Le titre choisi par Giraudoux en 1935 peut sembler énigmatique mais la plupart des spectateurs connaissent l’histoire de la guerre de Troie; l’utilisation du mythe permet d’instaurer une sorte d’attente tragique et de mesurer avec précision la progression de la fatalité qui va frapper , ainsi que le suggère la métaphore menaçante du tigre qui rôde. Voyons comment le dramaturge exploite ce thème de la menace imminente de la guerre. Etudions les forces en présence ..dans chaque camp et voyons quels arguments sont opposés ..
Bellicisme et Pacifisme dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu
La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux a paru en novembre 1935, après huit mois de gestation puisque le dramaturge a conçu le projet de sa pièce en avril 1935. Elle est mise en scène pour la première fois au théâtre de l’Athénée par Louis Jouvet le 22 novembre 1935. Le spectacle a été applaudi, et la pièce a été représentée plus de 190 fois en moins d’une année.
La pièce s’nscrit dans une longue tradition qui consiste à créer un spectacle évoquant des faits d’actualité, à partir d’un mythe antique. De fait, en recourant au mythe de l’Ilion, ancien nom de Troie, Giraudoux a pu mettre en relief la problématique de la guerre et de la paix, qui correspond à l’une des grandes questions des années 30.L’analyse du conflit entre les bellicistes et les pacifistes nous permettra de mettre en avant le parti pris de Giraudoux, en comparant les qualités d’un représentant-modèle des pacifistes (Hector) à celles d’un représentant- modèle des bellicistes (Demokos / Oiax )
I- Le mythe de la guerre de Troie
C’est L’Iliade, épopée grecque attribuée à Homère comme L’Odyssée, composée de 15537 vers et divisée en 24 chants, qui relate le mythe de la guerre de Troie. L’enlèvement d’Hélène, l’épouse du roi de Sparte Ménélas, par le prince troyen Pâris est à l’origine du conflit entre les Troyens et les Achéens. Soutenu par Aphrodite qu’il a déclarée plus belle que les deux autres déesses Héra et Athéna, Pâris refuse de rendre Hélène aux Grecs. Pour sauver leur honneur et répondre à l’offense troyenne, les Grecs assiégent la cité d’Hector. Commandés par Agamemnon, les plus vaillants des Achéens sont Achille, Ménélas et Ulysse. Quant aux Troyens, ils ont pour chefs Hector et Anchise. Après 10 ans de siège, les Grecs occupent Troie, grâce à la ruse du cheval, gigantesque construction en bois cachant des guerriers, qui, pénétrant dans la ville, en ouvrent les portes à leurs compagnons d’armes. Ainsi, Ilion est incendiée, ses hommes massacrés et ses femmes réduites à l’esclavage.Inspirée de l’Iliade, La Guerre de Troie n’aura pas lieu entretient cependant un double rapport avec l’épopée homérique. Dans Le Figaro du 21 novembre 1935, Giraudoux note à propos de ses personnages :
Je les prends avant qu’ils soient entrés dans la légende, alors qu’ils sont encore « inemployés », que personne n’a parlé d’eux, même pas Homère
Le titre de la pièce suggère également que l’histoire de La Guerre de Troie n’aura pas lieu est une histoire d’avant-guerre, qui met en scène un conflit d’arguments qui précède le conflit des armes.
II- Le conflit entre les bellicistes et les pacifistes
Le conflit entre les bellicistes et les pacifistes est au centre de la pièce. De fait, on distingue deux clans;Les pacifistes sont regroupés autour des acteurs suivants : Hector, Andromaque, Hécube, la petite Polyxène et Pallas. Les bellicistes sont plus nombreux : Pâris, Priam, les vieillards dont Demokos et le géomètre, les prêtres, Oiax et Aphrodite. A l’exception d’Hector, les partisans de la paix sont des personnages féminins. Par contre, les partisans de la guerre sont essentiellement des personnages masculins.
Si nous écartons les personnages féminins, on peut remarquer que le pouvoir militaire, qui est représenté par Hector, défend la paix, alors que le pouvoir moral, qui est représenté par les vieillards, fait l’apologie de la guerre. Hector parle au nom de toute l’armée dont il est le chef, et affirme que les soldats qu’il a ramenés haïssent la guerre, et que tous ceux des Troyens qui ont fait et peuvent faire la guerre n’en veulent plus. En revanche, Priam parle au nom de tous les vieillards, qui, éloignés du combat, doivent servir « du moins à le rendre sans merci ».
Bien qu’il représente le pouvoir militaire, Hector s’oppose à la guerre, et réclame que « la seule tâche digne d’une vraie armée [est] de faire le siège paisible de sa patrie ouverte ». Dans la scène III de l’acte I, qui correspond à une scène de retrouvailles, les paroles d’amour et de tendresse font défaut, car Andromaque et Hector sont désemparés par l’arrivée menaçante des flottilles grecques. Evoquant l’évolution de son attitude à l’égard de la guerre, Hector affirme d’abord que le combat a longtemps signifié pour lui « la bonté », « la générosité », « le mépris des bassesses », « l’ardeur », « le goût à vivre », « la noblesse » et parfois « la sensation de devenir Dieu ». Cette image glorieuse a perdu progressivement à ses yeux tout son éclat, parce que son expérience lui a appris que son adversaire n’est pas forcément son contraire, qu’il est plutôt son « miroir », et que la mort qu’il lui donne est une sorte de « petit suicide ».
La troisième forme d’opposition entre les pacifistes et les bellicistes concerne leurs attitudes respectives à l’endroit d’Hélène. Les partisans de la paix considèrent Hélène comme une femme ordinaire. Dans la scène VI de l’acte I, Priam et Demokos sont déçus par l’indifférence d’Hector : Je vois une jeune femme qui rajuste sa sandale (…). Je vois deux fesses charmantes.Par contre, les partisans de la guerre sacralisent Hélène. Selon le géomètre, Hélène est la seule mesure de l’espace et de l’univers :C’est la mort de tous ces instruments inventés par les hommes pour rapetisser l’univers. Il n’y a plus de mètres, de grammes, de lieues. Il n’y a plus que le pas d’Hélène, la coudée d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène, et l’air de son passage est la mesure des vents”.Pour Priam, Hélène est le symbole de l’« absolution », car elle inspire à tous les pécheurs, à ceux qui ont volé et à ceux qui trafiquaient des femmes, qu’ils peuvent se soustraire à leur péché et gagner le pardon. Quant à Demokos, il la considère comme une source d’inspiration. Hélène symboliserait alors les muses et remplacerait le Parnasse du poète
Les opinions des bellicistes et des pacifistes à propos de la paix et de la guerre sont absolument contradictoires. Les bellicistes mettent en relief une image négative de la paix. Priam pense que la paix représente une forme de dépravation, et une source de culpabilité, parce qu’elle fait des hommes des êtres « veules, inoccupés et fuyants », et qu’elle décourage les guerriers, qui doivent au contraire témoigner de leur vigueur en combattant et de zèle dans la défense de leur patrie. Dans la scène V de l’acte II, il dénonce la paix comme un poison susceptible de mettre Troie en danger :Hector, songe que jeter aujourd’hui le mot « paix » dans la ville est aussi coupable que d’y jeter un poison.
En revanche, les pacifistes célèbrent une image positive de la paix. Pour Andromaque, la paix est la plus noble des valeurs, car elle exprime l’entente entre les hommes. Contestant l’argument avancé par Priam, selon lequel la paix fait des hommes des êtres lâches et sans mérite, elle chante les exploits de la chasse :” Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire. Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères, sont de plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l’autre cible, que le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse.” Hector considère la paix comme une nécessité, pour que l’armée victorieuse qu’il guide, et qui revient épuisée de son combat contre les Barbares, puisse savourer la chance de se reposer.
Par ailleurs, les bellicistes représentent une image euphorique de la guerre. Symbolisant le chemin obligé de l’immortalité, elle transforme les hommes en véritables héros, et correspond à la forme suprême du patriotisme, comme le dit Demokos : La lâcheté est de ne pas préférer à toute mort la mort pour son pays.Refusant l’image traditionnelle de la guerre, dont il pense qu’elle « doit être lasse qu’on l’affuble de cheveux de Méduse et de lèvres de Gorgone »,1 Demokos propose de la comparer à Hélène, pour la réhabiliter et lui restituer sa propre beauté.Contrairement à Demokos qui chante le visage radieux de la guerre, Hécube en dénonce la laideur :Quand la guenon est montée à l’arbre et nous montre un fondement rouge, tout squameux et glacé, ceint d’une perruque immonde, c’est exactement la guerre que l’on voit, c’est son visage.”
Dans son discours aux morts, qui correspond à une parodie d’un véritable monument aux morts, Hector n’hésite pas à offenser les guerriers tués dans le combat de Troie contre les Barbares :”La guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains et (…) je n’admets pas plus la mort comme châtiment ou comme expiation au lâche que comme récompense aux héros.”
Ce qu’il faut retenir, au-delà de l’opposition entre les bellicistes et les pacifistes, c’est l’attitude originale d’Andromaque. De fait, à partir de la scène VIII de l’acte II, bien qu’elle continue à adorer la paix, Andromaque semble s’éloigner de plus en plus des pacifistes, et se rallier à un autre clan non moins important. Représenté par Cassandre et Ulysse, ce troisième clan considère la guerre comme une fatalité inéluctable.
L’évolution de l’attitude d’Andromaque pose la problématique de la fatalité. Définissant la guerre comme un « fatum », Cassandre et Ulysse postulent la suprématie du « destin ». Dans la scène I de l’acte I, Cassandre affirme que le destin, qu’elle définit comme « la forme accélérée du temps », et qu’elle représente métaphoriquement grâce à l’image du « tigre », veut que la guerre entre Troyens et Achéens ait lieu. De même, dans la scène des négociations entre Hector et Ulysse, ce dernier remarque que les Troyens ont outragé le destin, que « l’insulte au destin ne comporte pas la restitution »,et que l’univers, autre appellation du destin, sait bien que Troyens et Grecs vont se battre. Pour ne pas décevoir Hector qui s’accroche à la paix, Ulysse consent pourtant à « aller contre le sort », et à ruser contre lui, en acceptant la remise d’Hélène.
III- L’attitude du dramaturge
Dans le conflit qui oppose les partisans de la paix aux partisans de la guerre, Giraudoux semble plus favorable aux pacifistes. Outre la dichotomie, « jeunesse / vieillesse », Giraudoux présente une image ridicule des vieux belliqueux. Dans la scène V de l’acte I, il met en avant le comportement honteux des vieillards, qui, malgré leurs « poumons besogneux », ne cessent de descendre et de remonter par « des escaliers impossibles », pour voir et acclamer Hélène. Les vieillards, qui doivent être le symbole de la retenue et de la circonspection, sont ici tournés en dérision par le dramaturge, à cause de leur conduite indécente. Giraudoux brosse aussi une image foncièrement négative de Demokos et d’Oiax, qui sont les représentants du bellicisme par excellence. Oiax est tout à fait le contraire de son modèle primitif, le noble Ajax, qui dans l’Iliade est le plus vaillant après Achille. « [Le] plus brutal et le plus mauvais coucheur des Grecs »,32 Oiax n’est qu’un semeur de « scandale et de provocation », comme le suggère sa bruyante entrée en scène. En effet, « Oiax entre en criant », et à la question d’Hector qui lui demande ce qu’il voudrait, il répond : « la guerre ».De même, la scène finale le montre en train de faire la cour à Andromaque, qu’il veut « embrasser; Le poète Demokos est aussi représenté comme un agitateur en parallèle avec son ennemi Oiax. Ainsi, au moment où Hector semble triompher de ses adversaires et assurer la paix, Demokos entre en criant et en ameutant la foule des Troyens. N’hésitant pas à mentir, en prétendant être blessé mortellement par Oiax, il est à l’origine de la guerre de Troie.
Le regard des autres personnages insiste davantage sur les travers de Demokos, comme le suggère cette réplique de Pâris : Tu es lâche, ton haleine est fétide, et tu n’as aucun talent. Pâris qualifie également Demokos de « vieux parasite » et de « poète aux pieds sales ». Plus agressive, Hécube déshumanise Demokos, en le rapprochant d’un vautour et d’un serin, et en le considérant comme l’incarnation de « la bêtise, la prétention, la laideur et la puanteur ».
En revanche, le défenseur de la paix, Hector, semble réunir toutes les qualités et tous les mérites du héros. Guerrier valeureux, vainqueur du combat contre les Barbares, Hector est avant tout un fin tacticien. S’il réclame la paix, c’est, entre autres, parce que son armée a besoin de repos :Père, mes camarades et moi rentrons harassés. Nous avons pacifié notre continent pour toujours. Nous entendons désormais vivre heureux…Faisant preuve d’une extraordinaire endurance, il supporte les attaques insolentes d’Oiax, défie la volonté de toute la cour de Priam, et parvient à convaincre Ulysse et à s’assurer sa complicité. Aussi franc qu’Ulysse, il refuse la complaisance, démasque les bellicistes, qui veulent faire la guerre pour une femme, en prétendant se battre pour le symbole de la beauté, et dénonce la cérémonie vouée aux morts comme une infâme supercherie : Un discours aux morts de la guerre, c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement.
Malgré toutes ses qualités, Hector est le héros d’une seule faute, qui suffit pourtant à rendre la guerre inévitable. En tuant Demokos, il a offert à ce poète l’occasion de prétendre être blessé par Oiax, dont l’assassinat provoque la guerre.
La double image négative du poète troyen Demokos, et du chef grec Oiax, et l’image positive d’Hector dénotent que Giraudoux prend parti contre les bellicistes.
IV- La dimension historique
Les multiples anachronismes qui jalonnent La Guerre de Troie n’aura pas lieu permettent de déplacer l’action de l’antique Troie du XIIe siècle avant Jésus-Christ à l’Europe de l’entre-deux guerres. Dans la scène VI de l’acte I, Pâris compare le rapport oppositionnel entre les pacifistes et les bellicistes à un conflit bourgeois : Cette tribu royale, dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belle-mère, de belles-sœurs et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie.L’emploi anachronique du terme « bourgeoisie » suggère combien la pièce est liée à l’actualité des années 30. Les références aux années 1914-1918 sont multiples. La réplique d’Andromaque, « (…) il m’a juré que cette guerre était la dernière »,renvoie à l’attitude des Européens qui ont longtemps espéré que la première guerre mondiale serait « la dernière des dernières ». En affirmant que son fils ne serait pas lâche, mais qu’elle lui aurait coupé l’index de la main droite, Andromaque évoque aussi une pratique répandue chez les poilus qui recourent volontiers à des mutilations pour se faire réformer. Les propos de Demokos, « Tu veux dire les médailles, les fausses nouvelles», font allusion, à certains communiqués de la guerre de 1914-1918, et particulièrement à l’empoisonnement des esprits par la propagande pendant la bataille de la Marne. Demokos fait également allusion aux associations d’anciens combattants qui sont fondées après la guerre de 1914-1918, lorsqu’il s’indigne qu’il soit « impossible de discuter d’honneur avec [les] anciens combattants ».De même, les références à l’actualité de 1935 sont nombreuses. Le discours de Demokos, « Et c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais celui des intellectuels », évoque l’engagement des intellectuels français dans les années 30.
Dans la scène XIII de l’acte II, l’attitude d’Ulysse qui explique à Hector la vanité des négociations peut être interprétée comme une allusion aux conférences de Locarno en 1925 et de Stressa en 1935, qui ont eu lieu à Genève, le siège de la Société des Nations. La réplique d’Ulysse, « Le chemin qui va de cette place à mon navire (…) est long comme le parcours officiel des rois en visite quand l’attentat menace », renvoie probablement à l’attentat de 1934 dont sont victimes Louis Barthou et le roi Alexandre de Yougoslavie.Enfin, le discours aux morts prononcé par Hector est la caricature des discours que Raymond Poincaré adresse chaque dimanche aux morts.
Comique, fantaisiste même, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, n’en est pas moins une pièce sérieuse. De fait, Giraudoux s’est servi du mythe de l’Ilion pour exprimer les problèmes politiques des années 30.
Conclusion
La Guerre de Troie n’aura pas lieu est fondée sur une série d’oppositions, comme le suggère le conflit entre les pacifistes et les bellicistes, les hommes et les femmes, le pouvoir militaire et le pouvoir moral. La dualité entre la veine comique et le sort tragique des personnages, et les images contradictoires de la guerre et de la paix, participent également de cette poétique du contraste, qui vaut à la pièce non seulement son succès éclatant et immédiat en 1935, mais le fait qu’elle intéresse encore les spectateurs aujourd’hui.