Dans son roman Naissance d’un pont, écrit en 2010, Maylis de Kerangal nous conte l’histoire de la construction d’un pont fantastique entre la ville imaginaire de Coca quelque part en Amérique du Sud , en bordure de la forêt amazonienne et la Jungle dans les profondeurs de laquelle vit une des dernières tribus indiennes . Des travailleurs du monde entier convergent alors vers le chantier pharaonique : ils sont américains, indiens, chinois, français , tous les meilleurs dans leur domaine . Il sont 800 en tout et vont devoir apprendre à travailler ensemble et vont s’efforcer de dompter la Nature . Jacob , lui, est un ethnologue américain qui partage la vie des Indiens et s’alarme de “l’intrusion des routes , la dégradation probable de la forêt et la disparition programmée des Indiens ” . Lorsqu’il apprend la nouvelle de la construction du gigantesque pont , Jacob se sent envahi par ” une fièvre noire issue de la colère, une suffocation de bile ” Dans l’extrait que nous présentons, il a décidé, en pleine nuit de naviguer en pirogue jusqu’à la ville : il lui faudra deux jours pour parvenir à Coca et lorsqu’il découvre le siège de la société de construction, il se jette alors sur le responsable du chantier, un certain Diderot et le traite de salaud ” il y a de la sauvagerie dans ce corps hirsute en proie à la violence “. Alors Jacob sort un couteau : “fulgurance de lame, brûlure au flanc, sang qui gicle, mille chandelles ” et disparait aussitôt.
Quelques éléments pour construire un commentaire littéraire à partir d’observations
L’ extrait est centré sur le personnage de Jacob : ses déplacements et ses sentiments ; on distingue trois mouvements : l 1/ 13 sa progression en pirogue sur le fleuve : il se fraye un chemin dans la Nature. La succession des verbes d’action marque les étapes de sa descente du fleuve : rame, esquive, fend, esquive, trace , carbure ( au présent ) suivis par une série de participes présents qui alternent notations visuelles et sensations du personnage : situant, surfant, apercevant, se cognant, fronçant les yeux , retenant son souffle, succombant à la beauté nocturne , fasciné, envie de hurler lui étranglant le larynx. Les émotions jaillissent à l’intérieur de lui mais sont contenues : il a envie de hurler mais n’y parvient pas
Il ne dort pas phrase très courte marque le passage du second mouvement centré sur les émotions du personnage : l 13/19 . Il y est question de la lutte de son corps pour transformer ses émotions en énergie ; tension de son corps, concentré, flux de force, fluidifier les énergies, recycler , vitrifier ; fatigue, fébrilité, fureur : allitérations en f et en s comme pour créer un lien entre ces états et imiter phonétiquement la tension .
Le dernier mouvement débute par l’arrivée à Coca et le spectacle du soleil qui se lève sur la ville : buildings, façades de verre et d’acier, nappes d’hydrocarbures, plaques de métal . La Nature a disparu mais le soleil et la lumière transforment le paysage et l’embellissent : iriser, moirées, auréolées, rutiler ont des connotations mélioratives et indiquent les jeux de lumière entre elles différentes surfaces . L’image de la mâchoire ouverte suggère que Jacob représente un danger et s’apprête à frapper .
Quelles problématiques ? comment les émotions du personnage s’expriment-elles ? comment la colère de Jacob est-elle décrite ? comment ce voyage montre-t-il la détermination du personnage et l’évolution de ses sentiments ?
Les éléments détaillés pour la lecture linéaire : Mouvement 1 : la progression de Jacob , son voyage
L‘absence de ponctuation rend les actions plus rapides comme s’il s’agissait d’un flux continu, d’un mouvement ininterrompu. L’effort est traduit par le mouvement de rame : la pirogue glisse sur le fleuve et s’enfonce dans des ténèbres qui sont personnifiées avec l’adjectif viscérales . Il s’agit d’une forêt particulièrement dense. L’énumération des verbes d’action simplement juxtaposés , contribue également à diffuser cette énergie et les allitérations en v et en f forment une sorte d’harmonie imitative qui traduit le bruit de la coque filant sur les eaux . Le bateau évite les obstacles afin de poursuivre sa route et de parvenir le plus rapidement possible à son but. Ce voyage ne sera pas de tout repos car la foret est un milieu hostile . Pour poursuivre sa route, il doit “fendre ” la sphaigne : il s’agit d’une végétation qui croit dans les milieux humides et qui est menacée par le réchauffement climatique et la pollution tout comme la mangrove, un éco-système de marais propre aux zones côtières tropicales, qui lui aussi est menacé de disparition. Jacob doit donc se frayer un chemin à travers la végétation luxuriante et il doit éviter les chutes d’eaux car la force des cascades et le courant pourraient faire chavirer son embarcation. Il est obligé de composer avec le milieu naturel qui ralentit sa progression . Le personnage est animé par “ la fièvre et la colère ” : on retrouve ici une association qui suggère à la fois l’idée d’ une énergie destructrice comme un moteur qui alimenterait Jacob . La référence au combustible semble confirmer cette idée ainsi que le verbe carbure qui prolonge la métaphore . Le verbe trace image la fragilité du chemin suivi par cet homme seul face à cette forêt qui peut vite devenir un milieu hostile . Le carburant est désigné par cet alcool de résineux qui renvoie aux traditions séculaires : les Indiens consomment, en effet ,depuis des millénaires des alcools produits à base de sève de palmier ou de céréales comme le manioc ou l’igname. Cet alcool fait oublier au voyageur sa fatigue et il se met à sinuer, sans doute sous l’effet de cette ivresse qui le gagne : ce qui ralentit d’autant plus son voyage. Rendu attentif par son extrême concentration, il énumère la faune qu’il croise : daims et sangliers ne sont pas dangereux pour l’homme à la différences des lynx, qui sont des prédateurs mais qu’il ne voit pas. Leur absence peut s’expliquer pour deux raisons: ils sont en voie de disparition eux aussi et devient de plus en plus rares ou alors ils ne sortent que la nuit . Quant à la présence de ces étudiants qui ont du tourisme , on peut ne déduire la proximité deux univers : Le monde urbain semble ici grignoter peu à peu les étendues sauvages et ces jeunes en “rafting” qui s’adonnent à leurs loisirs comme le traduit le verbe familier “s’éclatent ” semblent quelque peu déplacés. Leur présence , en effet , contraste avec celle des indigènes , les populations indiennes locales qui “ramassent des pierres le long des rives ” Cette co-présence dans le texte peut poser le problème de la cohabitation de ces deux univers dans un même espace. Cette dernière nuit passée sur le fleuve est l’occasion de montrer , à la fois la beauté de la jungle , une beauté qui fascine et en même temps sa dangerosité pour l’homme avec ces “ténèbres vénéneuses “ ; L’adjectif ici traduit la capacité à empoisonner, à faire souffrir et même à tuer . La forêt équatoriale n’est pas présentée comme un espace idyllique mais comme un milieu qui n’est pas à la mesure de l’homme . Les transformations physiques de Jacob témoignent des sentiments qui l’habitent et qui semblent amplifiés par le cadre . La répétition de la conjonction de subordination quand, qui introduit deux subordonnées à valeur temporelle, marque ici l‘étirement des perceptions; tout d’abord, l’effet de la beauté nocturne modifie les sensations du personnage et littéralement lui coupe le souffle d’où cette sensation d’étouffement ; Ce malaise s’imprime sur ses traits et lui donne l’allure d’une sorte de possédé: les yeux révulsés font penser à quelqu’un qui aurait une vision extraordinaire, qui serait en transe ; Quant aux lèvres sèches, elles peuvent provenir de la déshydration sous l’effet des efforts répétés et de la chaleur équatoriale mais également au manque de salive lorsqu’on ne peut plus déglutir sous le coup d’une sensation forte .
Mouvement 2 : Jacob a les sens en éveil et le texte culmine pour arriver à cette courte phrase : “il ne dort pas ” comme si le personnage accomplissait une performance physique hors du commun, qui le pousserait dans ses derniers retranchements . La romancière décrit alors l’énergie qui parcourt Jacob en employant plusieurs comparaisons . Tout d’abord, le verbe ramasser la tension indique qu’une concentration d’énergie est entrain de se produire à l’intérieur du personnage pour aboutir à une sorte de déflagration comparable au jaillissement d’un boulet de canon. Le verbe condenser évoque un phénomène physique, une sorte de réaction chimique de l’organisme qui va puiser des forces pour faire face aux émotions qui déferlent . Le champ lexical du flux est présent pour suggérer qu’il s’agit bien d’une réaction chimique du corps ; Le personnage va chercher à extraire la force la Nature pour s’en emparer, la détourner ou la recycler ainsi que le précise le texte . On mesure ici à quel point l’homme est connecté à la Nature . Jacob cherche à utiliser pour se propulser la force de l’eau ; les allitérations en f confèrent une dimension poétique à ce parcours aquatique du personnage ; Le f imite ici le bruit de la pirogue qui fend la surface du fleuve . Jacob représente alors une sorte de concentré d’énergie et sa force émane de celle du courant : il fluidifie les énergies autour de lui, devient une sorte de vecteur . Les émotions négatives qui le travaillent comme par exemple son angoisse, sont ainsi transformées en forces qui lui permettent de continuer à avancer , pour pouvoir “tenir” vers le but qu’il s’est fixé. ” La fébrilité rend compte à la fois de sa souffrance comparée à une fièvre mais aussi cela marque aussi son impatience, son désir d’atteindre sa destination . “ Bizarrement la fatigue vitrifie sa fureur ” : si les émotions de Jacob peuvent être partagées par le lecteur, ce qu’explique ici la romancière a trait au mécanisme qui alimente l’énergie du personnage . Le verbe vitrifie suggère à la fois une sorte d’accélération avec l’image du parquet ciré sur lequel on glisse et donc on peut se déplacer de manière fluide en glissant à la surface du sol sans que rien n’accroche pour nous ralentir. On imagine ainsi la pirogue de Jacob filer sur le fleuve, emportée par cette fureur qui caractérise l’état d’esprit du personnage . La romancière a su trouver des descriptions imagées pour traduire le déplacement du bateau sur le fleuve .
Mouvement 3 : le dernier paragraphe décrit le changement de milieu, l’apparition de la ville . Il s’agit d’une apparition au moment où le soleil se lève , c’est à dire à l’aube; La romancière va alors s’employer à décrire, avec précision, le mouvement d’élévation du soleil dans le ciel . La première image est celle de la modernité des constructions verticales; L’anglicisme building désigne, en effet, des constructions de plusieurs étages appelées en français, des gratte-ciel . La ville parait personnifiée avec l’emploi du verbe d’action montent qui a pour sujet justement le mot “buildings” . Le mouvement de glissade horizontal vient ici heurter une ligne verticale , celle de la ville qui constitue un obstacle sur la route de Jacob . Le face à face entre les deux mondes prend la forme d’un affrontement entre la Ville et la forêt : Jacob , en effet, “sort des bois “ ; On a ici un contraste ,à la fois, dans l’apparence des formes mais aussi dans la luminosité : comme si on entrait dans la Lumière. C’est une sorte de transformation qui s’est opérée à l’intérieur du personnage dont on donne ici le résultat: il apparait comme “un homme hors de lui “ ; On peut comprendre ainsi qu’il n’est plus tout à fait lui-même, que son humeur est altérée et qu’il est devenu quelqu’un d’autre. Le spectacle du lever de soleil remplace celui de la traversée de la forêt : l’astre est décrit en train de ricocher; Ce verbe suggère à la fois un choc comme celui du caillou à la surface de l’eau mais aussi une forme de vitesse : l’ onde de choc sera d’autant plus importante que le caillou a été propulsé à grande vitesse et il va filer et rebondir à la surface de l’eau . Le spectacle est celui d’une métropole faite de “verre et d’acier “ ; le fleuve se charge désormais de déchets liés aux pollutions des activités humaines : ces nappes d’hydrocarbures moirées ” sont à la fois la marque des activités humaines, de la présence de l’homme et aussi de la dégradation du milieu naturel . L’eau du fleuve est présentée comme souillée par les déchets du pétrole des réservoirs des bateaux . Les notations visuelles sont précises avec des verbes comme iriser ou moirer qui détaillent la fragmentation de la lumière sous l’effet des particules de l’eau . Un arc en ciel est un phénomène optique qui se produit au contact de la pluie et du déplacement du soleil ; Les gouttes d’eau décomposent la lumière blanche du soleil et agissent comme des miroirs ; c’est bien cet effet visuel de miroitement que cherche à obtenir la romancière avec des verbes comme iriser, moirer, auréoler et même rutilant . Le lecteur peut ainsi avoir la sensation d’être submergé de lumière comme quand, au sortir d’un tunnel, nous retrouvons l’air libre. D’ailleurs le dernier mot du texte lumière met en évidence cette sensation ainsi que celle d’une menace à l’image de cette mâchoire ouverte de la pirogue. cette frêle embarcation peut paraitre bien fragile dans cette immense ville mais on comprend que Jacob est prêt à exploser et qu’il possède une énergie telle qu’il va devoir la libérer . A peine descendu du bateau amarré sous le siège de la société en charge de la construction du pont , Jacob va se précipiter en un éclair sur l’ingénieur en chef et le blesser d’un coup de couteau avant de s’enfuir sans que personne ne puisse le rattraper .
Ce passage décrit donc une sorte d‘escalade de la colère : au fur et à mesure de la progression de l’ethnologue dans sa barque, on se rend compte de la montée en tension qui s’opère en lui et en même temps , des raisons de sa colère; Il agit pour préserver la Nature sauvage même si elle représente un danger pour l’Homme ; Cette forêt ancestrale abrite de nombreuses formes de vie qui risquent de disparaître avec la construction du Pont . Cependant, il parait difficile de s’opposer à toute forme de progrès et ce pont permettra aussi de rapprocher lse Indiens de la civilisation . Dans le roman, l’homme est donc présenté comme un inventeur de génie, capable de prouesses technologiques mais également comme un prédateur pour les autres espèces et un destructeur de la ¨Planète et de son équilibre environnemental. On retrouve dans ce roman une sorte d‘interrogation tragique sur le sens de la mesure et de la démesure qui caractérise les grandes tragédies antiques . En se comportant de manière démesurée avec ses constructions gigantesques, l’homme fait preuve d’un manque de discernement qui pourrait mener l’espèce à sa destruction . Il ne s’agirait plus cette fois d’une intervention des Dieux pour punir l’homme de s’être montré trop orgueilleux, mais le drame serait la conséquence directe de ses actes et de son manque d’égards envers ceux qui partagent son univers .
A la fin du roman, Jacob et Diderot se retrouveront face à face dans la jungle : le pont est terminé et il relie désormais la ville à la forêt mais il a également permis de relier les hommes entre eux . Diderot n’a cessé de penser à la cicatrice du coup de couteau et d’importantes mesures ont été décidées pour protéger la faune et la flore sauvage sans entraver le progrès nécessaire pour faciliter la circulation des hommes et des marchandises . Jacob continuera à observer la marche du monde et sait qu’il ne pourra pas empêcher les ponts de se construire . La colère a fait place en lui à une grande fatigue mais Diderot de son côté a décidé de ne pas construire l’autoroute forestière voulue par les investisseurs et met un terme au chantier : la route ne traversera pas le domaine des Indiens. “Sur la berge du fleuve on avait dû planter des zones entières de plate-bandes pour que les papillons aient de quoi vivre, et décréter que la vitesse des bateaux et celle des voitures sur les quais soient limitées à dix kilomètres heure de mars à juin . La forêt est sauvée. ”