Roman de jeunesse, La peau de chagrin, se veut une réflexion philosophique sur le sens de la vie . Un jeune aristocrate issu d’une famille ruinée , dégradée socialement , rêve de fortune , de réussite et d’amour. Installé pauvrement à Paris , Raphael perd le peu d’argent qui lui reste au jeu et décide d’en finir avec la vie. Alors qu’il s’apprête à se jeter dans la Seine, il découvre un étrange parchemin au fond de la boutique d’un vieil antiquaire qui prétend l’objet magique et surtout dangereux; Ignorant les mises en garde du marchand, notre héros se saisit de la peau de chagrin et commence à voir son destin se transformer . Il est forcé de constater que c’est bien l’objet magique qui réalise ses moindres désirs . Dans le passage que nous allons présenter, alors qu’il désire avoir de l’argent , il apprend qu’il vient de recevoir un énorme héritage d’un parent inconnu, vague cousin de sa mère. Autour de lui, les discussions vont bon train pour savoir ce qu’il va pouvoir réaliser avec cette fortune . Raphael s’aperçoit alors, non sans effroi, que sa peau de chagrin a rétréci et il s’imagine sa Mort prochaine. Le premier mouvement montre la peur du héros , le second les réactions des convives et enfin , dans la dernière partie du texte, le rêve fou d’une existence mécanique et sans désir qui pourrait allonger l’espérance de vie du jeune homme qui se pense condamné.
Raphael réalise , tout d’abord que cette fortune providentielle est un cadeau magique et il s’empresse de mesurer le parchemin . L’adverbe promptement marque sa précipitation et trahit sa panique . Le dynamisme de la scène est rendu également par l’adjectif “brusque ” à la premiere ligne . Les événements semblent s’accélérer et le héros parait quelque peu désemparé. Alors qu’il s’était montré dubitatif lorsque le vieillard lui avait parlé de la dimension magique du talisman, il doit maintenant admettre que la peau a vraiment exaucé son rêve de fortune. Il se souvient de ce que lui avait prédit l’antiquaire et les premiers symptômes de son effroi sont physiques ; A la ligne 3 , il “frissonna violemment ” en constatant que la peau a rétréci. L’auteur traduit ici la cause en employant une proposition participiale “en voyant une petite distance entre le contour et la peau “ ; C’est bien ce constat qui déclenche une série de changements chez le personnage. La réaction amusée des deux spectateurs peut paraitre ironique; ils se réjouissent de la bonne fortune de leur ami et soulignent que cet argent lui tombe , en quelque sorte du ciel : il n’a rien fait pour le gagner car il s’agit d’un héritage . L’expression “la joie va le tuer ” montre qu’ils ne sont pas au courant et se méprennent sur ses réactions . Balzac met en place à cette occasion une ironie du sort et la joie des deux convives traduit également qu’ils entendent bien profiter de l’argent de Raphael . Dans les relations sociales, le romancier marque souvent une forme d’intérêt : certains des personnages ne cultivent leurs relations mondaines ou amicales que si elles peuvent leur être utiles comme par exemple Feodora . L’auteur tente de montrer qu’il ne faut pas se leurrer sur les véritables intentions des gens qui nous entourent .
La transformation de Raphaël est saisissante : “une horrible pâleur ” nous indique peut être qu’il a déjà des allures de cadavre ; Ses traits se modifient sous l’effet de cette tragique découverte ; Balzac qualifie sa figure de “flétrie ” comme s’il se décomposait: cet adjectif a des connotations négatives et montre clairement la dégradation de son état sous l’effet de l’émotion. La tension nerveuse parvient même à contracter les muscles de son visage et le champ lexical de la maladie ou de l’agonie est présent avec livide l 7 ou les creux qui devient sombres . Le romancier décrit ici la présence de la mort et le mot est d’ailleurs écrit en capitales d’imprimerie à la ligne 9. Le jeune homme ne peut s’empêcher d’imaginer son sort funeste à cause du pacte qui le lie désormais à l’objet : la réalisation de chacun de ses désirs lui coûtera immanquablement des heures de vie. La dégradation semble alors contaminer son environnement et il ne parvient plus à voir la beauté : tout se transforme sous ses yeux sous l’effet de cette peur panique.
Ainsi ce banquet splendide devient un lieu sinistre : les jeunes femmes lui apparaissent comme des courtisanes fanées; Ici l’adjectif est péjoratif et désigne une beauté altérée par l’âge ou par le vice, une usure prématurée du corps ; l‘oxymore agonie de la joie est à mettre en relation avec cette joie qui paraît tuer Raphael ; le contraste est en effet important entre ce qu’il devrait éprouver et ce qu’il manifeste comme sentiment , à cette occasion. L‘agonie de la joie annonce surtout la future agonie du héros . Alors que ses invités le pensent sous le coup d’une émotion intense à cause d’un trop plein de joie, il est en réalité en train d’imaginer sa mort prochaine . Le destin s’abat sur lui et le registre tragique est dominant à l’image des “impitoyables lignes imprimées ” C’est un peu comme s’il voyait son arrêt de mort s’écrire sous ses yeux. Il semble pris au piège de cet objet et également de ses désirs : “un clair pressentiment anéantissait son incrédulité” ; Raphael s’en veut terriblement d’avoir douté et cette prise de conscience du triomphe de la magie marque également celui des avertissements de l’Antiquaire; s’il veut survivre, le héros doit renoncer au moindre de ses désirs au moment où il possède justement le pouvoir de les réaliser tous ou presque, grâce à cet argent miraculeux.
Il lui faut donc faire preuve d’une très grande force de caractère et il va devoir apprendre à mener une existence simple et modeste. ” le monde lui appartenait , il pouvait tout et ne voulait plus rien.” Cette formule illustre bien le caractère paradoxal de la position du héros comparé à un “voyageur au milieu du désert ” . On peut peut être retrouver ici les références philosophiques aux ermites qui s’isolaient du reste de la société pour mener une vie retirée, à l’abri des désirs .Désormais, le jeune homme va devoir réfréner ses désirs pour tenter de durer : ” il devait mesurer sa vie au nombre de gorgées “ peut vraiment sembler inquiétant. C’est l’image du rationnement avec la métaphore du voyageur : la vie apparait comme une gourde d’eau . Lorsqu’on évoque la mort , le thème de la maladie mortelle vient aussitôt à l’esprit et le héros se demande alors comment il va mourir ; L’incrédulité et le scepticisme ont fait place à la croyance et la peur. La construction par parataxe des quatre verbes : croyait, s’écoutait, se sentait , se demandait a ici un effet d’accumulation et illustre la rapidité avec laquelle le personnage change d’état ; les deux interrogatives directes, à valeur rhétorique mettent en évidence sa peur de la maladie et particulièrement de la tuberculose contre laquelle il n’existait pas encore de traitement efficace . Cette infection surnommée phtisie était considérée comme mortelle : les malades mourraient d’insuffisance respiratoire dans de longues souffrances ;
Second mouvement : Ces sombres réflexions de Raphael sont interrompues par les convives qui l’entourent et qui eux; sont d’humeur joyeuse . La remarque d’Aquilina, sur un ton enjoué, contraste justement avec les vives inquiétudes du héros; Balzac montre ici à quel point ces gens ne pensent qu’à s’amuser et à s’enrichir . La courtisane ne cache pas sa convoitise et se montre directe : elle lui demande sans détour “ que me donnerez-vous? ” comme si cela lui paraissait naturel de recevoir quelque chose . Ses nouveaux amis lèvent leur verre à la mort de cet oncle fortuné: ce qui pourrait apparaitre comme une attitude quelque peu irrespectueuse . Tous lui prédisent, grâce à cet argent, un avenir heureux; La réussite politique est d’abord évoquée avec la nomination au rang de pair de France, qui correspondrait aujourd’hui au poste de sénateur ( Victor Hugo a été nommé pair de France en 1845 ); Sous la monarchie de juillet, les hommes qui portaient le titre de pair de France constituaient la seconde chambre du parlement (l’équivalent du Sénat ) mais ce titre honorifique, qui était héréditaire , sera ensuite attribué par le roi à certains grands hommes du royaume pour les distinguer .
Les amis de Raphael passent sans transition du domaine politique à la dimension culturelle : l’argent gagné par le héros devrait lui permettre de payer une loge au théâtre , privilège des grandes familles fortunées qui ainsi, manifestent leur appartenance à la bonne société. Bixiou et Emile se montrent tous deux intéressés par le fait de pouvoir profiter des largesses du héros notamment en matière de repas. “j’espère que vous nous régalerez tous “: cette remarque traduit ce désir de profiter concrètement, grâce à des banquets , de sa générosité . Grâce à cet argent, il prend aussitôt de la valeur aux yeux de tous ces mondains qui le voient ainsi comme un homme qui “sait faire grandement les choses ” . L’adverbe marque la magnanimité qui est attendue en ces circonstances. Chez les courtisans, la flatterie n’est jamais loin .
Troisième mouvement : Une fois encore, le romancier établit un contraste saisissant entre les réactions du public “ le hourra de cette assemblée rieuse ” et les pensées de Raphaël, qui songe à s’échapper afin de mener une “existence mécanique et sans désir” . Balzac convoque alors le modèle qui apparaît comme une sorte de contraire du jeune aristocrate épris de plaisir : un personnage de père de famille , un paysan breton à la vie simple et austère. Perdu dans ses pensées, Raphaël rêve d’une vie frugale . L’adjectif mécanique qui caractérise cette existence a des connotations négatives : il décrit une vie simple dans laquelle l’homme se contente de répondre à ses besoins essentiels ; il travaille durement pour vivre ; Les participes présents illustrent les actions répétitives qui rythment ce quotidien . Le dur labeur contraste fortement avec une vie de plaisirs et de divertissement; l’insouciance de ces jeunes gens oisifs contraste avec les devoirs d’un père de famille “chargé d’enfant “ ; avoir charge d’âme , en effet, est une lourde responsabilité . En lieu et place de ces festins auxquels Raphael participe , le paysan se contente des produits simples de sa terre : sarrasin et cidre . La foi sincère et la piété de ce travailleur contrastent avec l’insolence et les provocations de Valentin. Cette existence paysanne est marquée par des plaisirs rares et simples eux aussi ; danser le dimanche, seul jour de repos , “sur une pelouse verte “ . La religion occupe une large place au quotidien comme le montre la présence de la Vierge, des sermons du dimanche et de la communion à Pâques. Pour couronner le tout, Balzac précise que ce paysan est ignorant et ne comprend pas le latin de son curé. Nous sommes bien loin de l’idéal professé par le vieux marchand pour qui le Savoir était la clé du bonheur. Il s’agit plutôt d’un modèle philosophique utopique proche de celui que présentaient les philosophes des Lumières et notamment Jean Jacques Rousseau, au siècle précédent , modèle utopique baptisé le Bon Sauvage. Rousseau tentait de démontrer que l’homme naturel est tourné vers le Bien mais que c’est la vie en Société qui est marqué par la corruption . La vie en société , loin des désirs naturels, aurait donc un effet corrupteur sur les individus qui deviendraient envieux et méchants . Cette vie idéale, en contact avec la Nature et respectueuse des idéaux religieux , sera testée par Raphael dans la suite du roman lorsqu’il se réfugiera en Auvergne, près du Mont Dore mais cette existence proche de la Nature s’avérera ,elle aussi, impuissante à ralentir son chemin vers la mort . La dernière phrase suggère que cette assemblée corrompue serait à l’origine des maux du héros et agirait , un peu à la manière d’une infection ou d’un microbe , de miasmes “qui le prenaient à la gorge et le faisaient tousser “
Pour conclure : Ce passage montre donc à la fois la prise de conscience par le personnage de la réalité de la funeste menace qui pèse sur lui, et la joie bruyante de ceux qui l’entourent et comptent bien profiter de cette bonne fortune. Alors que son avenir parait radieux à tous , grâce à cet argent qu’il vient de gagner et qui pour beaucoup, est un gage de bonheur et de réussite, Raphael , lui distingue nettement les ombres qui planent sur son avenir : la maladie et la mort qui lui semblent alors le terrible prix à payer pour avoir osé autant désirer . Le désir , particulièrement quand il est présenté comme excessif, est assimilé à un élément mortifère . L’excès contraste avec la sobriété , le respect avec l’irrévérence et rien ne semble pouvoir sauver le héros . Au milieu du luxe, Raphael rêve de dénuement et sa toux est le premier symptôme de cette puissance maléfique qui va le détruire .