26. octobre 2021 · Commentaires fermés sur Camus et Caligula : un homme épris d’absolu ? · Catégories: Spécialité : HLP Première · Tags:

Lorsque les philosophes composent des ouvrages littéraires, on a tendance à dire qu’ils illustrent leurs idées philosophiques au moyen de la fiction, en créant des personnages et des thèses qui soutiennent leurs idées et leurs concepts. Ainsi les ouvrages d’Albert Camus, sont trop souvent considérés uniquement comme des faire-valoir de sa philosophie . Pourtant lorsqu’il compose Caligula, Camus choisit le théâtre , un mode de représentation bien particulier dans la mesure où le texte y est mis en scène et incarné par des acteurs vivants .  Camus s’est défendu  contre les critiques qui ne voyaient en lui qu’un  auteur qui habille des idées car selon lui ” les idées sont le contraire de la pensée” . En 1940 , Camus se trouve tiraillé entre deux positions philosophiques : d’un côté, il croit aux lumières de la raison qui permettent d’éclairer le monde mais se heurte à l’impuissance de ne pouvoir tout expliquer; de l’autre, il perçoit une part d’irrationnel  sans vouloir pour autant se réfugier dans la croyance en la divinité mais comprend que ce soit la tentation de beaucoup de ses contemporains.  “ le monde n’est ni aussi rationnel ni à ce point irrationnel. Il est déraisonnable et il n’est que cela “ écrira -t-il dans Le Mythe de Sisyphe . 

En se tournant vers le théâtre, Camus espère faire tenir sur scène cet univers dans lequel il considère l’absurde comme le seul lien qui peut unir l’homme et le monde :” l’absurde est un divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit “ Cette définition pourrait correspondre au personnage de Caligula dans lequel on ressent un déchirement entre une soif d’impossible et la résistance qu’offre le monde à ses désirs.   L’empereur s’efforce , en effet, d’adopter une forme de logique et de la faire partager au spectateur . Sa volonté est le fil directeur de ses actions et il se  justifie sans cesse. Ce qui peut sembler étonnant c’est que ce personnage continue encore à   évoquer l’espoir . Pourtant l’empereur apparaît comme un homme cerné de toutes parts alors qu’il se prétend libre. Pour traduire cette sensation de solitude et d’isolement, Camus utilise la métaphore de “conversation avec un mur “ . La folie de Caligula se resserre sur lui jusqu’à sa défaite : nulle autre issue que la mort comme refus de l’existence. Ainsi tous les hommes , comme le rappelle , Caligula sont des condamnés en puissance . La conclusion la plus logique à l’absurdité universelle paraît le suicide mais Camus s’efforce de démontrer qu’il faut se détourner de cette idée car penser que la vie n’a pas de sens ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a pas de valeur et qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue . C’est à l’homme d’y mettre du sens et de se révolter contre ce sentiment d’absurdité du monde. En effet, le suicide signe la défaite de l’esprit qui a accepté sa limite et précipite sa fin ; La révolte pour Camus est la seule attitude qui assure à l’homme une forme de dignité face à l’absurdité du monde et sa dimension inhumaine. Pour autant, le choix de la mort volontaire demeure ambigu car il représente , à la fois , un consentement au destin maudit mais également une manière d’insulter des dieux hostiles , de dire non donc de se révolter .

Le projet ambitieux de Caligula est justement de “tuer le monde absurde ” . Il s’en prend au monde qu’il tente de transformer et s’il provoque la souffrance des hommes, c’est uniquement comme une conséquence des changements qu’il s’efforce d’opérer . Lorsqu’il prétend vouloir faire mourir arbitrairement les patriciens ; il semble donner un coup d’accélérateur au sentiment d’absurdité lui -même . Cependant ce personnage échoue dans sa lutte contre l’absurdité du monde et ne parvient pas à échapper à la réalité de  sa propre image . Le crime  et la mort donnée volontairement à autrui apparaissent bien comme un scandale. Le thème du crime dans la pièce  renvoie à la notion de culpabilité et à celle de punir les coupables . 

Que reste -t-il alors comme issue à l’homme dans un monde absurde ?  La recherche de l’impossible c’est la quête de Caligula  “ce monde tel qu’il est fait n’est pas supportable . J’ai donc besoin de la lune du bonheur ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut être mais qui ne soit pas de ce monde “  Camus n’aime pas  les héros et ne croit pas au salut mais pense que l’homme doit se montrer  généreux et aimant avec ses semblables . Le médecin est une figure importante pour lui: sans croire au salut, il soigne au quotidien , essaie de  soulager les douleurs et accorde parfois un sursis aux hommes . Le personnage de Caligula tente de réorganiser le monde selon des principes simples : tous les hommes se valent et tous les actes se valent donc il tuera n’importe qui n’importe quand ; Ce sera son naturel, sa manière d’être au monde . Souvent considéré comme un monstre, on peut aussi voir en lui un principe d’imitation de l’absurdité du monde. Une autre idée essentielle de la pièce est celle de la culpabilité  des hommes : la faute devient le fond de l’être et le philosophe s’indigne face aux meurtres ; Tolstoï  dans Que devons nous faire affirme ” Tout asservissement d’un homme par un autre n’est basé que sur le fait qu’un homme peut priver l’autre de la vie, et restant dans cette situation menaçante, forcer l’autre à accomplir sa volonté ” . C’est justement la démonstration de ce qui se joue dans la pièce qu’on peut qualifier , par certains aspects de tragédie. 

A la fin du premier acte,  alors que Caesonia essaie de lui démontrer qu’il ne pourra pas nier l’amour , l’empereur s’écrie “Vivre c’est le contraire d’aimer ”  et demande à ce qu’on fasse entrer le public, c’est à dire les coupables . L’acte II débute justement avec la liste de ses crimes passés et à venir . Il constate que la peur domine et que tout le monde exécute ses ordres sans oser protester. Il décide d’organiser une grande famine et d’y mettre un terme quand il le souhaitera simplement pour prouver qu’il agit librement.  Il écrit également un traité sur l’exécution qu’Hélicon récite ” On meurt parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on est sujet de Caligula. Or tout le monde est sujet de Caligula. Donc tout le monde est coupable.D’où il ressort que tout le monde meurt. C’est une question de temps et de patience . ” II, scène 10.  Il tue ensuite Mereia en l’empoisonnant alors que ce dernier prenait simplement son traitement contre l’asthme. Caligula l’a suspecté de 3 crimes :  son premier crime est prendre un contrepoison de peur que Caligula lui-même tente de l’empoisonner donc second crime  s’opposer ainsi à la volonté de l’empereur de le faire mourir et enfin dernier crime, prendre Caligula pour un imbécile.  Un jeune homme ,Scipion, nourrit une haine farouche contre l’empereur et projette de le tuer pour se venger du meurtre de son père . 

Le troisième acte s’ouvre sur une parodie de célébration religieuse ; Caligula se fait adorer  comme s’il était la déesse Vénus et les patriciens lui versent de l’argent mais Scipion est bien décidé à dire la vérité. Caligula lui explique alors qu’il a voulu se faire l’égal des Dieux en se montrant aussi cruel qu’eux. Il fait venir Cherea, le chef du complot qui es trame contre lui et l’interroge sur ses motivations; ce dernier avoue qu’il veut l’éliminer car il le trouve nuisible  “tu es gênant pour tous; Il est naturel que tu disparaisses. ” III, scène 6. L’empereur fait alors disparaître les preuves de la culpabilité de Cherea et il quitte la scène incrédule. Le dernier acte et la dernière partie de la pièce peuvent alors commencer : Scipion prétend ne pas vouloir être associé au complot ce qui déçoit Cherea. Caligula mime une danse et se fait admirer par les patriciens  qui ont été convoqués pour être exécutés.  Cassius sort en hurlant : il s’était vanté d’être prêt à donner sa vie pour Caïus et ce dernier l’a pris au mot.  Il s’était exclamé ” Ah césar il n’est rien que  pour toi je  donnerais sur l’heure ”  . Il lance  ensuite un concours de poésie sur le thème de la mort : ils ont  chacun une minute pour composer et il les interrompra d’un coup de sifflet sauf le vainqueur .  une fois Scipion sorti, il se regarde dans le miroir  “C’est drôle ; Quand je ne tue pas, je me sens seul. Les vivants ne suffisent pas à peupler l’univers et à chasser l’ennui.”  Caesonia constate qu’elle voit mourir chaque jour un peu plus en lui “ ce qui a figure d’homme.” ( Acte IV, scène 13 ) . Caligula l’étrangle alors en affirmant ” et toi aussi tu étais coupable; mais tuer n’est pas la solution . ”  “ Rien dans ce monde , ni dans l’autre, qui soit à ma mesure ” proclame-t-il juste avant de se faire assassiner après Hélicon . Le miroir  vers lequel il se penchait vole alors en éclats sur scène et dans un dernier hoquet de révolte , il s’écrie ” je suis encore vivant ”  

Cette pièce, lors des premières représentations, a lancé la carrière d’une jeune acteur appelé Gérard Philippe . Depuis, elle a été représentée des centaines de fois ; L’extrait que vous pouvez regarder au bas de cet article provient d’une représentation mise en scène par Stéphane Olivié- Besson dans le cadre d’une tournée en région parisienne. Voilà la critique écrite à l’ occasion de ce spectacle par la journaliste de France- Culture et professeure de philosophie  Emilie Berghanem.

 ” Avec Caligula , Camus boucle une trilogie illustrant ce qu’il appelle « sa pensée de l’Absurde ». En effet, à travers cette pièce se joue une intrigue éminemment philosophique qui interroge les limites de l’action humaine lorsque l’univers autour de nous perd tout sens. Cela amène Camus à interpréter de façon singulière la légendaire folie du personnage. Dans Caligula, il va rechercher non pas le tyran sanguinaire, mais l’individu épris d’absolu qui veut vivre radicalement son expérience d’homme en tirant parti des possibilités que lui offre son statut d’empereur. Caligula, comme Hamlet, entre dans une errance psychologique suite au décès d’un être cher. Lorsque la pièce commence, Drusilla, sa sœur et maîtresse, vient de mourir. À cet évènement, le jeune empereur disparaît pendant quelques jours, avant de revenir et d’expliquer que cette mort lui a fait réaliser « une vérité toute bête et lourde à porter. […] Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ».

Avec la prise de conscience de la finitude humaine, il déclare que ce monde tel qu’il se présente à nous n’est pas tenable. Pour continuer à vivre, il a désormais besoin de la lune, enfin de quelque chose d’impossible qui vienne contrebalancer l’absolu de la mort. Il va justement faire de son règne un jeu avec l’impossible : en tant qu’empereur, il a les moyens d’imiter le chaos et l’arbitraire de la nature et s’érige ainsi en professeur de la vérité du monde, mais aussi de la liberté du monde. Autrement dit, il s’autoproclame maître de l’absurde, et son peuple va bientôt faire les frais de ses leçons. Il exécute froidement un citoyen alors qu’il dispense des faveurs à un autre et ce, sans la moindre raison. Il suit seulement une logique radicalisée à l’extrême. On suit les évolutions de son entourage, entre désarroi, révolte et fascination. “ . Après avoir résumé l’essentiel de l’argument de la pièce, elle commente  et analyse alors les choix de mise en scène . 

” Un cadre de jeu impérial

La mise en scène de Stéphane Olivié-Besson est tout simplement magistrale. Dès le commencement, la scénographie évoque l’imagerie lumineuse et solennelle de la Rome impériale. Une clarté toute méditerranéenne inonde le plateau et cinq hautes constructions de bois rappellent d’antiques colonnes. Les changements de décor, au début de chaque acte, s’organisent autour de ces simples éléments de départ. À chaque fois, l’image est sobre mais saisissante, qu’il s’agisse de la nuit étoilée ou d’une salle du palais ornée de crânes de cerf. Les jeux de lumière ajoutent réalisme et inquiétude aux agencements scéniques. Des variations musicales ponctuent les moments forts du dialogue et complètent magnifiquement la gravité du visuel. Enfin, les costumes ravissent le regard….

Stupéfiant Bruno Putzulu

C’est dans ce cadre superbe que s’inscrit le jeu des comédiens. Avant tout saluons très bas la prestation de Bruno Putzulu, absolument remarquable dans le rôle de Caligula. Son interprétation, très nuancée, ne diabolise pas le personnage. Bien au contraire, en nous livrant sa douleur, il fait naître en nous de l’empathie, une empathie mal assumée, puisque comme Cherea, sénateur conspirant contre Caïus, nous préférons vivre dans un monde sain plutôt que dans un monde logique….Le Caligula de Stéphane Olivié-Bisson révolte et émeut. Dans les deux cas, la grandeur l’emporte. Pour ce qui est du reste de l’équipe sur le plateau, là encore la réussite se révèle totale…. 

L’article reprend, point par point; les différents aspects du spectacle théâtral : l’espace scénique, le décor, les lumières, le costume et  le jeu des acteurs qui constituent des éléments visuels au -delà du texte pour terminer par les intentions de mise en scène. Après avoir lu ce billet, répondez maintenant au QCM et réfléchissez à cette question : l’échec de Caligula est -il celui de ses paroles  ou de ses actes ? ou peut- on réussir en paroles et échouer en actions ? où s’arrête le pouvoir des mots ? peut on fixer une limite aux pouvoirs des mots ? Sartre, un autre philosophe contemporain de Camus ,   écrivait à la fin de son autobiographie :  Les mots : ”  Longtemps j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.” Pensez-vous vous aussi que les paroles ont moins de pouvoir que les actes ? Vous rédigerez 20 lignes sur ce thème en pensant à bien argumenter .

 Vous trouverez le lien vers le site magister qui propose lui aussi une analyse de la pièce : https://www.site-magister.com/caligula.htm#axzz7APFkmmLu