Lorsqu’ on évoque les Fleurs du Mal, on pense souvent au Spleen et à cet univers sombre, désespéré et désenchanté ou règne l’Angoisse despotique qui plante son drapeau noir sur le crâne du poète agenouillé et vaincu ; on imagine alors des paysages urbains noyés de pluie et de brouillards qui sont à l’image de l’âme du poète et reflètent ses idées noires. Certes , le recueil comporte de nombreux poèmes qui illustrent le mal-être du poète mais on peut également y déceler une tension entre le Spleen et l’idéal; En effet, le recueil est composé en 6 sections qui représentent chacune un chemin d’accès à l’Ailleurs ; cet endroit lumineux où le poète se sent enfin apaisé . Cette invitation au Voyage fait partie des poèmes composés par Baudelaire durant sa liaison avec la jeune actrice Marie Daubrun dont il tomba passionnément amoureux ; Cependant ,on y retrouve une source d’inspiration proche de celle qui a donné naissance au sonnet A une dame créole avec son cadre exotique paradisiaque et la présence de la femme aimée ;
La femme est ici associée étroitement associée à l’Idéal . Nous possédons peu de témoignages sur l’existence d’une liaison entre le poète et Marie Daubrun mais nous avons qu’il la vit jouer pour la première fois en 1847 et qu’ensuite ; Il décrit souvent la profondeur de ces beaux yeux verts et il la recommanda, grâce à ses relations dans le monde artistique , pour différents rôles ; Elle le quitta pour lui préférer son ami Théodore de Banville ; C’est peut être cette trahison à laquelle fait allusion le poème. L’une des particularités de cette composition est sa musicalité car elle a la forme d’une chanson avec ses couplets et son refrain.Poème formé de vers courts et impairs, pentasyllabes et heptasyllabes , Baudelaire y dépeint un envol vers un pays merveilleux où règne l’amour et la dernière strophe évoque une sorte de contemplation mystique.
Ce voyage imaginaire est d’abord présenté sous la forme d’une invitation à partir adressée à la femme aimée : la double appellation “ mon enfant ma soeur ” évoque à la fois un amour protecteur et enveloppant et un amour fusionnel, celui qui dans la philosophie de Platon , est désigné par le terme d’âme sœur ; c’est un amour qui vient nous compléter et qui nous apporte une forme de plénitude , aux antipodes de l’amour passion. Le verbe «songe» amène l’idée de rêverie et « là bas» suggère un monde lointain, le désir d’un ailleurs ; Le nom douceur à la rime suggère cette quiétude amoureuse : au sens philosophique, la quiétude désigne la sérénité de l’âme que nous pouvons mettre en relation avec l’un des termes du refrain: le mot ” calme ” ; Le poète dessine ensuite les contours de ce pays lointain : c’est le pays de l’amour; deux rimes et deux vers symétriques définissent la nature de ce sentiment : “aimer à loisir aimer et mourir “. Tout d’abord, cet amour n’a plus de limites : il s’étend à l’infini et devient l’occupation principale , voir unique du poète ; Ce dernier pourra , dans cet endroit magique , s’adonner aux charmes de l’amour ; Le vers 5 est un peu plus étrange car il associe l’amour et la mort ; Le et ici possède la valeur d’une suite logique comme si après avoir connu un tel amour parfait, il ne pouvait plus rien exister d’autre. Cette piste sera reprise dans l’ensemble du poème pour culminer dans le troisième et dernier couplet avec l’endormissement total du monde qui ressemble à une mort paisible, la fin de tout, l’effacement du monde ou du Moi .
Baudelaire peint ce pays avec les mots d’un artiste peintre qui réaliserait un tableau de paysage : ainsi, il emploie le mot ciels au pluriel, comme le font les peintres et il invente un oxymore soleils mouillés qui évoque les marines , ces tableaux qui tentent de saisir la beauté des paysages marins avec notamment la fusion, si particulière du ciel et de la mer qu’on retrouve ici. Quant aux ciels brouillés , l’expression suggère le caractère particulier des peintures de ciel, notamment dans les représentations de paysage de Ruysdael, l’un des peintres paysagistes flamands préférés de Baudelaire . Le poète semble envoûté par ce paysage et il établit une analogie avec les yeux de la femme aimée ; le mot charmes ici traduit l’intensité de son attirance pour cette femme qui n’est décrite , dans le poème, que par ses yeux et son parfum. L’adjectif traîtres qui qualifie ses yeux est en relation avec des larmes qui paraissent mystérieuses : larmes de plaisir qui troublent la pureté de l’iris et brouillent le regard ou larmes de tristesse ? Le poète succombe au charme de cette femme-paysage et il définit cette attirance comme spirituelle; Le pouvoir de la femme comme celui de la beauté du paysage contemplé, agiraient sur son esprit . La première strophe fait donc apparaître la notion de voyage imaginaire où le paysage et la femme aimée se confondent .
Le refrain formé d’une énumération de 5 noms établit une synthèse de ce lieu idéal : le premier terme peut surprendre; il s’agit de l’ordre; cet endroit magique se définirait donc par une harmonie et un équilibre; chaque chose y serait à la bonne place , exactement à l’endroit qui lui convient . Il n’y aurait donc jamais de fausses notes ou de fautes de goût .Nous avons déjà évoqué le calme, la sérénité : nous retrouvons ce mot en avant -dernière position , juste avant la volupté qui rime avec beauté . Le second terme est le mot beauté et le troisième suggère une atmosphère ouatée , avec l’absence de bruit et luxueuse . Quant à la volupté, il s’agit du plaisir sensuel ; On pense ici au couple amoureux et la seconde strophe justement nous fait pénétrer dans l’intimité du couple : une magnifique chambre où le couple est comme à l’abri du monde et des regards, en tête à tête.
Le second couplet nous emmène , en effet, au centre d’une chambre, dans un cadre oriental où tous nos sens sont comblés : l’atmosphère y est raffinée , à l’image de ce que décrivait le refrain. Les sens entrent en correspondances: l’ odorat avec les odeurs au vers 19 et les senteurs de l’ambre , au vers 20. La vue est également sollicitée avec, bien sûr,les meubles mais aussi les riches plafonds et surtout les miroirs profonds au vers 22. Le toucher n’est pas oublié avec le caractère poli, donc doux , des vieux meubles au vers 16 ainsi que le terme splendeur qui connote le mélange des sensations . D’ailleurs, les verbes indiquent cette osmose avec le verbe mêler au vers 19 ; Quant aux fleurs , elles permettent d’associer la vue, l’odeur, et la poésie . Le couplet s’achève avec le rappel de la théorie des correspondances : ce lieu parle à l’âme ; L’esprit s’y sent à l’aise , dans un endroit fait pour lui, comme chez lui, pourrait -on dire . Nous retrouvons toujours cette idée d’harmonie entre l’homme ici et ce qui l’entoure. Ce voyage, s’il semble dans cette seconde étape, confiné dans un lieu intime, s’ouvre en réalité, à un espace plus grand par la décoration des plafonds qui pourraient évoquer des motifs exotiques peints et surtout par le reflet des miroirs.
La contemplation se poursuit à l’extérieur par un jeu de regards au début du troisième couplet; Nous sommes à l’intérieur de cette chambre et le poète nous invite maintenant à regarder au loin avec l’apparition du verbe Voir ” vois sur ces canaux “ qui n’est pas sans rappeler le verbe songe du premier couplet qui nous invitait à imaginer. Baudelaire nous demande désormais de regarder le paysage qui s’offre à notre vue. Un lien pourra être fait avec la magie de l’Orient et des paysages exotiques qui ont charmé Baudelaire lorsqu’il était jeune , mais le monde qui s’offre ici à notre vue est un univers composite formé de souvenirs artistiques tout autant que de souvenirs réels .Le mode conditionnel qui est employé dans ce couplet avec ” décoreraient et parlerait ” est bien le mode de l’imaginaire , tout comme cette chambre est avant tout le lieu des rêves, une sorte de mirage, de paradis utopique, de refuge contre les malheurs de la vie et les assauts du Spleen.
Ce voyage contemplatif et onirique dans un pays idéalisé se transforme désormais, dans cette troisième et dernière étape, en rêverie mystique . Contrairement à la seconde strophe , nous sommes cette fois plongés dans un espace extérieur , celui d’une ville lacustre avec ces canaux, ces vaisseaux, et cette ville toute entière qui apparaît au vers 37. Dans l’imaginaire du voyage, le port joue un rôle très important :il est, à la fois un point de départ, l’endroit qu’on quitte pour aller Ailleurs mais également un point d’arrivée: celui où se termine toute vie comme le rappelle Baudelaire dans son dernier poème , celui qui clôt le recueil et qui s’intitule justement Le Voyage . On est bien sûr d’abord dans un voyage géographique qui nous emmène Ailleurs mais ce voyage se double d’un autre voyage, plus contemplatif et philosophique .Le poète suggère peut être qu’une fois parvenu à cet endroit, il est arrivé au bout de sa course et ne compte pas repartir; Il veut rester indéfiniment à la même place, là où il se sent enfin en harmonie avec le monde , à sa vraie place et heureux. Il n’y aura donc pas de retour et certains verbes qui indiquent l’ inaction peuvent également traduire le désir d’immobilité ; Ainsi, les vaisseaux, qui sont personnifiés dorment, au vers 30 un peu avant que le monde, lui aussi s’endorme à son tour au vers 39 .
Cette dernière strophe précise que nous sommes à la tombée du jour, qui annonce la nuit et justement le sommeil . Le temps employé par le poète : le présent de l’indicatif donne une impression d’éternité. On peut relier également la cadence des flots au rythme du poème bercé par un refrain et des vers très courts. Le roulis des bateaux est suggéré avec l’adjectif vagabond qui rappelle qu’ils sont désormais rassemblés alors qu’ils viennent des 4 coins du monde; Le poète invite la femme à contempler, avant d’aller dormir, le monde offert à sa vue et ce paysage est entièrement fabriqué par le poète comme un assemblage harmonieux. Il s’est inspiré , là encore , des ambiances des peintres flamands qu’il affectionne ; On retrouve ainsi la lumière très particulière des couchers de soleil avec la ville qui s’enveloppe d’une chaude carnation : Hyacinte et or sont des tons qui rappellent l’univers pictural; Les allitérations en ch sont particulièrement douces et figurent cet enveloppement progressif du monde . le verbe revêtir au vers 36 suggère l’idée d’une transformation comme si un voile venait offrir une protection à la ville ; Cette sensation d’intimité qui dominait dans la seconde strophe revient ici sous la forme de cette “chaude lumière ” . Le paysage s’étend à l’infini car il a désormais les dimensions du “monde “ et le refrain complète cet envol vers l’idéal. La magie opère sur l’ensemble du paysage .
Pour conclure, nous pouvons dire que Baudelaire nous a invité à l’accompagner dans un lieu magique où on ne peut aller que par la pensée et l’imagination. Il nous a dressé un portrait enchanteur de son idéal en lui offrant les traits d’un voyage amoureux, d’un dépaysement exotique.Mais au delà de cette peinture apaisante , ce pays est également celui où il voudrait mourir une fois parvenu à destination car il ne pourrait jamais rien connaître de mieux ni de plus beau. Ce paysage merveilleux n’existe que dans ses rêves et il s’emploiera toute sa vie à chercher l’accès qui lui permettrait de s’en rapprocher . Cette quête de l’idéal, ce désir d’envol est une des clés de sa création poétique : Dans cet endroit , les fleurs existent toujours: ce sont d’ailleurs “les plus rares fleurs “ mais le Mal lui , a totalement disparu . Cette chanson douce nous offre une sorte de parenthèse enchantée, une berceuse mélodieuse dans un recueil marqué par la boue qui colle aux semelles du poète et plombe son univers en le peignant de couleurs sombres , à l’image de la grisaille de son esprit. Nous sommes bien loin des miasmes morbides et des marais fangeux , bien loin des ombres du quotidien; Le poète a atteint ici une sorte de rêve éveillé et nous a permis de l’accompagner ; cette invitation nous était également destinée . Merci pour le voyage !