06. novembre 2022 · Commentaires fermés sur Femmes ou esclaves, comment perfectionner l’éducation des femmes ? L’avis de Laclos. · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: ,

Au dix-huitième siècle, l’art des débats publics était fort prisé et il était d’usage de composer des discours en réponse à une question posée par une assemblée de savants regroupés en académie ; ces académies se sont développées en France sur le modèle de la Royal Society londonnienne ;leurs travaux de recherches  s’adressent à la communauté scientifique internationale  mais  elles visent également un public plus large, composé “d’honnêtes hommes”  cultivés . Pour se faire connaître, elles  organisent des concours où elles soumettent à la discussion des thèmes d’actualité et  des problèmes liés au développement des sciences. Rousseau gagne ainsi en 1750 le prix de morale décerné par l’Académie de Dijon en répondant à la question mise au concours : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs.»En France comme en Angleterre, les académies sont cependant  interdites aux femmes. L’Italie fait exception. En sa qualité de scientifique, Madame Du Châtelet est élue et inscrite sur le registre des membres de l’Académie de la ville de Bologne, le 1er avril 1746. Jean-Jacques Rousseau écrira ainsi un de ses plus célèbres essais :  son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes” en réponse à l’académie de Dijon qui avait formulé ainsi sa question : quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? » Choderlos de Laclos répond, à son tour ,en 1783 à la question posée par cette même  l’académie de Dijon : ” Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes ? ” Voilà une partie de sa réponse .Le premier mouvement du texte montre que les femmes pensent être les esclaves des hommes et le second mouvement les incite à se révolter contre cet état qui n’est pas leur état naturel;

L‘apostrophe initiale peut être lue comme une sorte  de  dialogue entre l’auteur et ses interlocutrices absentes de la salle ; peut être une manière de les rendre justement présentes symboliquement.  L‘impératifvenez apprendre ” a ici une valeur injonctive et souligne l’ironie des propos de l’orateur. Leur statut est dégradé car elles sont passées de l’état de compagnes , qui sous-entend une forme d’égalité à celui d’esclave. La périphraseétat abject” montre à quel point ce statut est dégradant pour elle et d’ailleurs l’adjectif “dégradées” accompagné de la locution adverbiale de plus en plus “, qui traduit un comparatif de supériorité  dresse un tableau sombre de leur état d’avilissement . Le plus intéressant  et le plus ironique demeure la fin de la phrase car l’auteur y montre que les femmes devenues esclaves des hommes se plaisent dans cette situation et la considèrent comme leur “état naturel” . Ici l’expression désigne l’état initial d’un individu, en dehors de tout lien social . Il s’agit bien entendu d’une antiphrase car Laclos pense que la femme est par nature l’égale de l’homme mais il tente ici de faire prendre conscience aux femmes de l’aberration de leur condition . De cette prise de conscience devrait naître une mouvement de révolte contre la domination masculine . Il pousse encore plus loin la provocation avec l’expression “ vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes  aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable ” ; A ses yeux retrouver leur liberté a un prix ; Il oppose dans cette phrase la facilité ( commodes “ ) de la sujétion, à la difficulté ” pénibles “ de devoir agir sans contrainte , par l’exercice de sa seule volonté. Le mot “vertu “ renvoie , dans ce contexte, à la valeur morale essentielle dans le prolongement des enseignements des moralistes du siècle précédent . La vertu est une valeur cardinale qui détermine la “valeur morale ” d’un individu . ( voir modèle de La Princesse de Clèves et triomphe de sa vertu ) . L’association entre liberté et respectabilité renvoie à la notion philosophique de libre -arbitre : si un individu ne peut exercer sa liberté, on ne peut le blâmer car il agit sous la contrainte ; dans le cas où il est souverain dans ses actions, alors ses choix déterminent sa moralité.

L’ adresse suivante est une invitation à se méfier des hommes : Laclos les dépeint de manière critique en montrant leurs défauts :  en premier lieu, ce sont des êtres mensongers ; ils sont les auteurs de “trompeuses promesses “: êtres mensongers, inconstants, ils cherchent à abuser les femmes  et elles ne doivent pas attendre leur aide; En effet, le paradoxe de la ligne 6 montre qu’elles attendent des “secours “ des “auteurs de leurs maux ” ; Elles doivent donc apprendre à ne pas compter sur les hommes . Toujours dans le registre du blâme, Laclos  définit les êtres masculins comme des créatures sans volonté, incapables de tenir leurs engagements. On peut penser au personnage de Valmont ; ce libertin qui ne peut s’empêcher de tromper et de blesser les femmes auxquelles il s’attache et dont il entache la réputation . Cécile de Volanges, tout juste sortie de son couvent  et Madame de Tourvel sont deux femmes naïves  victimes de ses tromperies.  La subordonnée interrogative démontre qu’ils feraient de piètres formateurs car leurs défauts les empêchent de devenir des professeurs dignes de ce nom.  Le terme former des femmes à la ligne 8 désigne une action éducative au sens large; L’idée qu’on se fait des sciences éducatives à cette époque repose essentiellement sur la théorie de l’imitation et de l’exemple. Mais les débats sur l’éducation des femmes  divisent les sociétés savantes .

Voilà l’avis du philosophe Jean-Jacques Rousseau dans son essai  écrit en 1762 intitulé Emile ou de l’éducation , le dernier chapitre traite justement  de l’éducation des femmes  “ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance.Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. » Au début de ce chapitre , Rousseau comme Laclos poes la question de la relation entre l’homme te sa compagne : ”  S’ensuit-il qu’elle doive être élevée dans l’ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L’homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu’il leur convient de savoir.”  On mesure à quel point les idées de Laclos diffèrent de celles de Rousseau et il invite les femmes à faire ” une grande révolution ” pour se libérer.  Mais  il doute de la possibilité de ce soulèvement comme le montre la question rhétorique. Cette révolution est  liée au courage des femmes et il s’adresse une nouvelle fois à elles directement : “c’est à vous seules de le dire ”  : Cette révolution paraît d’autant plus nécessaire qu’elle est la condition sine qua non pour qu’elles puissent recevoir une  véritable éducation ; Tant qu’elles dépendent des hommes et qu’elles leur sont soumises, elles ne peuvent se perfectionner; L’expression “règler leur sort” assimile ici les hommes à des maitres tout-puissants , de véritables Dieux pour les femmes . On retrouve cette idée dans la seconde partie du postambule de la DDFC : pas de perfectionnement sans égalité préalable .

Le second paragraphe débute par un raisonnement analogique . Le ton est péremptoire  et provocateur : la négation totale ici se veut convaincante “partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation ”  ; le raisonnement analogique se poursuit au moyen d’un syllogisme qui est un argument fondé sur la logique; de l’égalité des membres des  deux propositions appelées prémisses  découle une troisième égalité sur le modèle mathématique  de la translation : “dans toute société les femmes sont esclaves “ forme la seconde prémisse ” et l’argumentation se conclut avec la réunion des deux éléments précédents ; “donc la femme sociale n’est pas susceptible d’éducation “ .Ce que cherche à démontrer Laclos c’est que c’est le statut que lui accorde la société qui empêche son éducation . Alors que la femme à l’état naturel possède les mêmes capacités que les hommes, la société lui assigne une place qui la rend , de fait , inférieure. La nature logique du raisonnement est d’ailleurs rappelée avec le mot syllogisme cité à la ligne 16 qui lui confère une valeur indiscutable; Il constitue une preuve  aux yeux de Laclos qui s’emploie ensuite à définir le mot éduquer afin de prouver qu’il a raison. Il oppose  philosophiquement esclavage et éducation dans leur fondement même, leur essence résumée par l’expression “le propre de “  : développer les facultés est bien  le contraire de les étouffer ; le verbe ici a une forte connotation négative et illustre une forme de violence. Le parallélisme de construction contribue à opposer une nouvelle fois éducation et esclavage ; Le premier terme est associé à l’idée d‘utilité sociale: en éduquant on contribue à renforcer à la fois la cohésion d’une société et ses valeurs alors qu’en ôtant ses droits à un être humain, en faisant de lui un esclave, on ne fait du coup un ennemi ; Comment pourrait- il soutenir et agir pour le Bien de ceux qui l’oppressent s’il a conscience de l’injustice de son sort ? Implicitement Laclos démontre à quel point l’esclavage est nuisible à la cohésion sociale.

  Laclos poursuit son argumentation en appliquant les principes qu’il vient de citer à la notion de Liberté; Il vérifie, en quelque sorte, la pertinence de son raisonnement et tente de balayer ainsi les derniers doutes de ses orateurs. Rappelons qu’il s’agit d’un texte argumentatif dont le but est d’imposer l’idée que l’éducation des femmes passe par leur libération .  Ce discours anticipe les revendications qui figureront dans les articles 1 et 6 de la future DDHC  notamment l’idée que ” la Loi  doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.”  Laclos entend prouver qu’ une femme ne peut à la fois être libre et esclave et il se sert de paradoxes pour démontrer l’impossibilité d’un double statut . La liberté est l’antonyme d’esclavage et la société ne peut continuer à maintenir les femmes prisonnières . Il remet en cause du même coup le “pacte social” qui reposerait sur l’esclavage considéré comme une véritable atteinte à l’utilité sociale “ . Son but est toujours de démontrer que ses idées sont fondées sur la Raison et la logique : ” sans liberté point de moralité et sans moralité, point d’éducation ”  conlut-il . Il ajoute ici à l’équation , le terme moralité pour bien nous faire comprendre que toute éducation a une visée morale et que la liberté est un postulat nécessaire.

Mary Wollstonecraft

Laclos déploie dans cette réponse un arsenal rhétorique important pour convaincre ses auditeurs  car il s’adresse à un public d’hommes qui sont parfois réticents à accorder aux femmes une place à leurs côtés. Le début de son allocution donne déjà un aperçu de la méthode qu’il s’efforce de suivre : ”  Il faut donc oser le dire : il n’est aucun moyen de perfectionner l’éducation des femmes. Cette assertion paraîtra téméraire et déjà j’entends autour de moi crier au paradoxe. Mais souvent le paradoxe est le commencement d’une vérité. Celuici en deviendra une si je parviens à prouver que l’éducation prétendue, donnée aux femmes jusqu’à ce jour, ne mérite pas en effet le nom d’éducation, que nos lois et nos mœurs s’opposent également à ce qu’on puisse leur en donner une meilleure .” Si la question de l’éducation des femmes est bien au cœur des débats, cette question dépasse le cadre  de l’éducation au sens propre pour remettre en question la place même de la femme dans la société et sa sujétion  ; si le terme esclave peut paraître exagéré et provocateur, il montre néanmoins que Laclos milite pour une éducation qui prendrait comme base la liberté des femmes, seul moyen de la rendre morale . Défenseur de la cause féminisme, Laclos milite ainsi pour l’égalité fondamentale des tous les hommes , seul principe qui permet une éducation véritable. Nous sommes bien loin des thèses développées par  Fénélon, le précepteur du Roi ,  au siècle précédent, dans son traité sur L’éducation des filles, paru en 1689  : “Les femmes ont d’ordinaire l’esprit encore plus faible et plus curieux que les hommes ; aussi n’est il pas à propos de les engager dans des études dont elles pourraient s’entêter. Elles ne doivent ni gouverner l’État, ni faire la guerre, ni entrer dans le ministère des choses sacrées ; ainsi, elles peuvent se passer de certaines connaissances étendues qui appartiennent à la politique, à l’art militaire, à la jurisprudence, à la philosophie et à la théologie. La plupart des arts mécaniques ne leur conviennent pas : elles sont faites pour des exercices modérés. Leur corps, aussi bien que leur esprit, est moins robuste que celui des hommes ; en revanche, la nature leur a donné en partage l’industrie, la propreté et l’économie pour les occuper dans leurs maisons.”

 Cent ans plus tard , Olympe de Gouges militera pour  les droits des femmes françaises; Au même moment en Angleterre paraît un ouvrage qui est considéré comme le pilier de la conscience féminine: A  Vindication of the Rights of Woman, écrit par Mary Woolstonecraft. Cent ans plus tard encore, ce sont les premiers congrès internationaux pour la défense des droits des femmes qui sont créés : les associations féministes sont partagées entre la nécessité de réformer l’éducation et l’importance de l’obtention des droits civiques. En 1989,  la troisième vague féministe voit le jour symbolisée par le#Metoo.

Quelle sera la suite ?