Le recueil Les Fleurs du Mal suit une architecture bien précise : Baudelaire y trace une sorte d’itinéraire spirituel . Dans la première Section Spleen et Idéal, le poète envisage deux moyens pour dépasser la condition humaine: s’élever vers l’Idéal grâce à l’Art ou grâce à l’Amour mais les deux accès sont périlleux et débouchent le plus souvent sur des impasses . Alors comment échapper à son triste sort ? Baudelaire envisage alors d’explorer les Paradis artificiels, le vin et la drogue mais le voyage est là encore souvent décevant car la réalité finit toujours par l’emporter. Après avoir tenté de s’adonner au Mal et de se révolter contre Dieu , le poète finit par se résoudre à accepter la Mort , désormais sa seule issue. Dans Le Poison , Baudelaire illustre trois tentatives pour échapper à sa tristesse condition de créature humaine ; les quatre quintils composés de vers irréguliers alexandrins et heptasyllabes décrivent ce parcours ; Le premier quintil explore les effets de l’ivresse , le second ceux de l’opium et les deux derniers décrivent l’alchimie amoureuse.
Le premier quintil reprend des images déjà rencontrées avec le Soleil : à la manière de la lumière du Soleil, le vin est capable de transformer notre vision du monde et ce dernier resplendit alors “d’un luxe miraculeux ” ; Toutefois l’adjectif “miraculeux “ ici semble déjà annoncer le mirage, la fausseté des impressions induites par l’ivresse. Comme dans la plupart des compositions du recueil, le point de départ de la vision poétique est urbain ; nous nous retrouvons ,encore une fois, dans un endroit où règne la misère comme l’exprime le superlatif ” le plus sordide bouge ” qui n’est pas sans rappeler les “masures” et ” le vieux faubourg” du Soleil , cadre préféré de la déambulation du poète . Le verbe “revêt” indique bien qu’il s’agit d’une forme de “couverture” : l’ivresse imprime une de pellicule colorée et magique, un verre de couleur , et altère nos perceptions . Nous pensons alors toucher au Paradis, pouvoir atteindre l’Idéal comme le symbolise ce “portique fabuleux ” qui apparait Il s’agit ici d’une vision de la porte du Paradis qui permet à l’homme de s’extraire de sa condition mortelle pour atteindre des régions spirituelles jusqu’alors inaccessibles . Les pouvoirs du vin sont tels qu’il est capable d’ouvrir plusieurs portes magiques ainsi que l’atteste le quantitatif “ plus d’un ” au vers 3; Et ces portes apparaissent brutalement à la manière de visions: cette idée est exprimée par l’emploi du verbe surgir. La périphrase vapeur rouge désigne la magie du vin et rend compte de son pouvoir alchimique mais peut également rappeler qu’on peut s’enivrer en respirant , en inhalant les vapeurs d’alcool. Il existe une tradition littéraire ancienne qui célèbre les vertus du vin comme pharmakon, à la fois mal et remède; Baudelaire avait d’ailleurs écrit en 1851 plusieurs essais dont certains deviendront des poèmes en prose pour comparer les effets du Vin et du haschich ; Voilà ce qu’il écrit à propos du vin et de ses pouvoirs : Le vin est semblable à l’homme : on ne saura jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Il me semble parfois que j’entends dire au vin : – Il parle avec son âme, Cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits. – « Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance. (…) » Le vin diffuse donc une lumière dorée sur les choses et cette lumière , cette “vapeur rouge” réconforte l’homme et lui ouvre les voies du Ciel ; Le dernier vers nous dépeint, en effet, l’idéal sous la forme d’un “ciel nébuleux ” dans lequel une lumière nous indiquerait la route à suivre . L’image “ouvrir un portique fabuleux” se prolonge ici et trouve son aboutissement ; Le vin permet bien d’atteindre l’Idéal et semble dissiper les nuages de la Vie.
Le second quintil évoque les effets de l’opium et son pouvoir . On sait que Baudelaire a traduit en français l’œuvre de Thomas De Quincey intitulée Confessions d’un mangeur d’opium ( littéralement Confessions of an english opium-eater, 1821 ) . On retrouve dans son poème des images semblables à celle de l’écrivain anglais et notamment une description très précise des modifications sensorielles sous l’effet de la drogue ; Voilà ce qu’écrit l’auteur britannique à propos des effets de cette drogue : « Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! » Les nombreuses références religieuses montrent que l’opium est vu comme un Dieu à cause de ses pouvoirs démesurés. L’opium procure des plaisirs divins et on le compare à une noire idole.» ;Sous l’effet des alcaloïdes présents dans cette substance, l’homme parviendrait à se prendre lui-même pour un Dieu . C’est ce que décrit le poète français en conférant des pouvoirs magiques à la drogue notamment celui d’agrandir ou de “projeter ” l’illimité; Ce paradoxe révèle que le fumeur d’opium ne perçoit plus les choses de la même manière et, surtout, il semble pouvoir échapper à l’emprise du temps , principal ennemi de Baudelaire ; En effet, la dimension temporelle semble faire l’objet d’une distorsion traduite par le verbe “approfondit ” ; De même , le plaisir devient plus intense ainsi que le suggère le verbe “creuse ” associé à la volupté , à la fin du troisième vers. Cependant l’antithèse du vers suivant “plaisirs noirs et mornes ” laisse planer un doute sur l’aspect dangereux de la drogue dans la mesure où les deux adjectifs ont des connotations inquiétantes ; Habituellement la notion de plaisir est plutôt associée à des adjectifs valorisants . Ici, il s’agit de décrire une forme de plaisir bien particulier , assimilé à une sorte de torpeur , d’apathie , de vide ; On imagine un univers froid, sombre et sans couleur , fade; En effet, morne signifie d’une tristesse ennuyeuse ; On a donc bien un paradoxe qui laisse penser que la drogue altère la perception du monde; Le dernier vers du quintil mentionne un effet pour le moins étonnant là encore : l’opium ” remplit l’âme au-delà de sa capacité. ” Que signifie cette phrase ? On imagine une sensation très particulière ; le poète se sent totalement envahi et exprime une sorte de trop plein en même temps qu’une expansion infinie .