25. mai 2021 · Commentaires fermés sur Le Malade imaginaire : quand la comédie devient sérieuse .. le face à face des deux frères · Catégories: Lectures linéaires, Première

 Pourquoi choisir ce passage dans le cadre d’un parcours comédie et spectacle  ?

Pour montrer justement que derrière les paillettes, les chants et les danses ou l’éternelle comédie du conflit maître/servante, l’oeuvre de Molière aborde parfois, sous ‘apparence du dialogue philosophique , des sujets graves et sérieux. Les deux frères représentent ici deux manières de voir la vie et de considérer la condition humaine.

Se sachant  gravement malade, Molière décide d’écrire une dernière pièce dans laquelle il dénonce les pratiques des médecins et leur profonde ignorance des “mystères du corps humain ” ; Mais cette réflexion sur l’art de se soigner va de pair avec un questionnement sur le sens de la vie et la notion de destin. Pour pouvoir impliquer les spectateurs dans ses pensées, il les incarne sur scène , sous la forme de dialogues entre deux frères ; Argan représente l’homme qui se gâche la vie avec ses angoisses métaphysiques et sa peur de la mort; Quant à Béralde, son opposé, il reflète la sagesse de l’homme qui accepte son sort , à la manière du stoïcien antique. Voyons comment la dispute des deux frères reflète une discussion philosophique sur la condition humaine ?

Béralde a fait  son  apparition sur scène dans le final d u second acte, en venant divertir son frère grâce à un intermède dansé et chanté, un ballet égyptien. Selon lui, ce divertissement ( c’est le mot qu’il emploie ) a des vertus apaisantes et sera plus efficace qu’une ‘ordonnance de M Purgon ” ; Molière montre ainsi que le spectacle, le divertissement au sens pascalien, est un remède contre la tristesse et réjouit l’âme.    Avant d’aborder la question du mariage d’Angélique, il fait d’abord promettre à Argan de ne pas se fâcher. Béralde , en effet mentionne “l’aigreur” de son frère et sa “passion ” comme deux dangers qui altèrent sa santé . Voyant qu’Argan ne changera pas d’ avis et a résolu de marier Angélique égoïstement à un médecin qui pourra le soigner et lui faire économiser de l’argent, il aborde alors le sujet de la médecine . Béralde pense que les “ressorts de notre machine sont des mystères.. et que la nature nous a mis au devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose ” ; Il dresse ensuite de Purgon un portrait critique : un médecin, affirme -t-il  qui vous tuera de la meilleure foi du monde en croyant vous soigner ;

Notre extrait commence au moment où Argan interroge son frère après lui avoir fait remarquer qu’il a une dent contre Purgon; L’expression “dent de lait ” a été inventée par Molière pour désigner un motif tenace de rancune conter un individu; En français moderne, l’expression avoir une dent conter quelqu’un est restée  au sens de se montrer agressif,  comme un chien qui gronde et montrer les dents contre un individu lorsqu’il se sent menacé. C’est Argan qui prend l’initiative du questionnement au moyen de l’interrogative : que faire donc quand on est malade ? ”  La réponse de Béralde est marquée par un premier paradoxe ” Rien ” suivi d’un effet de comique de répétition : le point d’interrogation après le pronom indéfini rien traduit ici un effet de surprise; associé à l’interrogative et employé seul, rien a le un sens négatif proche d’aucune chose . Mais ce pronom peut également avoir la valeur de quelque chose dans des expressions comme “n’y a t-il rien de plus beau que cela ? ” Rien  dans la phrase : il est parti sans rien dire est l’équivalent de ” pas un seul mot ” ; On peut aussi trouver rien comme nom dans la phrase : ces petits riens qui rendent la vie plus belle ; Il signifie alors ces petites choses insignifiantes . Il ne faut que demeurer en repos : Béralde préconise un remède encore en usage de nos jours: reprendre de forces pour permettre à l’organisme de lutter contre la maladie . En apparence, cela  a l’air ridicule mais en réalité, c’est du bon sens;  Le mot “désordre” désigne ici les conséquences d’une maladie qui vient perturber l’équilibre des “humeurs ” ; Plutôt que de tenter d’agir sur les symptômes en purgeant l’organisme ou en effectuant des saignées qui avaient comme conséquence d’affaiblir encore plus le patient, Béralde, en sage, conseille de laisser faire la Nature ; le spectateur doit ici trouver sa propre vérité entre deux idées contraires ; Les deux frère sont, en effet, des idées opposées et cherchent mutuellement à es convaincre et à montrer qu’ils sont dans le vrai; Le présent de vérité générale presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies ” donne au propos de Béralde un aspect solennel de vérité générale mais il ne peut prouver ce qu’il affirme; On pourrait tout à fait lui objecter que ce sont les maladies qui sont la cause du décès des hommes et que certains remèdes leur permettent de guérir . L’argument suivant se fonde sur “l’inquiétude ” et l’impatience ” à vouloir guérir qui sont deux raisons distinctes ; L’inquiétude renvoie à la peur de la mort ; quant à l’impatience, elle expliquerait la brutalité de certains traitements . La science aujourd’hui , après la découverte des virus, s’accorde à penser qu’un rhume guérit spontanément en 7 à 10 jours et qu’aucun médicament ne peut accélérer le processus de guérison ; Béralde est donc dans le vrai quand il préconise d’être patient . Cependant Argan réplique , afin de prendre l’avantage dans la discussion, qu’il est possible “ d’aider cette nature ” 

Le médecin retrouverait ici son rôle de guérisseur mais Argan refuse d’admettre ce point et définit la croyance au pouvoir de la médecine comme une pure spéculation : “ce sont pures idées ” s’exclame-t-il ; Le terme idée appartient au domaine spirituel et intellectuel   mais rien n’est moins sûr pour cet homme qui raisonne à partir d’ observations factuelles. Le pouvoir des médecins relèverait de notre imagination et permettrait de nous rassurer . Béralde se fonde ici sur la nature humaine qui a tendance , selon lui, à se faire des romans; le vocabulaire qu’il emploie a des connotations péjoratives  comme “ belles imaginations ”  :ce ne sont donc pas des chose réelles mais des croyances fausses, des illusions qui  nous “flattent “ parce qu’ainsi nous nous imaginons pouvoir triompher de la mort . ” Il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables “ : cette subordonnée marque la déception de Béralde qui est résigné à regarder les choses en face . Le subjonctif passé associé au conditionnel traduit un irréel du passé ; Béralde met en doute le pouvoir de la médecine et semble regretter cette impuissance des hommes à se soigner . Il désigne ensuite les multiples actions effectuées par les médecins  sous la forme d’infinitifs qui indiquent tout et son contraire pour refléter leur précipitation et leur égarement ; en effet, ils cherchent à  “aider , secourir et soulager “ trois actions positives  complétées par deux actions contraires comme si elles s’annulaient  ou se contredisaient : ” ôter ce qui lui nuit” et “lui donner ce qui lui manque L’effet de chiasme ici révèle le paradoxe . L’énumération se termine par le rétablissement et le retour à la normale donc à l’équilibre ; 

Cependant pour restaurer cet équilibre, il faut toucher à tous les organes : là encore , la suite des infinitifs  a un effet comique et révèle la complexité des soins à entreprendre : il s’agit de toucher un peu à tout ” rectifier le sang” tempérer la rate “, “réparer, fortifier, rétablir “: chaque verbe d’action est associé à un organe vital . L’ énumération se termine par une bien curieuse expression ” avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années ” Autrement dit Béralde montre un praticien affairé qui ne sait plus où donner de la tête car il ne connaît pas le fonctionnement du corps . Ce secret de la longévité , à une époque où l’espérance de vie ne dépasse guère 40 ans , demeure une énigme et c’est le sens des propos de Béralde; L’expression le “roman de la médecine “ assimile cette science à un mensonge; On peut peut être y lire une partie de l’amertume de Molière dont les inflammations pulmonaires n’ont pas pu être soulagées . Les deux hommes se montrent catégoriques dans leur raisonnement ; Béralde termine sa tirade en opposant ” la vérité et l’expérience” à ce “roman ” qui lui paraît comparable à un rêve désagréable car il lui a donné de faux espoirs ; la comparaisoncomme ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus” reflète bien cette idée de déception et d’amertume face à la maladie que rien ne peut guérir .

Aux idées arrêtées de son frère, Argan oppose l’histoire même de la médecine . Héritée de la science d’Hippocrate, la médecine au fur et à mesure de son évolution,   a permis de mieux comprendre le fonctionnement du corps humain ; aujourd’hui encore, certaines maladies demeurent incurables et on ignore la cause de certaines pathologies ou l’origine de certains virus . Argan se moque des idées de son frère qui prétend rivaliser avec “ toute la science du monde “ rien qu’avec son raisonnement; Il tourne en ridicule le fait que Béralde doute de la médecine. Ce dernier va alors s’employer à établir un distinguo , une technique d’argumentation héritée de l’antiquité et utilisée par les philosophes ; Il différencie  les discours et les choses , c’est à dire les paroles et les actes; Les médecins, à ses yeux, sont de  beaux parleurs certes mais leur pouvoir ne franchit pas la barrière des mots et dans la réalité, ils demeurent incapables de guérir leurs patients bien qu’ils prétendent savoir comment le faire; leur science ne serait qu’affabulation ou vaines paroles . Cette idée est illustrée par un parallélisme de construction  “entendez les parler, ( ce sont ) les plus habiles gens du monde; voyez-les faire , les plus ignorants de tous les hommes ; On trouve ici une double opposition comique: d’une part entre les paroles et les actions mais également entre le savoir et l’ignorance; Les médecins mentent car ils prétendent  tout savoir mais leur savoir est illusoire et ils se montrent dangereux en pensant bien faire , à cause justement de leur véritable ignorance ; voilà ce que cherche à faire comprendre  Béralde à son frère qui finit par se moquer de lui pour avoir le dernier mot  . 

L’écriture théâtrale utilise de nombreuse interjections ou onomatopées afin de traduire le émotions des personnages (pensez au Ha de Toinette dans l’extrait 1 ) : ce sont des sortes de didascalies internes qui laissent au metteur en scène une certaine liberté d’interprétation: Que signifie ce ” Hoy” d’Argan : sans doute une part de raillerie, un ricanement amusé ; Il se moque ostensiblement des idées de Béralde et le traite de ” grand docteur “ : ce qui signifie qu’il admire sa manière de manier les mots et de raisonner ; Il lui prouve ainsi qu’il est habile en paroles comme l’est , selon lui, un médecin à ses propres yeux. Il montre ainsi que le raisonnement de Béralde a un certain poids car il juge qu’il faut le “rembarrer” , ce qui signifie le contrer au moyen d”‘arguments et surtout “rabaisser votre caquet ” Le terme caquet qui désigne un flot de paroles est souvent associé à la médisance;  Chez La Fontaine, c’est la figure de la commère qui colporte de fausses rumeurs et peut porter des accusations mensongères. Béralde en effet, a dressé un portrait satirique des médecins qui se croient savants mais , de son point de vue, commettent des maladresses par ignorance du fonctionnement véritable du corps humain; Il fustige leur prétention et les accuse de vouloir tromper les honnêtes gens prompts à leur faire confiance car ils espèrent guérir de leurs maux.

Cette fois, c’est grâce à une imitation de dialogue philosophique que Molière réussit à faire un portrait satirique des médecins et à faire ressortir leurs défauts; Mais il en faudra davantage pour convaincre Argan ; Le stratagème de Toinette et sa fausse consultation participent de la même stratégie de dénonciation des abus de cette médecine qui ne se remet jamais en question  et tue plus vite qu’elle ne soigne. Béralde laisse la victoire à son frère en affirmant qu’il ne cherche pas à combattre la médecine en tant que science mais qu’il se méfie simplement de ceux qui prétendent l’exercer sans en avoir véritablement les compétences . Il suggère alors à Argan de l’accompagner pour assister à une comédie de Molière ; Cette mise en abyme  (  le personnage d’une pièce de Molière cite lui même Molière à l’intérieur du spectacle ) montre l’efficacité du théâtre pour dénoncer le “ridicule de la médecine” . Argan prédit alors malicieusement la mort de Molière abandonné par les médecins qu’il a offensés dans ses pièces ” “ Crève, crève , cela t’apprendra à te jouer de la Faculté ” Paroles  qui ne sont pas sans rappeler la mort de Molière à la quatrième représentation .