La scène d’exposition au théâtre a une triple fonction : elle présente le cadre spatio-temporel , les personnages ainsi que leurs relations et l’intrigue de la pièce. Quel type d’exposition Giraudoux a-t-il choisi comme ouverture de La Guerre de Troie n’aura pas lieu ?
Il s’agit tout d’abord d’un dialogue entre deux femmes qui sont parentes et troyennes : Andromaque est la femme d’Hector, prince héritier de Troie, fils de Priam le roi et Cassandre est la soeur d’Hector et de Paris, la belle-soeur donc d’Andromaque. Les deux femmes sont en opposition sur pas mal de points ; une ambassade grecque vient d’être mandatée afin de déterminer si la guerre doit avoir lieu ; Andromaque optimiste pense pouvoir l’éviter alors que Cassandre, qui a un don de prophétie mais que personne croit jamais, paraît sûre qu’elle aura bien lieu . Se propos ont des allures catégoriques: ” Et la guerre de Troie aura lieu” Cette réplique fait suite à celle d ‘Andromque, à l’inverse ; Le ton de cette dernière peut s’apparenter à de la colère et une pointe d’inquiétude comme pourrait l’indiquer le point d’exclamation: ” la guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre ! , ” Ce premier dialogue nous plonge au coeur du problème et de l’action ; L’arrivée d’Hector semble un point déterminant et on retrouve, au coeur de cette scène d’exposition, la plupart des éléments du théâtre classique tels que les définit Boileau dans son Art Poétique en 1674 : “Que dés les premier vers, l’action préparée,/ Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.” et la règle des trois unités , résumée avec ces deux alexandrins : “Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli/ Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. Par bien des aspects en effet, le théâtre de Giraudoux s’inspire de la tragédie classique mais le dramaturge y ajoute un mélange des tons et une verve comique, qui caractérise le mélange des genres , pratiqué par de nombreux dramaturges en ce début du vingtième siècle . La première scène de la pièce révèle un thème tragique : l’imminence d’un conflit mais le sujet est traité sous une forme parfois comique avec notamment la familiarité de certains répliques et les arguments ad hominem utilisés par les deux femmes . Voyons comment nous passons en quelques lignes d’une dispute amicale à un conflit dramatique. Tout d’abord, le début de la pièce peut paraître quelque peu déroutant pour le spectateur qui connait l’histoire de la Guerre de Troie et le destin tragique de la plupart des protagonistes.
Les principaux acteurs de ce conflit, même ceux qui ne sont pas sur scène, sont nommés par les deux femmes; ces dernières se tutoient mais leurs liens familiaux n’effacent pas leur désaccord qui se manifeste clairement par la reprise , en version négative, de ce que l’une des deux ,affirme. Ce procédé met en valeur la radicalité de leur antagonisme : ” On la lui rendra ” affirme Andromaque, en parlant d’ Hélène, et Cassandre réplique immédiatement: ” On ne la lui rendra pas” . Ce procédé est utilisé à plusieurs reprises au cours de cette scène et lui confère ainsi un aspect comique et tragique à la fois .
Le différend entre les deux femmes semble également se prolonger lorsqu’elles évoquent leur vision des choses : l’une se veut optimiste et reproche à l’autre son pessimisme , sur un ton parfois agacé : ” Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable ? ” Cette interrogation d’Andromaque est une critique de Cassandre et l’adjectif effroyable marque bien ce que représenterait une nouvelle guerre pour les Troyens: une catastrophe. Face aux sinistres prédictions de sa belle-soeur, Andromaque tend à se fermer de plus en plus et à refuser l’échange comme le montre cette évolution de ses répliques : elle commence par dire ” je ne sais pas ce qu’est le destin,” sorte de refus de la notion même de fatalité, avant d’enchaîner, quelques phrases plus loin avec ” je ne comprends pas les abstractions” pour bien montrer qu’elle n’entend pas se laisser convaincre; Cassandre emploie alors une image concrète “une métaphore pour jeunes filles ” . Elle sous- entend ici, non sans ironie, que tout le monde est capable de comprendre ce qu’est le destin et qu’Andromaque n’a ainsi plus d’excuse valable pour faire la sourde oreille . La métaphore du tigre illustre en effet, assez bien ; la cruauté du destin, et l’idée qu’il frappe sans bruit, sans forcément un signe annonciateur . Andromaque, à court d’arguments logiques s’en prendra alors directement à la personne de sa belle- soeur en multipliant les attaques personnelles : “je ne te comprends pas ” et ensuite “”le destin s’agite dans les filles qui n’ont pas de mari“, attaque à peine voilée au célibat de Cassandre qui pourrait susciter sa jalousie envers les femmes heureuses en ménage , et les futures mères . Andromaque souhaiterait que sa belle -soeur cesse de parler et elle entend la faire taire : ce que reflète, en outre, la modalité injonctive de l’impératif dans “laisse-le dormir ” , à propos du tigre-destin . On note toutefois une évolution tragique car l’ incompréhension de la femme d’Hector finit par se transformer en une sorte d’angoisse qui se manifeste dans la réplique, qui est cette fois davantage une supplique : “Ne me fais pas peur Cassandre” On peut donc en déduire que Cassandre a pris l’ascendant sur la femme d’Hector et que c’est sa vision pessimiste qui pourrait l’emporter, à la fin de cette première scène, dans l’esprit du spectateur . Cette scène d’exposition remplit bien les fonctions traditionnelles : elle indique le cadre dans lequel va se dérouler l’action et présente les liens entre les différents personnages . Elle introduit le spectateur in medias res : au milieu d’une histoire en cours
Le dramaturge donne également des indications sur le hors-scène : on apprend ainsi, en leur absence que le couple formé par Hélène et Paris ne s’aime plus guère ; ” Paris ne tient plus à Hélène ” ce qui pourrait constituer un argument pour les défenseurs de la paix ; Mais suffit-il de rendre à Mélénas sa femme pour que ce dernier considère que l’offense qui lui a été faite , est réparée ; Les Grecs qui ont fait le déplacement vont-ils accepter la restitution d’Hélène ? ne vont-ils pas réclamer des dédommagements pour le préjudice subi ? De plus ,Hector est présenté comme un guerrier victorieux : va-t-il renoncer à faire la guerre ? L’action se place au printemps et symboliquement “le plus beau jour de printemps” comme pour signifier que ce jour est propice à la paix; L’absence de didascalies peut nous faire hésiter sur la manière d’interpréter certaines répliques ironiques de Cassandre et il faut alors se référer au contexte mythologique pour comprendre les caractères inventés par le dramaturge . Cassandre dit, en effet, toujours la vérité, et elle connaît le futur : “la guerre de Troie aura lieu” affirme- t-elle ici en employant un futur . Cette affirmation plonge le spectateur dans une attente tragique car il connaît l’issue inéluctable et les conséquences terribles de cette guerre qui va se déclencher . Toute l’habileté de Giraudoux consiste à différer le dénouement tragique en nous donnant de faux espoirs tout au long de la pièce. Andromaque compte sur Hector pour faire pencher la balance et le destin du côté de la paix et le spectateur est lui aussi dans l’attente de l’arrivée sur scène du personnage, arrivée imminente annoncée par les “trompettes” de la victoire .
Un début traditionnel donc mais qui peut néanmoins surprendre le spectateur par les libertés prises par rapport aux personnages de la mythologie ; les noms sont respectés et correspondent essentiellement à la version d’Homère mais avec quelques variations; ainsi Andromaque est seulement enceinte alors qu’Astyanax est déjà né quand la guerre éclat dans l’iliade. De plus , Homère se place dans le camp grec pour raconter l’histoire de la guerre alors que Giraudoux situe l’action de sa pièce à l’intérieur de Troie, avant que la guerre éclate. Le dramaturge es sert de matière antique comme d’une source d’inspiration afin de faire réfléchir ses spectateurs à la situation actuelle de la France en 1935, confrontée au péril d’une nouvelle confrontation avec l’Allemagne. La culture antique sert ici de paravent pour masquer l’actualité d’un questionnement ; Giraudoux utilise également les symboles comme le lavoir, qui dans l’Iliade représente la paix ou les remparts qui représentent le futur siège de Troie. Le spectateur peut davantage s’identifier au personnage d’Andromaque car elle relaie les craintes de la population à propos d’un nouveau conflit alors que les propos de Cassandre demeurent plus mystérieux . Les personnages eux-mêmes peuvent apparaître , par l’effet de la mise en abyme, comme les spectateurs de leur propre destin qu’il se contentent d’observer , en haut des remparts, sans pouvoir changer le cours des choses. Tout au long de la pièce, le dramaturge va exploiter la dimension poétique et la dimension symbolique des objets comme par exemple avec des répliques comme ” quand il est parti voilà trois mois, il m’a juré que cette guerre était la dernière.” qui fait référence à la guerre 14/18, surnommée par les anciens combattants “la der des der.” Le problème politique déplacé dans un contexte antique permet ainsi la mise distance et suscite davantage la réflexion. De plus , la légèreté du ton de certaines réparties contribue à rendre l’atmosphère moins pesante.
En conclusion, ce début de pièce annonce bien au spectateur ce qu’il découvrira par la suite. Il présente les personnages et leurs relations, il fixe le cadre spatio-temporel et il indique le sujet de l’histoire. Il donne également le ton de l’œuvre avec un renouvellement du genre théâtral de la tragédie, autant sur le fond que sur la forme. Après cette entrée en matière, le public souhaite évidemment en savoir plus. Il se demande si le titre sera réalisé, c’est-à-dire si Jean Giraudoux propose réellement une réécriture de l’histoire d’Homère avec une guerre de Troie qui n’aura finalement pas lieu. Il a hâte aussi de découvrir physiquement les autres personnages dont on lui a parlé dans cette scène d’exposition, notamment Hélène et Hector, personnages assurément clefs pour la suite de la pièce.




























Le roman de Zola Le Ventre de Parisa pour cadre le vaste marché des Halles où viennent se ravitailler les Parisiens. Lisa Macquart , la charcutière, Louise Méhudin la poissonnière , La Sarriette, vendeuse de fruits et Mademoiselle Saget , la commère du quartier sont quatre des personnages féminins qui font plusieurs apparitions et occupent des rôles de premier et de second plan dans Le Ventre de Paris , troisième volume de la série des Rougon-Macquart. Pour décrire ses femmes, Zola utilise les techniques du roman naturaliste et notamment il met les éléments physiques en relation avec le milieu dans lequel ces personnages évoluent.
Lisa et Louise, les deux rivales , ont une forme de beauté inquiétante et leurs proportions mettent mal à l’aise le narrateur qui se montre également sensible à leur environnement; Ainsi Lisa se confond avec les plats qu’elle dispose dans la vitrine de la charcuterie et les termes qui sont employés pour la décrire pourraient correspondre à ceux qui qualifient la beauté d’une viande : “ce jour là, elle avait une fraîcheur superbe ” et Zola évoque même sa “forte encolure “, vocabulaire qui correspond à la description d’un animal, d’une vache ou d’un cheval, par exemple. Lisa est donc au final une belle charcutière et sa poitrine, attribut féminin et sensuel par excellence, ressemble à un “ventre “; La comparaison est peu flatteuse et on retient surtout de ce portrait ambivalent l'image de la "reine empâtée” qui sourit. Son “cou gras” à la ligne 17 et ses joues rosées font vraiment penser aux colorations des jambons; ce lien entre le personnage et son cadre de vie apparaît très fortement également dans le portrait de Louise, la belle Normande.
Son métier de poissonnière lui confère un “parfum persistant” (l 12) qui évoque la “fadeur des saumons” “les âcretés des harengs et des raies” (l 16) et cette odeur qui l’imprègne, incommode fortement Florent le héros: “Florent souffrait ; il ne la désirait point; “il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent trop fort” ( ligne 22) Quand Zola décrit ce que ressent ici le personnage, on pourrait penser qu’il décrit la mer et non pas une femme .
Dans les deux cas, Florent se montre intimidé et le narrateur ajoute qu’il “ne savait pas regarder les femmes” (ligne 3 ) ou qu’il les traitait “en homme qui n’a point de succès auprès d’elles” On pourrait presque dire que Florent se sent écrasé, menacé par leur carrure imposante et leur grosseur . Dans le monde des Halles, elles font partie des beautés grasses alors que Florent fait partie du clan des maigres comme Mademoiselle Saget par exemple.
fruits se mélangent pour former un parfum qui est qualifié “d‘arôme de vie” ligne 28 et les effets de ce parfum sont perceptibles : ils évoquent des “griseries d’odeurs” et cela tourne la tête de la jeune femme. Aucune sensualité dans le portrait de Mademoiselle Saget bien au contraire mais un portrait réaliste, lui aussi , qui montre à la fois les détails physiques et le lien avec le milieu. Cette commère détestée par tous, ne vit pas dans un monde de couleurs mais en noir et blanc avec sa “face blanche au fond d’une ombre sournoise” (ligne 7) ; Ses vêtements sont aussi caractérisés par l’absence d’éclat : “robe déteinte” “cabas noir” jusqu’au chapeau de paille qui lui aussi est noir (ligne 6) ; véritable langue de vipère, Mademoiselle Saget passe son temps à espionner le quartier et les gens la redoutent (ligne 19) ; A son approche, les conversations cessent et Zola la montre constamment en mouvement “tout le long du jour” (20); Elle rôde à l’affut des moindres rumeurs et semble tout connaître de ses voisins jusqu’aux moindres détails ; “jusqu’à dire le nombre de chemises qu’ils faisaient blanchir par mois” . Le danger que constitue cette faiseuse d’histoires se lit à son ” ombre sournoise” et à son sourire pointu . (lien 9) ; Elle inspire de la défiance et les gens s’interrogent à son entrée alors que la Sarriette inspire du désir et de l’envie.

