27. mai 2024 · Commentaires fermés sur Parcours émancipations créatrices , extrait 4 Tailler la route , couplet de Gael faye · Catégories: Divers, Lectures linéaires · Tags: , ,
 Proposition  de lecture linéaire

Introduction : La poésie à l’origine mêle texte et musique ; au Moyen-Age, les troubadours composent des airs sur lesquels ils improvisent, le plus souvent, des paroles aux motifs traditionnels qui célèbrent les exploits des héros ou l’amour . Dans le domaine musical, comme dans le domaine littéraire, styles et courants se succèdent et chaque artiste cherche à définir sa place soit en perpétuant la tradition ou en s’émancipant des modèles pour créer du nouveau . Grand Corps malade, un slameur, Gaël Faye, plutôt versé dans un rap mélodique et Ben Mazué , auteur-compositeur interprète , qui alterne entre rap léger et pop , ont décidé de collaborer pour créer un album baptisé Éphémère sorti en 2020.Dans la chanson « Tailler la route », morceau composé en vers libres, ils lancent un appel à la liberté . Les troi sinterprètes s’accordent sur cette volonté d’émancipation. La partie écrite par Gaël Faye  comporte 16 vers . Comment le poète franco-rwandais met il en mots et en musique son désir d’émancipation ? Le premier mouvement est composé de la  strophe 1 : il représente  le désir d’évasion et le second mouvement, strophe 2 , montre le sens du voyage du poète. 

Mouvement 1 : « Ils ne savent pas que je mords, que ma vie sent le soufre Je passe en météore comme on passera tous » – Dès ces deux premiers vers, GF évoque une existence troublée, un rapport conflictuel aux autres, qu’il inscrit dans le présent d’énonciation. La rupture s’exprime par l’opposition entre « ils » et « je » . L’agressivité du locuteur est marquée par les métaphores « mords , et sentir le soufre ». Rappelons que l’expression sentir le soufre a deux origines : dans le domaine religieux, elle désigne les éléments diaboliques qui font peur et dans le domaine militaire, cela signifie que la situation est explosive et risque rapidement de dégénérer ; dans les 2 cas, la vie du poète est associée soit à un rejet soit à une forme de danger. On peut d’emblée faire le lien avec les difficultés existentielles de Gael Faye, tiraillé entre blanc et noir, et qui a vécu les génocides du Rwanda qu’il a du fuir adolescent. Sa mère appartenait à l’ethnie Tutsie qui a été massacrée par les Hutus . Le poète, ici, s’apparente à un animal, à un marginal, à un être maudit que l’on rejette par mépris ou par peur et qui est rempli de colère comme un chien méchant . On pourra commenter l’effet d’homonymie « soufre / souffre », mettant en évidence le rejet qui engendre la souffrance. 

– Le 2e vers, alexandrin si l’on ne prend pas en compte la prononciation des /e/ (c’est le cas dans le texte chanté), souligne par la métaphore la fugacité de la vie mais surtout l’égalité de tous devant le temps : bourreaux, victimes, oppressés ou oppresseurs, nous sommes tous mortels. Il s’agit donc de mettre à profit notre passage sur terre. J’suis fait de pierre granit mais d’un cœur grenadine Quand t’effriteras ton shit moi je taillerai ma mine” – Le poète  présente la dualité de sa personnalité grâce à l’antithèse « granit / grenadine) : l’armure qu’il se forge pour affronter la difficulté de son quotidien protège son humanité (peut-être ici envisagée comme une fragilité). Dans le cœur grenadine, on retrouve la couleur rouge du fruit qui peut suggérer un cœur qui saigne, qui a mal.  Alors que le granit est une roche extrêmement dure que rien ne peut altérer : force et faiblesse cohabitent.  Ainsi, le parallélisme qui suit au vers 4 , éclaire cette double personnalité : le poète se tourne vers l’écriture (« ma mine »), qui désigne par métonymie le crayon avec lequel on écrit ,  devient salvatrice. L’idée de tailler la mine qui rappelle le titre du morceau « tailler la route”  prend le sens d’affûter son stylo pour pouvoir écrire des mots qui font mouche, qui touchent . C’est l’acte de création qui est souligné ici par l’emploi du verbe « tailler », par opposition 2 à la destruction , marquée par le verbe « effriteras », réduire en petits morceaux . La volonté d’écrire s’oppose à l’inaction du rêveur . On pourrait par ailleurs commenter l’antithèse entre le « granit », pierre particulièrement dure qui ne s’érode pas avec le temps et le « shit », matière friable qui se consume, comme pour souligner la détermination du poète à affronter le monde. Alors que les fumeurs de shit se perdent dans des paradis artificiels et ne font rien de constructif pour changer le monde dans lequel ils vivent ( ils se contentent de fuir la réalité) , le poète lui se présente comme investi d’une mission qui concerne ses semblables. Cette métaphore exprime la volonté du poète de construire sa propre voie [voix] et cette métaphore du travail de l’écrivain-artisan est soutenue par le rythme des alexandrins et l’allitération en /t/. On notera par ailleurs que la première strophe trouve son rythme dans les rimes internes et  chaque hémistiche se construit alors en contraste avec l’autre partie du vers. Cette première strophe dessine, par l’écriture, la figure du poète et sa mission . “Ouais je taillerai la route, ici j’ai plus d’attache J’irai m’planquer dans la soute, si pour moi y a plus la place” – Le futur simple marque ici l’idée d’une action à venir .Dans le vers 5, la métaphore « tailler la route », en reprenant donc au sens figuré le verbe « tailler » indique un départ volontaire pour de longues distances . On trouve une explication à cette envie de « tailler la route « ; le poète indique qu’il n’a plus d’attache : cette image suggère celle du bateau qui largue les amarres : ce voyage impérieux fait également référence à ceux qui émigrent et aux passagers clandestins qui se cachent dans les soutes des avions pour fuir un pays en guerre ou une oppression politique. – ce départ, nécessaire devient donc une fuite clandestine : fuir, coûte que coûte, pour trouver « sa » place. On pourra en effet interpréter « y a plus la place » dans différents sens : plus la place pour lui dans ce monde qui le rejette ou il ne trouve pas sa place , il se sent de trop, différent ou rejeté . Le vers suivant a le ton d’une imprécation “Qu’ils aillent gratter leurs croûtes cette bande de fils de lâches Obsédés par leur souche, moi j’suis amoureux du large” – Cette idée du poète rejeté, incompris (on retrouve-là l’image du poète maudit avec Baudelaire, Rimbaud) est lié à sa différence. Il insulte ici ceux qui ne veulent pas de lui : la métaphore “gratter leurs croûtes” les décrit comme des êtres purulents, atteints par une maladie qui les ronge. On peut penser au racisme assimilé à une gangrène. L’expression familière détournée « bande de fils de lâches » permet au poète d’exprimer avec véhémence le mépris qu’il a envers tous ces individus qui se cachent derrière une attitude hypocrite. On perçoit ici la critique acerbe d’une certaine forme de nationalisme mise en évidence par l’enjambement « obsédés par leur souche » (n’oublions pas que Gaël Faye est franco-rwandais, il a fui son pays en guerre et s’est tourné vers l’écriture pour extérioriser sa douleur liée à l’exil et exprimer ses difficulés identitaires). A son arrivée en France , il a souffert du racisme anti-noir – et plus largement du mépris pour les Africains de souche. L’image du poète« amoureux du large » vient s’opposer, par antithèse , à la précédente, établissant une opposition entre ces individus méprisables et le poète , citoyen du monde. On pourrait également commenter la paronomase « lâches/large » comme moyen d’opposer le poète aux autres : sa largesse d’esprit contrasterait avec la dimension étriquée des nationalistes, ceux qui jugent les gens en fonction de leurs origines, ou de leur ethnie comme au Rwanda.Dans ce premier mouvement, le poète justifie son besoin d’évasion. Cette nécessaire fuite vers un ailleurs s’accompagne d’une véritable quête de sens que l’écriture va rendre possible.

[Mouvement 2] strophe 2 : La 2e strophe opère un changement de rythme, une accélération du tempo comme pour mimer le départ de ce voyage initiatique, comme un moyen d’accéder au déchiffrement du monde

“J’veux faire des milliers de miles, me languir de mille romans” M’arrimer au rythme lent, l’ire en moi la calmer de milliers de mots” – On relèvera tout d’abord les jeux sonores qui rythment cette 2e strophe : de nombreuses allitérations en /m/ et /l/ et assonance en /i/, à travers lesquelles on pourra entendre une célébration de la liberté et de la puissance des mots comme outils de cette émancipation. Les hyperboles « milliers de miles, mille romans » disent cette soif intense d’expériences à travers les distances parcourues et de l’accumulation de connaissances notamment livresque. – De plus, on peut noter que le voyage est tout autant spirituel (« mots, romans ») que physique avec l’indicateur « miles » qui désigne les kilomètres parcourus, notamment en bateau. Le poète n’erre pas sans but : il cherche une terre d’accueil pour s’arrimer, c’est à dire trouver un point d’ancrage, une patrie spirituelle Le parcours doit permettre d’atteindre la stabilité mais également l’apaisement (« l’ire en moi la calmer ») . Le mot ire désigne en ancien français une violente colère , celle du début de la chanson lorsque le poète affirme qu’il mord et on retrouve un jeu de mots avec le verbe lire ; Cette homonymie (« l’ire / lire ») permet de percevoir les mots comme  des portes d’accès à la connaissance de soi (« lire en moi ») et  à la découverte de son identité . On retrouve cette idée que l’écriture peut mener à la connaissance de soi , un peu à la manière d’une introspection. 
Admirer le monde, la lune, l’onde de la mer au loin” La lumière de l’aube sur l’eau en naviguant d’îles en îlots” – les phénomènes sonores se poursuivent, grâce à l’allitération en /l/, en /m/et l’assonance en /o/ : le poète célèbre musicalement la beauté du monde. Un paysage maritime apparaît sous sa plume . Le champ lexical de la navigation se déploie peu à peu : quête mystique, l’eau étant symbole de vie et de purification. Le poète se pose en observateur, humble, face à l’immensité du spectacle qui l’entoure. Les rimes intérieures créent une véritable harmonie et décrivent poétiquement un voyage maritime au long cours. Mais le poète n’est pas un simple observateur . Il doit aussi combattre . “Eviter les vagues et livrer combat à l’hydre du Mal” J’ai vidé les larmes de longue date, j’habite le large” – . Il faut, métaphoriquement, « éviter les vagues, livrer combat et vider les larmes » : le voyage n’est pas sans heurts et exige de se purger de ses propres souffrances. C’est un voyage à conduire sans faiblir car « l’hydre »  est un monstre qu’il lui faut terrasser : c’est une sorte de serpent géant à neuf têtes de la mythologie , créature aquatique qu’Hercule fut chargée de tuer ; ce monstre légendaire , incarne bien sûr ce mal tentaculaire qui se renouvelle constamment. – par ailleurs, la métaphore « j’habite le large » place désormais le poète sur un autre plan : son esprit est ouvert au monde, purgé des souffrances passées qui pouvaient entraver sa quête de l’ailleurs. 
La dimension spirituelle et mystique du voyage est alors évoquée avec la destination finale “S’attifer de l’or des jours qui passent pour raviver l’âme” Marcher le feu dans la lanterne jusqu’à Lalibela” -Le poète, libéré des chaînes qui le retenaient, peut désormais s’enrichir spirituellement de toutes ses expériences : la métaphore « s’attifer de l’or des jours », semble conférer au poète un pouvoir lumineux . Il est littérallement revêtu d’habits de lumière comme une créature divine, surnaturelle. Cette lumière intérieure va lui permettre de « raviver » son âme . Raviver signifie donner plus de couleurs, rendre plus vivante  Elle est un enrichissement, un trésor précieux- D’ailleurs, Lalilbela évoquée dans le dernier vers est un sanctuaire très ancien : cette ville d’Ethiopie abrite de très anciennes églises taillées dans la pierre, et représente un haut lieu de pèlerinage pour les Chrétiens de cette partie du monde. Symbole de spiritualité , avec son nom poétique qui rappelle la libellule mais également belleile . On y entend liberté et beauté . Ce sanctuaire semble être le lieu d’arrivée de la quête. Après avoir fui, après avoir lutté contre de nombreux ennemis, le poète atteint ainsi, dans cet endroit, une forme de paix intérieure . On notera enfin que le poète est aussi « guide » pour les autres hommes grâce au « feu dans [s]a lanterne ». On retrouve alors l’image du poète voyant, porteur de lumière  qui guide l’autre dans le déchiffrement du monde pour accéder à la Connaissance. La lanterne désigne l’instrument en verre dans lequel on emprisonne la lumière afin qu’elle puisse servir de point de repère, qu’elle ne s’éteigne pas au premier courant d’air et qu’on puisse la transporter.

Pour conclure : on retrouve dans cet extrait de « Tailler la route », les images d’un poète voyageur qui chante son désir de liberté et d’évasion , de grands espaces, loin des foules. Ce voyage , à la fois matériel et spirituel mène à une forme d’ascèse : le poète s’éloigne des préoccupations de ses semblables et atteint une autre dimension ; Il vide son âme de tout ce qui pourrait l’empêcher de s’émanciper:il doit se débarrasser de la colère qui l’étouffe, de la souffrance ensuite pour ne garder que cette lumière en lui, reflétée par la beauté du Monde. C’est seulement une fois arrivé à ce stade qu’il paut devenir un passeur de lumière . Baudelaire dans Le Voyage et Rimbaud dans Le Bateau ivre ont tous deux exprimé ce voyage spirituel, sous la forme d’un voyage en bateau . A la fin c’est la mort qui attend Baudelaire avec  ce « vieux capitaine » qui l’invite à lever l’ancre  et l’emporte avec lui et Rimbaud lui , après avoir écumé les mers du monde entier, découvert des archipels sidéraux, désire finalement une eau noire et froide , celle de son enfance et il se revoit , à la fin de son voyage frêle enfant triste qui joue à lancer un petit bateau sur l’eau . Chaque poète à sa manière cherche à tracer sa route et à donner un sens à son parcours. Ce voyage métaphorique, c’est celui de notre propre vie . 
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