28. mars 2023 · Commentaires fermés sur Le poison de Baudelaire : une alchimie bien particulière · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: , , ,

Le recueil Les Fleurs du Mal suit une architecture bien précise : Baudelaire y trace une sorte d’itinéraire spirituel . Dans la première Section Spleen et Idéal, le poète envisage deux moyens pour dépasser la condition humaine: s’élever vers l’Idéal grâce à l’Art ou grâce  à l’Amour mais les deux accès sont périlleux et débouchent le plus souvent sur des impasses . Alors comment échapper  à son triste sort ? Baudelaire envisage alors d’explorer les Paradis artificiels, le vin et la drogue mais le voyage est là encore souvent décevant car la réalité finit toujours par l’emporter. Après avoir tenté de s’adonner au Mal et de se révolter contre Dieu , le poète finit par se résoudre à accepter la Mort , désormais sa seule issue. Dans Le Poison , Baudelaire illustre trois tentatives pour échapper à sa tristesse condition de créature humaine ; les quatre quintils composés de vers irréguliers alexandrins et heptasyllabes décrivent ce parcours ; Le premier quintil explore les effets de l’ivresse , le second ceux de l’opium et les deux derniers décrivent l’alchimie amoureuse. 

Le premier quintil reprend des images déjà rencontrées avec le Soleil : à la manière de la lumière du Soleil, le vin est capable de transformer notre vision du monde et ce dernier resplendit alors “d’un luxe miraculeux ” ; Toutefois l’adjectif “miraculeux “  ici semble déjà annoncer le mirage, la fausseté des impressions induites par l’ivresse. Comme dans la plupart des compositions du recueil, le point de départ de la vision poétique est urbain ; nous nous retrouvons ,encore une fois, dans un endroit où règne la misère comme l’exprime le superlatif ” le plus sordide bouge ” qui n’est pas sans rappeler les  “masures” et ” le vieux faubourg” du Soleil , cadre préféré de la déambulation du poète . Le verbe “revêt” indique bien qu’il s’agit d’une forme de “couverture” : l’ivresse imprime une  de pellicule colorée et magique, un verre de couleur , et altère nos perceptions . Nous pensons alors toucher au Paradis, pouvoir atteindre l’Idéal comme le symbolise ce “portique fabuleux ” qui apparait  Il s’agit ici d’une vision  de la porte du Paradis qui permet à l’homme de s’extraire de sa condition mortelle pour atteindre des régions spirituelles jusqu’alors inaccessibles . Les pouvoirs du vin sont tels qu’il est capable d’ouvrir plusieurs portes magiques ainsi que l’atteste le quantitatif plus d’un ” au vers 3; Et ces portes apparaissent brutalement à la manière de visions: cette  idée  est exprimée par l’emploi du verbe surgir. La périphrase vapeur rouge désigne la magie du vin et rend compte de son pouvoir alchimique mais peut également rappeler qu’on peut s’enivrer en respirant , en inhalant les vapeurs d’alcool. Il existe une tradition littéraire ancienne qui célèbre les vertus du vin comme pharmakon, à la fois mal et remède; Baudelaire avait d’ailleurs écrit en 1851 plusieurs essais dont certains deviendront des poèmes en prose pour comparer les effets du Vin et du haschich ; Voilà ce qu’il écrit à propos du vin et de ses pouvoirs : Le vin est semblable à l’homme : on ne saura jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Il me semble parfois que j’entends dire au vin : – Il parle avec son âme, Cette voix des esprits qui n’est entendue que des esprits. – « Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance. (…) » Le vin diffuse donc une lumière dorée sur les choses et cette lumière , cette “vapeur rouge”  réconforte l’homme et lui ouvre les voies du Ciel ; Le dernier vers  nous dépeint, en effet, l’idéal sous la forme d’un “ciel nébuleux ” dans lequel une lumière nous indiquerait la route à suivre . L’image “ouvrir un portique fabuleuxse prolonge ici et trouve son aboutissement ; Le vin permet  bien d’atteindre l’Idéal et semble dissiper les nuages de la Vie.

Le second quintil évoque les effets de l’opium et son pouvoir . On sait que Baudelaire a traduit en français  l’œuvre de Thomas De Quincey intitulée  Confessions d’un mangeur d’opium ( littéralement Confessions of an english opium-eater,   1821 )  . On retrouve dans son poème des images semblables  à celle de l’écrivain anglais et  notamment une description très précise des modifications sensorielles sous l’effet de la drogue ; Voilà ce qu’écrit l’auteur britannique à propos des effets de cette drogue : « Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »  Les nombreuses références religieuses montrent que l’opium est vu comme un Dieu à cause de ses pouvoirs démesurés. L’opium procure des plaisirs divins et on le compare à une noire idole.» ;Sous l’effet des alcaloïdes présents dans cette substance, l’homme parviendrait à se prendre lui-même pour un Dieu  .  C’est ce que décrit le poète français en conférant des pouvoirs magiques à la drogue notamment celui d’agrandir ou de “projeter ” l’illimité; Ce paradoxe révèle que le fumeur d’opium ne perçoit plus les choses de la même manière et, surtout, il  semble pouvoir échapper à l’emprise du temps , principal ennemi de Baudelaire ; En effet, la dimension temporelle semble faire l’objet d’une distorsion traduite par le verbe “approfondit ” ; De même , le plaisir devient plus intense ainsi que le suggère le verbe “creuse ” associé à la volupté , à la fin du troisième vers. Cependant l’antithèse du vers suivant “plaisirs noirs et mornes ” laisse planer un doute sur l’aspect dangereux de la drogue dans la mesure où les deux adjectifs ont des connotations inquiétantes ; Habituellement la notion de plaisir est plutôt associée à des adjectifs valorisants . Ici, il s’agit de décrire une forme de plaisir bien particulier , assimilé à une sorte de torpeur , d’apathie , de vide ; On imagine un univers froid, sombre et sans couleur , fade; En effet, morne signifie d’une tristesse ennuyeuse ; On a donc bien un paradoxe qui laisse penser que la drogue altère la perception du monde; Le dernier vers du quintil mentionne un effet pour le moins étonnant là encore : l’opium ” remplit l’âme au-delà de sa capacité. ” Que signifie cette phrase ? On imagine une sensation très particulière ; le poète se sent totalement envahi et exprime une sorte de trop plein en même temps qu’une expansion infinie .

NB :  L’opium inspirera , par le suite ,de nombreux auteurs et on retrouve assez souvent la description d’effets similaires comme dans ce poème de Maurice Magre du début du vingtième siècle  où on entend encore des accents baudelairiens :   L’âme des pavots morts monte dans la fumée…/ Je contemple, étendu, les visages humains,/Les meubles délicats, les choses bien-aimées /Bercé sur le vaisseau de l’opium divin. […]/Ainsi, je vois, le soir, des milliers d’images/ Que l’âme des pavots répand sur les coussinsJe remonte le cours des races et des âgesBercé sur le vaisseau de l’opium divin..
Les deux derniers quintils évoquent la toute puissance de l’amour-poison qui verse sa blessure mortelle dans le coeur du poète . Et le poison s’infiltre d’abord par les yeux de la femme, ces terribles yeux verts évoqués au vers 12 et qui font penser à un liquide mortel comme le suggère l’utilisation du verbe “découle ” au vers précédent  et la périphrase “ lacs où mon âme tremble”, pour décrire les yeux de la femme , périphrase  dans laquelle on retrouve à la fois la présence de l’élément liquide et de ses mouvements évoqués à la surface de l’eau ,  ces ondes qui font vaciller les images et donnent cet effet de “tremblement” qui se prolonge avec le reflet qu’on aperçoit “à l’envers ” ; Ce renversement traduit le bouleversement du poète  amoureux et la perte de ses repères. La métaphore de l’eau est filée et  les yeux deviennent au vers 15 “ces gouffres amers” ; Nous retrouvons , dans cette image,  fréquente chez Baudelaire, à la fois l’idée d’un infini inquiétant et dangereux et la sensation d’une douleur à venir. L’âme du poète est comme aspirée par les yeux de la femme et son esprit semble se déverser, entièrement , en elle, comme pour marquer une forme de dépossession. L’amour le fait pourtant  rêver au départ  et ses “songes “ sont comparés à une foule nombreuse venue “pour se désaltérer” ; Le complément circonstanciel de but marque le caractère volontaire de l’empoisonnement et ses terribles conséquences; L’amour fait naître des rêves, les nourrit, en quelque sorte, avant de les faire mourir . 
Le dernier quintil évoque une autre source d’empoisonnement : un liquide meurtrier qui n’est autre que la salive de la femme aimée  capable de commettre un “terrible prodige ” ;  Le mot prodige est synonyme de miracle et traduit la force des sensations du poète. Baudelaire cherche à montrer que les effets de l’ amour sont encore plus terribles que ceux de l’ivresse et de la drogue. L’association de la  “salive “ de la femme et du verbe “mordre ” évoque , à la fois, l’action même de la morsure  , peut être liée à un échange de baisers ou à un jeu amoureux , et cet empoisonnement à la manière d’une morsure de vampire, On retrouve souvent dans les Fleurs du Mal la figure du monstre dévorateur associée notamment au Temps qui “dévore la vie ” .  On trouve aussi souvent l’image de la femme -sorcière, aux pouvoirs maléfiques ; Ici l’action de cet empoisonnement est comparée, avec une référence mythologique,  aux effets du fleuve de l’oubli qui coule au sein des Enfers  et qui “plonge “les âmes des morts dans l’oubli. L’âme du poète semble vouée à disparaître ; Les deux dernier vers évoquent, en effet, un mouvement incontournable :l’âme parait comme roulée malgré elle, entraînée par un irrésistible mouvement qui la rapproche inexorablement de sa destination fatale : “les rives de la mort ” ; On retrouve, une nouvelle fois ,  la référence à la géographie des Enfers dans l’Antiquité. Le verbe “charriant ” qui a ici un complément d’objet direct abstrait ” le vertige ” , rappelle le caractère impérieux de ce parcours ; le verbe charrier , en effet, s’emploie surtout pour désigner la force de l’eau qui entraine avec elle la terre , la boue ; La salive de la femme aurait donc des effets puissants comparables à ceux d’une tempête , d’un véritable raz de marée; le mouvement hyperbolique suggère la force du phénomène. Quant au mot vertige, souvent associé à l’amour, il reprend cette idée d’un décentrement, d’un bouleversement profond du poète amoureux . On peut également y lire une allusion à l’extase amoureuse très fréquemment qualifiée de “petite mort” car elle laisse les sens comme anéantis, provisoirement . Le verbe défaillir, en effet, poursuit cette équivoque en suggérant un évanouissement, sous l’effet du plaisir , une extase , un paroxysme amoureux. Il désigne un affaiblissement des sens  qui peut aller jusqu’à l’évanouissement physique. 
Pour conclure , Le Poison  évoque  bien une mystérieuse alchimie qui a pour conséquence  le transport des sens . Il trouve sa place entre Le flacon qui lui aussi, évoque une agitation  des sens , ou plutôt  sous l’effet d’une odeur , le parfum de la femme qui provoque une sorte de voyage intérieur et fait se bousculer les pensées du poète, et  Ciel brouillé qui décrit le pouvoir du regard de la femme aimée capable de faire ” fondre en pleurs les cœurs ensorcelés ” ; Le cœur et l’âme du poète subissent l’attraction mortelle des yeux de la femme et le plaisir charnel agit ici comme la plus puissante des drogues capable de conduire l’Homme aux rives de la mort et de lui faire perdre , l’espace d’un instant de plaisir, le sentiment même de son existence . Envoûté, hypnotisé, le poète en oublie, provisoirement,  les vicissitudes de son existence terrestre et atteint une sorte de fragile Idéal qui se confond avec la mort , repos des sens et espace paradoxal de plénitude . L’amour, tel une drogue puissante , calme la douleur   de vivre et  permet au poète de toucher à l’Idéal mais de manière extrêmement fugitive . 
Vous pouvez également lire ce début d’explication . 
http://professeurenquarantaine.r.p.f.unblog.fr/files/2020/04/explication-du-poeme-le-poison-de-baudelaire-les-deux-premieres-strophes.pdf