se pressent autour des tables de jeux.