Pour ouvrir les yeux d’Argan et lui faire réaliser qu’il a tort de se fier aux médecins et à leurs pratiques, et bien résolue à faire échouer le mariage d’angélique avec Thomas Diafoirus, Toinette a pris les chose en main et se propose d’avoir recours à “une imagination burlesque ” . Béralde , mis dans la confidence un peu plus tôt dès la seconde scène de l’acte III, assiste en spectateur amusé à cette comédie de consultation qui n’est pas sans rappeler celle de Monsieur Purgon à la scène 5 . Le burlesque se caractérise notamment , au théâtre , par le travestissement et le déguisement. Il emprunte certains traits à la farce, fait intervenir un comique bas qui exploite essentiellement le corps et la gestuelle; Proche de la parodie, il peut consister à imiter un personnage honorable ( ici un célèbre médecin ) par un valet qui contrefait son modèle en jouant la comédie et en faisant apparaître ses défauts; Ainsi ridiculisé , le médecin devient la cible des rires du public qui se moque , en même temps , de la crédulité d’Argan ; Dans la pièce, on trouve également des intermèdes burlesques avec l’arrestation de Polichinelle lors de l’intermède qui sépare l’acte I de l’acte II et dans la cérémonie finale qui montre le sacre parodique d’Argan . On peut donc dire que Le Malade imaginaire repose , en partie , sur le burlesque et que dans cette scène 10 de l’acte II, qui prépare le dénouement et le ballet final, Toinette donne un côté spectaculaire et plaisant à la satire des médecins.
En effet, tout commence par un déguisement : Toinette, au début de la scène 8, arrive sur scène non pas habillée avec son costume de servante mais elle a revêtu l’ habit d’un médecin, grande robe noire aisément reconnaissable et chapeau pointu ; Premier effet comique et première surprise : Argan reconnaît Toinette et cette dernière est contrainte de disparaître et de revenir sur le champ, cette fois habillée en servante ;cette pirouette réjouit le spectateur d’autant qu’Argan s’exclame : “ j’aurais juré que c’était la même personne” . habituée à donner la réplique à son maître et à jouer les seconds rôles, Toinette s’en donne ici à coeur joie et fait preuve d’éloquence dans sa première tirade; elle contrefait le style pédant des médecins et s’octroie d’emblée une réputation internationale et une gloire à la mesure de son savoir ; La gradation: de “ville en ville, de province en province et de royaume en royaume “atteste de sa renommée : elle semble mondialement connue, même à l’étranger ; Le mot royaume désigne ici la France et les monarchies voisines. Toinette se proclame en quête “d’illustres matières à ma capacité ” ; pour le dire autrement, elle cherche des maladies graves qui prouveraient son excellence car elle serait capable de les guérir; L’idée est ici plaisante: la réputation d’un médecin serait liée à sa capacité à guérir les maladies les plus graves et non pas à la prise en charge de ses patients . D’emblée le personnage paraît ridicule et présomptueux : il n’exerce pas la médecine pour soulager son prochain, par amour de l’humanité comme pourrait le dire Molière, il fait de la médecine un domaine dans lequel il pourra briller et dresse de lui un portrait flatteur : il se présente comme celui qui a découvert ” les grands et beaux secrets “ de la médecine. Le verbe dédaigner montre qu’il est imbu de sa personne, trop fier pour soigner de vulgaires maladies . Molière construit alors deux séries d’énumérations qui ont, toutes deux, un effet comique .
La première liste regroupe un ” menus fatras de maladies ordinaires ” et le fait de les rassembler donne une idée des maux dont souffrent la plupart des gens ; ce fameux médecin présente des affections courantes et douloureuses comme les rhumatismes et les fluxions comme s’il s’agissait de petits bobos sans importance ; or, on sait que l’arthrose et la goutte sont des pathologies très fréquentes à cette époque et invalidantes car elles touchent les articulations . Les fluxions désignent toutes les inflammations pulmonaires comme les bronchites et les pneumonies ou encore la tuberculose, cette inflammation des poumons liée à un bacille qu’on découvrira en 1882 et qui se soigne aujourd’hui avec des antibiotiques. A l’époque de Molière , on parlait de consomption pour désigner cette infection qui prendra ensuite le nom de phtisie et qui l’une des cause principales des décès jusqu’au début du vingtième siècle. La fièvre était également crainte au dix septième siècle car on ne savait pas qu’elle était déclenchée par une réaction de défense de l’organisme ; on craignait surtout les convulsions fébriles que beaucoup conidéraient, avec l’épilepsie, comme le signe du diable car elles provoquent des spasmes musculaires incontrôlables et parfois spectaculaires ; Le suffixe otte associé au mot fièvre désigne ici des fièvres sans importance, minuscules qui n’intéressent guère ce puissant médecin; Il lui faut, en effet, des maladies à la hauteur de son talent et il ne saurait s’occuper de simples “bagatelles “ ; le terme bagatelle désigne une chose ou un événement de peu de valeur, sans grande importance. La liste des affections les plus répandues se clôt avec les vapeurs et les migraines ; Les vapeurs selon la théorie des humeurs , se produisent lorsque l’organisme cherche à épancher un des 4 liquides pour compenser un déséquilibre ; c’est un mal dont souffrent essentiellement les femmes et qu’on associe à d’autre symptômes qu’on attribue à la présence de l’utérus ; Une femme atteinte de vapeurs s’évanouit, fait un malaise ou le feint lorsqu’elle souhaite se retirer dans ses appartements ou échapper à un importun; C’est donc un trait humoristique ici car il peut s’agir de feindre une maladie à mettre en relation avec le titre de la pièce ; l’idée est la même avec les migraines : maladies feintes ou maux de tête avérés, il est impossible de vérifier le mal et souvent d’en trouver la cause ; Molière monter ici que beaucoup de ses contemporains savent aussi utiliser des maux imaginaires comme des prétextes lorsque cela les arrange et il cible particulièrement les femmes qui trouvent , avec ces maladies , réelles ou imaginaires , un moyen de se soustraire à certaines situations qui les embarrassent.
Le ton pédant et autoritaire du médecin est drôle : “je veux des maladies d’importance “ ; Il se donne ici la qualité de spécialiste des affections les plus graves; il oppose ainsi maladies ordinaires et maladies d’importance . Molière reprend certaines pathologies en le aggravant : la fièvre se transforme en “bonnes fièvres continues , pourprées” La répétition de l’adjectif bonne a un effet comique car il assimile ces horribles maladies à quelque chose de valorisant pour le médecin : ce dernier semble se féliciter et même se réjouir de la gravité des maux présentés.Le comique de répétition avec l’adjectif bonne se double d’un comique lié au contraste entre cet adjectif et les noms des maladies : une bonne peste ici s’entend au sens de redoutable peste donc qui va mettre en valeur le médecin . Molière reprend , en réalité, les formes les plus graves des maladies citées précédemment . L‘accumulation de toutes ces pathologies crée également une sorte de surenchère qui prépare le triomphe du médecin : “c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ” s’exclame t-il .
Le parallélisme de construction associe son plaisir à sa gloire comme si les maladies étaient uniquement au service de sa réputation et qu’il les utilisait pour accroître sa gloire; Il n’est nulle part question, une fois de plus, de soulager des malades mais simplement de devenir célèbre . Combattre la maladie devient une affaire personnelle alors que par définition, devenir médecin c’est se mettre au service des autres , se dévouer pour les soigner ; Pour terminer, ce fameux médecin souhaite, de manière comique , à son patient , d’être atteint de toutes les maladies du monde afin de pouvoir lui prouver ” l’excellence de mes remèdes” ; Il n’hésite donc pas donc à accabler son patient de tous les maux pour le plaisir d’étaler sa science . Les deux subordonnées complétives introduites par le verbe voudrais traduisent ici le souhait et sont suivies du subjonctif passé afin de respecter la concordance des temps . Il s’agit de ce qu’on appelle l’irréel : actuellement Argan ne souffre pas de toutes ces maladies et le médecin aimerait pourtant que cela soit le cas car ainsi il pourrait se vanter de l’avoir guéri. Au comique de caractère du personnage pédant et fat, s’ajoute le comique de situation où un médecin souhaite à son patient d’être atteint des pires maladies: ” je voudrais que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire ” La complétive qui marque le souhait introduite par le verbe voudrais est au subjonctif et la seconde subordonnée introduite par que est une relative dont l’antécédent est maladie et dont la fonction est complément d’objet direct du verbe dire : aujourd’hui on dirait : les maladies que je viens de citer, de nommer ; le verbe dire employé ici, dans la langue de Molière a le sens de nommer . “Que vous fussiez abandonné de tous les médecins ” : cette subordonnée est une complétive ; Il faut la relier au verbe voudrais qui est ici sous-entendu; La dernière subordonnée introduite par la conjonction de subordination ” pour ” est une circonstancielle qui exprime le but; On peut lui substituer ” afin de ” ; Elle est construite en 2 temps : d’abord avec un infinitif ( montrer l’excellence “ qui est donc le but premier du personnage ) et ensuite , seulement ” l’envie que j’aurais de vous rendre service ” La dernière subordonnée introduite par que est une relative dont l’antécédent est le nom envie et qui est COD .
Le désir de gloire passe bien avant le désir de soigner comme nous l’avions déjà montré : n’oublions pas que le but que s’est fixé Toinette est de rendre Argan plus critique et plus méfiant envers les médecins ; elle s’efforce donc de ressembler à un médecin le plus inquiétant possible . Molière va ensuite parodier une consultation : Toinette va rendre un diagnostic loufoque et faire des constatations étranges; Son diagnostic va faire rire le public. Pour le moment Argan se montre encore fort naïf et la remercie de sa sollicitude mais sa réplique peut sembler également ironique ; En effet, l’expression ” je vous remercie des bontés que vous avez pour moi ” peut paraitre répondre à la volonté du médecin de l’affliger des pires maux. Bonté serait donc ici ironique .
Toinette semble commander aux fonctions vitales et au corps de son patient : les impératifs ici ont un effet comique car ils s’adressent à son pouls afin de lui demander de battre ” comme il faut “ ; Elle personnifie le pouls qu’elle traite d’impertinent et le menace ; l’onomatopée “ Ahy ” peut traduire plusieurs nuances : une sorte d’autorité qui peut sembler déplacée aux spectateurs car on ne commande pas à la Nature mais cette injonction peut également traduire une sorte d’effarement quand elle fait semblant de prendre son pouls. Toinette discrédite Purgon aux yeux d’Argan en affirmant qu’elle ne le connaît pas. L’expression être écrit sur les tablettes date de l’époque antique où on écrivait sur des tablettes d’argile avec un poinçon et on ne notait que ce qui était digne d’être mémorisé donc on ne gravait que les noms des personnages célèbres ; Purgon n’est donc pas un médecin réputé : ce qui le discrédite aux yeux d’Argan. Ce dernier fait état de deux diagnostics : il serait atteint du foie selon Purgon ou de la rate pour d’autres ; aujourd’hui encore, lorsqu’on souffre d’une grave maladie, il n’est pas rare de demander plusieurs avis médicaux en allant consulter différents médecins : des généralistes, des spécialistes ensuite et des chirurgiens enfin lorsqu’ une intervention est programmée. En effet, le traitement va dépendre de la nature de la maladie ; Il est donc important d’avoir le bon diagnostic.
La suite de la scène se poursuit sous la forme d’une consultation loufoque : le rythme des échanges participe au comique de situation ; Le diagnostic tombe rapidement sous la forme d’une affirmation péremptoire, avant même que le malade puisse décrire ce qu’il ressent et ce dont il souffre . ” Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade “ Rien de ce que pourra dire Argan dans la suite ne parviendra à faire changer d’avis Toinette ; elle répétera plus de 10 fois ” le poumon ” ; A ce premier comique de répétition va ensuite s’ajouter la répétition du mot “ignorant” . Les symptômes décrits par Argan sont fort variés : il souffre de beaucoup de choses apparemment : maux de tête, de cœur, et même “une certaine lassitude de tous les membres ” qui décrit un malaise général , une sorte de grosse fatigue ; Tous ces symptômes sont rapportés à une cause unique ce qui rend la scène drôle ; Toinette, en effet, demeure imperturbable et sûre d’elle du début jusqu’à la fin de la consultation . A la diversité dse maux d’Argan s’oppose l’unicité du diagnostic établi uniquement à partir de la prise du pouls du patient.
Pour conclure , comme nous l’avons vu, cette scène de consultation mêle de nombreux effets comiques ; caractère de ce médecin présomptueux , travestissement de la servante, parodie d’une véritable consultation ; Elle a lieu en présence de Béralde, et prépare la cérémonie finale qui va consacrer Argan, médecin . Le personnage de Toinette est ici central et le public appréciera particulièrement le numéro de la servante rouée qui se moque de son maître tout en lui rendant service; En effet, son but est de le détourner de l’influence de M Purgon et d’ébranler sa foi en l’art des médecins; C’est pourquoi, elle lui propose malicieusement de lui couper un bras et de lui crever un œil afin de restaurer pleinement sa santé. Elle quitte la scène pour aller consulter un homme mort afin de voir ce qu’il aurait fallu faire pour le sauver . Une dernière pirouette pour cette scène qui est assurément, l’une des plus drôles et des plus rythmées de la comédie. Sa dimension spectaculaire sera incarnée par le jeu de la comédienne et sa présence scénique, ainsi que la virtuosité du changement de costume . Un bon moyen de faire la satire de certains médecins qui prétendent tout savoir et qui sont , en fait, incapables de comprendre ce dont souffre un patient ou de lui proposer des remèdes efficaces pour le soulager ou le guérir . Mais comment avouer à un malade qu’on ne peut rien faire pour lui ? La satire de la médecine dans la comédie fait résonner l’angoisse intemporelle de l’homme face à la maladie et confronté à ce qui le dépasse.