De nombreux épisodes du roman peuvent nous paraître fort éloignés des histoires d’amour actuelles et des représentations que nous nous faisons de la jalousie, de l’adultère ou des aveux amoureux. A la cour de Madame de Lafayette, cet épisode a déclenché de nombreuse discussions: fallait -il avouer ce qu’elle ressentait pour un autre homme à son mari ou devait -elle imposer le silence à son coeur et à sa passion ? Quand on avoue qu’on aime ailleurs, l efait -on pour soulager sa conscience ou pour mettre un terme à une relation qui ne nous convient plus ou que nous souhaitons briser sans avoir le courage d’y parvenir . L’aveu marque -t -il d’ailleurs toujours la fin d’une histoire d’amour . Est -il un gage de sincérité ? L’amour est né entre l’héroïne et le duc de Nemours dès leur rencontre au bal, peu après le mariage de celle-ci avec le Prince de Clèves. Laissée seule, après la mort de sa mère, face à ses sentiments, la Princesse en découvre, dans la seconde partie du roman, toute la puissance et elle fait l’expérience des souffrances liées à la passion. La joie qu’elle éprouve lors des moments partagés avec le duc, dans la troisième partie, lui a fait comprendre à quel point elle l’aime , et la seule façon de résister à cette « inclination », est de trouver refuge loin de la Cour. Alors que son mari la presse de revenir à Paris, elle choisit une autre issue qui peut paraître étrange : lui avouer son amour, pour lui demander son appui. La scène se déroule dans le parc du château de Coulommiers. Les deux époux sont assis « sous le pavillon », mais le Duc de Nemours, venu là dans l’espoir d’apercevoir la princesse, se cache « dans un cabinet » contigu. Il est donc un témoin caché de l’aveu et ce détail de mise en cène est fondamental pour comprendre les conséquences de cette révélation . Nous verrons tout d’abord l’aveu de la princesse et ses modalités avant d’examiner la réaction du Prince .
Premier mouvement : l’aveu L’aveu fait brutalement irruption dans la scène, et est aussitôt dramatisé, à la fois par l’interjection qui l’ouvre, « Eh bien », par la gestuelle violente, « en se jetant à ses genoux », qui annonce l’imploration, et par la négation qui en souligne l’aspect exceptionnel. On note ici que le pronom indéfini « on » s’opposant au « je » affirmé : « je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ». L’attention du lecteur est ainsi éveillée et il peut juger du caractère extraordinaire de l’événement.
Le choix même du mot « aveu » implique qu’il s’agit d’une faute. Ce sentiment de culpabilité est si fort qu’à aucun moment la Princesse n’exprime clairement qu’elle aime ailleurs. Elle ne fait que le suggérer par sa demande, réitérée, de rester dans la solitude de la campagne où elle s’est réfugiée : « j’ai des raisons de m’éloigner de la Cour », « la liberté de me retirer de la Cour ». De même, le pluriel, « des sentiments qui vous déplaisent » reste une formulation allusive, un euphémisme, qui peut s’expliquer par la nécessité des respecter les bienséances, mais peut-être aussi est-ce dû à la crainte de qualifier plus précisément ce qu’elle ressent. C’est bien la peur, en effet, qui dicte cet aveu, celle de ne pas pouvoir résister à la passion qui l’entraîne, aux « périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. » Ce mot péril revient très souvent dans le roman et rappelle les nombreux dangers qui cernent la jeune femme. Ce vocabulaire est tiré d’un contexte religieux et on sent ici l’influence du jansénisme sur les choix narratifs de la romancière.
Parallèlement, alors même qu’elle admet sa faute, et en « demande mille pardons », hyperbole qui la souligne, l’ensemble du discours s’emploie à l’amoindrir, par plusieurs protestations de vertu. Dès la ligne 2, le connecteur « mais » introduit, en effet, une double excuse. En évoquant « l’innocence de [s]a conduite et de [s]es intentions », l’héroïne fait appel à la morale prônée par les jésuites, qui associaient la pureté des « intentions » à celle des actions, la première pouvant même, selon la casuistique, c’est-à-dire la prise en compte des différents « cas » de conscience, excuser la faute. D’où l’insistance sur l’absence de faute accomplie, « Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse », et la promesse affirmée avec force, par l’opposition des verbes au centre du chiasme : « j’ai des sentiments qui vous déplaisent ; du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions ».
De plus, en mentionnant les « périls » qui menacent une toute jeune femme à la Cour, elle se représente davantage comme une victime que comme une coupable. Nous pouvons donc nous demander si cet aveu relève vraiment de la seule « vertu », d’une morale qui pose le bien comme une valeur absolue, ou obéit à une autre raison. Or, nous constatons qu’à aucun moment n’intervient ce qui fonde alors la morale, la religion. En revanche, la raison invoquée à la ligne 9, « pour me conserver digne de vous », invite à voir dans cet aveu le code d’honneur propre alors à la noblesse, le désir de ne pas déchoir aux yeux d’autrui, ce qui reviendrait à déchoir à ses propres yeux. Il y a donc là, comme le souligne souvent le duc de La Rochefoucauld, la présence d’un amour-propre, caché sous l’affirmation sincère.
Cependant, cette vertu est bien fragile, puisque l’aveu se transforme en prière, en demande de protection, comme le révèle la double condition dans l’hypothèse formulée : « je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la Cour, ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. » La « force » de faire cet aveu vient donc d’abord de sa propre peur d’elle-même, ce qui ne peut que montrer à son mari la force de l’amour qu’elle éprouve pour un autre.
Le discours, en accentuant la dimension pathétique, est, en effet, une sorte de plaidoyer. Déjà, elle en rehausse la valeur en en soulignant l’aspect exceptionnel et le risque qu’elle prend de susciter ainsi la colère ou l’incompréhension d’un mari qui a toute puissance sur son épouse : « Quelque dangereux que soit le parti que je prends ». Elle ne peut alors que multiplier les raisons propres à le rendre indulgent : « me conserver digne d’être vous », « Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu. » Le rythme ternaire des pronoms et des impératifs en gradation de la dernière phrase forme l’exorde de ce plaidoyer, tel celui d’un avocat qui cherche à attendrir un juge en reconnaissant sa toute-puissance : « Conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore si vous pouvez. »
Second mouvement : LA RÉACTION DU PRINCE
Pour en accentuer la dimension tragique, ce discours est suivi d’un bref passage de récit, qui met en valeur, par la gestuelle décrite, la douleur du Prince de Clèves, tellement accablé qu’il ne peut regarder son épouse : on retrouve ici la dimension théâtrale du roman dans la mise en scène des épisodes majeurs . Monsieur de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains ». Cette posture peut évoquer le désespoir du Prince qui semble plongé dans ses pensées et demeure comme prostré, sous l’effet de la révélation. Cette attitude souligne l’amour profond du Prince, marqué par la gradation : d’abord « hors de lui-même », la narration omnisciente précise ensuite : « il pensa mourir de douleur ». On retrouve une hyperbole fréquente qui associe passion et mort; cet usage peut d’ailleurs paraître quelque peu galvaudé. Les réactions sont donc à la hauteur du registre pathétique de l’aveu, et répondent à l’imploration : pour montrer la grandeur d’âme , la gestuelle est encore une fois déterminante : « l’embrassant en la relevant » ce geste est un ici, à la fois le signe de sa pitié et de l’amour qu’il conserve pour elle. en dépit de ce qu’elle vient de lui confesser.
En réponse à la prière de la Princesse, son époux affirme avec force l’amour qu’il éprouve pour elle, en en donnant pour preuve sa douleur, exprimée de façon hyperbolique, d’abord par la reprise, inversée, de sa demande, « Ayez pitié de moi, vous-même, Madame », « pardonnez », puis par les choix lexicaux intensifs : « une affliction aussi violente qu’est la mienne », « je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été ».
À la mise en valeur, par la Princesse, de l’aspect exceptionnel de son aveu, il fait écho en soulignant l’aspect exceptionnel de sa douleur : « Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari », repris, à la fin du discours par « vous me rendez malheureux ».
De même, là où la Princesse exprimait le souhait d’être « digne » de lui, il place cette dignité dans celle qu’il lui reconnaît, par un comparatif hyperbolique : « Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ». Il développe ainsi un vibrant éloge des conséquences de cet aveu, souligné par les superlatifs : « Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière », « un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière », « la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari », « vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. » Il s’élève ainsi à la hauteur de son épouse, mais plus sa femme lui apparaît estimable, plus sa douleur de la perdre s’accentue.
Pour conclure , cet épisode est déterminant. Le Prince qui est apparu jusque là miséricordieux, se sent brusquement gagné par une terrible jalousie et va presser son épouse de questions afin de connaître l’identité de l’homme qu’elel lui préfère. L’autre signe de cet amour est sa jalousie intense, tout aussi douloureuse . Deux souffrances se conjuguent en lui : celle de « mari », due à l’amour-propre d’abord, au souci de sa réputation, et celle de l’« amant », qui dépasse l’amour ordinaire d’un époux. Ainsi, il souffre d’abord qu’un autre ait pu obtenir ce que lui-même a été incapable d’obtenir : « Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre », C’est cette impuissance à se faire aimer qui justifie la violence de cette jalousie, présentée comme inévitable : Cette scène révèle le rôle que joue la société dans ce roman, dans la mesure où elle impose à l’individu une morale. Ainsi, l’héroïne se souvient ici des paroles de sa mère : « Songez à ce que vous devez à votre mari ; songez à ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée ». Et c’est pour cette même raison qu’elle demande à son époux de la « conduire », c’est-à-dire de l’aider à conserver cette rigueur morale.
La dimension peu vraisemblable d’une telle scène fait intégralement partie des conventions romanesques et du projet narratif de Madame de La Fayette. Nemours, caché, entend cette conversation. Non seulement, il ne peut plus ignorer l’amour de la Princesse pour lui, mais, surtout, il ne pourra pas s’empêcher d’en parler à son ami, le Vidame de Chartres, en dissimulant la vérité sous couvert d’une anecdote arrivée à un de ses amis. Cette indiscrétion lui sera fatale car le Vidame trahira cette confidence, à son tour répétée à la Princesse, qui elle-même, persuadée que son mari l’a trahie, lui adresse de violents reproches… Cet aveu, rendu pathétique par sa mise en scène, est donc un tournant dans l’œuvre, qui détermine son issue fatale.