Un exemple d’introduction ... Surtout connu pour son grand projet de Comédie Humaine , vaste chantier littéraire de 90 volumes sur lequel il a travaillé durant plus de 20 ans, et qui analyse plusieurs aspects de la société, Honoré de Balzac est souvent considéré comme l’un des premiers auteurs réalistes en raison de son ambition de peindre la société toute entière . Pourtant lorsqu’il publie son second roman intitulé La peau de chagrin, c’ est encore un jeune provincial, récemment monté à Paris , à peine connu , âgé de 30 ans, et qui ressemble, par de nombreux traits à son héros Raphaël de Valentin . Ce dernier , désespéré par ses revers de fortune, souhaite mettre fin à ses jours mais en attendant l’aube , il pénètre, par hasard , dans un magasin d’Antiquité et découvre un vieux parchemin et un mystérieux marchand lui vante les pouvoirs magiques de ce talisman.
La découverte des pouvoirs fantastiques de cet objet se situe dans la première parie du roman. Comment se déroule la rencontre entre le vieil Antiquaire et Raphaël ? Le premier mouvement résume les croyances du marchand et présente les pouvoirs surnaturels de la peau. ( l 1 à 9 ) Le second mouvement révèle la réaction quelque peu provocatrice du héros qui semble ignorer les recommandations du vieil homme ( l 10 à 22 ) La dernière partie des désirs de Raphaël nous monter qu’il a oublié toute mesure et qu’il se comporte dangereusement en ne mettant aucune limite à ses désirs les plus fous . ( l 22 à 28 )
L’objet précieux est mis en valeur par l’utilisation d’un déictique, un démonstratif qui donne à voir : Ceci et le marchand attire l’attention du personnage en utilisant ” une voix éclatante ” . Le romancier met en scène ici l’apparition de l’objet qui devient l’élément central , à la fois, objet des regards et des convoitises des personnages . Le vocabulaire philosophique est employé avec deux infinitifs substantivés : Pouvoir, qui symbolise la Puissance et Vouloir qui représente la Volonté , au sens de réalisation des désirs ; On met souvent en relation ces deux éléments en expliquant qu’il suffit de vouloir pour pouvoir mais dans la réalité, leur relation est plus complexe car vouloir très fortement quelque chose ne suffit pas à nous assurer de notre réussite . Le romancier montre donc la toute puissance de cet objet dans sa capacité à “réunir ” les deux attitudes : le possesseur de ce talisman verra donc tous ses souhaits se réaliser ce qui lui confère un pouvoir fantastique . Le marchand tente de convaincre Raphaël qui pour lui ,est un jeune homme inconnu , de prendre garde aux pouvoirs magiques de la peau en lui énumérant tout ce qu’elle est contient . Un nouveau déictique Là , adverbe de lieu, qui ici cherche à nous faire visualiser ce morceau de parchemin, débute l’énumération de toutes ses potentialités . Le détenteur du talisman va pouvoir transformer le cours de son destin : il lui suffit d’exprimer un vœu pour que la magie opère; Il pourra ainsi obtenir une place élevée dans la société si c’est ce qu son ambition lui dicte et il est intéressant de constater que c’est la première chose à laquelle songe le marchand . On peut peut- être en déduire que c’est une chose essentielle , à la fois pour le romancier et sans doute pour son personnage. Le deuxième élément de l’énumération désigne “ les désirs excessifs “ : l’adjectif évoque une forme de démesure, de danger . Le marchand tente-t-il ici de nous faire comprendre que nous devons, en général, nous méfier de nos désirs, veiller à les maîtriser pour qu’ils ne nous détruisent pas ? Le terme intempérance marque une critique c’est une attitude moralement répréhensible qui consiste à désirer de manière abusive quelque chose. Les deux expressions sont donc redondantes. Le marchand adopte ici l’attitude d’un philosophe qui cherche à prévenir le futur propriétaire de la peau de se méfier de ce qu’il pourrait vouloir . Cet avertissement résonne de manière inquiétante d’autant qu’ il est suivi par des paradoxes : il est question, de joies qui tuent et de douleurs qui font trop vivre . Habituellement , on associe la joie au bonheur et la douleur à la mort ; Ici, on ne comprend pas comment un excès de joie pourrait amener la mort . Mais le discours de l’Antiquaire parait inquiétant : il juge qu elles excès sont responsables de grands malheurs et invite le héros à réfréner ses désirs sous peine d’y succomber; Balzac met en place , dès les premiers chapitres , le destin tragique de Raphael qui va se montrer présomptueux .
Le Vieillard semble posséder une certaine expérience et raisonne comme un philosophe en réfléchissant et en nous faisant nous poser des questions existentielles . Lorsqu’il affirme que le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir, il met en évidence une forme d’ambiguïté qui consiste à éprouver du plaisir de mal agir; cette sorte de fascination pour le Mal caractérise, d’une certaine façon, le personnage de Rastignac , à la fois ange-gardien et démon tentateur auprès de Raphael qu’il incite, lui aussi , à mal agir . L’antiquaire semble prôner la modération en toutes choses, à la manière des philosophes stoïciens qui souvent vivaient reclus ou en ermites et modéraient constamment leurs désirs . Cette école de philosophie s’oppose à l’épicurisme qui professe de se laisser guider par la recherche de ses désirs pour atteindre le bonheur . L’épicurien se préoccupe également de satisfaire ses besoins naturels et ses désirs nécessaires. Epicure a classé les désirs en trois catégories : ceux qui sont essentiels et nécessaires doivent être satisfaits pour mener au bonheur qui est un état de quiétude où l’âme et le corps sont en paix . En cédant à des désirs non nécessaires , excessifs, Raphael entend bien profiter au maximum de tous les plaisirs de la vie mais il risque d’en payer le prix : c’est ce que cherche à lui enseigner le vieux marchand. La question rhétorique ” qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal ? ” amène , une fois de plus, à réfléchir sur les conséquences qui pourraient découler des excès de plaisir . Mal et plaisir intense sont étroitement associés et il devient difficile de les démêler . Ce discours du marchand est quelque peu étrange mais contient une part de vérité. Son raisonnement se poursuit avec une série de questions. La première interrogative partielle directe est suivie par une interrogation totale directe elle-aussi , elle même suivie de deux autres questions rhétoriques sous la forme d’interrogatives directes totales . Au moyen d’une antithèse, il oppose “les plus vives lumières du monde idéal ” aux “plus douces ténèbres du monde physique ” ; Ce monde idéal ou idéalisé est celui des rêves enchanteurs , des illusions que nous nous faisons; Ces projets charmants “caressent notre vue” , nous procurent de l’espoir et nous apportent la lumière du réconfort mais ils sont trompeurs . Le monde physique représente la noirceur de la réalité , pas toujours conforme à nos souhaits ; Cependant ces ténèbres , par une curieuse association sont, à la fois qualifiées de “douces ” et capables de blesser notre vue . Peut- être pour signaler qu’on se méprend parfois sur ce qu’on voit et qu’on ne parvient pas toujours à distinguer la vérité sous les apparences de la réalité ; Ainsi Raphael aime d’un amour sincère, qu’il idéalise , une femme sans coeur qui le méprise et il se montre incapable de voir l’amour réel que Pauline éprouve pour lui . L’homme rêve de ce qu’il n’a pas et s’imagine que le posséder ferait son bonheur et ne parvient pas à apprécier ce qu’il a déjà , sous les yeux . Le marchand l’incite à se montrer sage et rétablit la liaison étymologique entre les deux mots; En effet, sage en français vient du mot latin qui signifie savant, habile . Par l’intermédiaire du personnage du marchand, le romancier nous invite également à nous poser des questions sur le sens du mot folie qu’il rapproche d’un “excès de vouloir ou d’un pouvoir” .
La réaction de Raphael ne se fait pas attendre : alors que l’Antiquaire condamne l’excès des désir et des plaisirs encouragés par la société, le jeune homme lui, désire pourtant suivre cette voie et affirme , d’un ton péremptoire : “oui je veux vivre avec excès ” ; Il peut s’agir d’un élan lié à sa jeunesse et à son manque d’expérience : il décide donc de ne pas tenir compte des mises en garde du vieillard qui pourtant fait preuve d”une incroyable vivacité ” dans la voix comme s’il savait à quels dangers Raphael va être exposé en prenant cette peau.
Balzac fait ici le portrait d’un jeune homme ambitieux, déterminé à réussir pas tous les moyens ; une sorte de représentant de cette génération bouleversée par les changements politiques rapides qui désorganisent la société et menacent certains de leurs privilèges. Pour se faire une place dans le monde, certains sont prêts à tout . Pourtant Raphael souhaitait, au départ, réussir grâce à “l’étude et par la pensée “ Il a travaillé sans succès à un ouvrage philosophique mais c’est sa pauvreté qui le fait renoncer à ce premier objectif. Ainsi il prétend ne pas croire au pouvoir surnaturel de l’amulette et parait résolu à poursuivre son projet de suicide . La raison qu’il invoque manque de précision ” mon existence est désormais impossible “ . L’adverbe ici porte la marque de la négation lexicale ; Le jeune homme affirme sa détermination et rejette la sollicitude du marchand . L’expression “charitables efforts ” souligne que le marchand agit bien, par charité chrétienne mais que toute tentative de le faire changer d’avis , est inutile. Il adopte la posture d’un condamné à mort qui veut exaucer ses dernier souhaits . L’impératif “voyons ” qui a ici une valeur exhortative relance l’argumentation ; ses gestes trahissent son agitation et il serre le talisman “d’une main convulsive “ : ces mouvements incontrôlés sont sans doute l’indice d’un grand trouble intérieur . L’expression de ses désirs est marquée par un premier verbe de volonté et ensuite, rythmée par des subjonctifs de souhait introduits par la conjonction Que .
A l’image du dernier repas traditionnellement offert au condamné à mort en prison, il désire un véritable festin : “royalement splendide “ a une valeur hyperbolique dans la description de ce repas ardemment souhaité. Le mot bacchanale , dans la Grèce antique, désigne les fêtes organisées en l’honneur du Dieu Bacchus, le Dieu de l’ivresse; Ces fêtes sont souvent décrites comme particulièrement débridées : beaucoup de convives sont ivres et on y danse jusqu’à l’aube . Pour que l’ambiance soit festive, il souhaite inviter à ce repas des jeunes gens de bonne compagnie: des joyeux vivants “ spirituels, et sans préjugés, joyeux jusque’ à la folie ” : Ces qualités semblent peu répandues dans le Monde décrit par Balzac où on croise surtout des vieillards tristes et ennuyeux . Raphael souhaite s’amuser sans aucune limite . Ce qu’il demande ensuite peut sembler immoral et condamnable : trois jours d’ivresse est une nouvelle hyperbole qui traduit son désir de boire sans compter et la présence des “femmes ardentes “ , des courtisanes considérées comme des objets décoratifs qui parent la soirée, indique que tous lse plaisirs des sens pourront ainsi être contentés ; L’adjectif ardent a ici une valeur sensuelle : ce sont des femmes quoi vont satisfaire les appétits sexuels des invités. Ce d’énumérations te leur caractérise excessif forment une sorte de tableau de la corruption des moeurs ; Pour le jeune homme, les plaisirs terrestres comme la nourriture, le bon vin et l’amour , sont devenus les élément d’une orgie avec un excès de nourriture, une ivresse illimitée et des femmes à profusion . Il s’agit pour Balzac de peindre la Débauche et de dénoncer les excès de certains riches personnages comme le banquier Taillefer . Le tableau se transforme en une sorte de vision mythologique avec cette allégorie de la Débauche en Déesse solaire et son “char à quatre chevaux ” : Cette déesse est décrite comme “rugissante “ ce qui rappelle un côté animal dangereux et Balzac évoque avec “les bornes du monde ” et les plages inconnues “ des transports mystérieux qui permettent de quitter le monde réel, de s’évader vers l’au-delà . Cette vision mystique s’achève avec le spectacle des “âmes ” et c’est l’occasion pour Raphael d’expliquer qu’il ne croit ni au Paradis ni à l’Enfer ; Cela peut sembler paradoxal que le personnage soit la proie de visions mystiques alors qu’il prétend ne pas croire au surnaturel . En tout cas, il ne raisonne pas du tout en terme de Bien ou de Mal comme s’il se situait au delà de la morale et qu’elle lui était totalement indifférente ; cette idée d’élévation ou de damnation est illustrée par l’opposition entre les cieux et la boue; “peu m’importe “ s’écrie le héros. La litanie de ses désirs se clôt avec un commandement : il s’adresse de manière assez irrévérencieuse à la Peau, en la traitant ainsi comme une sorte de divinité, afin qu’elle lui procure ce qu’il désire “me fondre toutes les joies dans une joie ” . Ce désir de synthèse peut faire penser , en philosophie, à la différence entre les plaisirs et le bonheur qui est une sorte d’état de contentement intérieur . Raphael semble confondre les plaisirs humains et la joie mystique et prie “un pouvoir sinistre “, celui de la peau, celui de la magie noire , alors qu’il affirme ne pas croire au divin et au religieux . Il vient ainsi d’effectuer son premier souhait qui va être réalisé dans les heures qui suivent grâce à la rencontre providentielle avec ses amis qui vont le conduire chez Taillefer .
Cet extrait fait avancer l’intrigue et présente la démesure du personnage de Raphael qui, sans le savoir, vient de signer sa condamnation en contractant ce pacte terrible. Le héros semble prêt à tout pour profiter des plaisirs de la vie et ses désirs superficiels semblent commander son destin. Balzac critique ici , à la fois l’absence de volonté et surtout l’absence de valeurs morales . En mettant sur le même plan, désirs terrestres et valeurs morales , l’écrivain condamne ceux qui suivent leurs désirs et renoncent au Bien pour les accomplir . Rien d’étonnant donc à ce que le destin de Raphael soit tragique . Sa mort est ici annoncée et parait inéluctable .
Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt.
Écoute, […] à ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. […] Menons une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard !
Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme ; […] ton sourire angélique m’a […] purifié.
[Ce talisman] accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
— Mourir, mais tu es jeune ! Mourir, mais je t’aime !