12. novembre 2022 · Commentaires fermés sur Un petite histoire des émotions : l’éveil de l’âme sensible , des Lumières au Romantisme . · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags:

Des Lumières à la Révolution :  1730 à 1789

Les émotions nées de la confrontation au monde naturel prennent un nouvel essor avec le pittoresque et le sublime; Le Moi météorologique bat au rythme des tempêtes, des orages, des averses . Parfois les émois débordent la pensée et atteignent une sorte de paroxysme : les torrents de larmes succèdent aux débordements de joie. Le développement des sciences modifie la connaissance des émotions liées au désir et au plaisir. La peur de l’enfer s’atténue  au moment où le spectacle de la mort publique, et notamment de la décapitation laisse un certain malaise dans la foule . Les catégories esthétiques évoluent elles aussi notamment dans la représentation des paysages .

L’éveil de l’âme sensible : les mot pour le dire 

Dans son article de l’Encyclopédie, Diderot propose comme définition au mot Emotion : “mouvement léger, au physique et au moral.”  On ne trouve pas d’entrée pour le mot  sensible mais la rubrique sensibilité  a été écrite par un médecin qui désigne ainsi la “capacité d’un être vivant de recevoir des impressions du monde extérieur, grâce au système nerveux.” Dans un autre article consacré à la sensibilité, l’auteur distingue celle des animaux et celle des humains qui constituerait une sorte de privilège de distinguer des émotions positives; Et l’auteur de conclure que   l’être humain a besoin de tels mouvements physiologiques pour se sentir vivre, pour agir et penser. Le statut de la sensibilité n’est pas clair et JJ Rousseau distingue un être sensitif et un être sensible; le premier est dépendant de son organisation physique alors que  pour le second, les émotions sont davantage spirituelles. On invente les mots sentimentés, sentimenteux ( qui peint les sentiments )  et même  sentimentaire. Laclos lui donne le sens actuel de sentimental avec une nuance critique; Quant au mot sensiblerie, il désigne une fausse sensibilité. L’adjectif sentimental , importé de l’anglais, va peu à peu traduire la réceptivité du sujet sensible, avide de jouir de ses émotions. La nuance péjorative du mot désigne alors la capacité de certains à s’attendrir et à larmoyer.

Certains auteurs pointent du doigt la pauvreté de la langue pour traduire certaines émotions comme “l‘émotion que vous cause la méditation de la mort, le vent qui gémit à travers les ruines, la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme où vient se rassembler et comme se perdre dans une confusion mystérieuse toutes les jouissances des sens et de la pensée “-Benjamin Constant . 

Les Lumières s’interrogent sur la manière de qualifier l’émotion esthétique et inventent le terme touchant pour désigner l’effet produit par comparaison avec l’un de nos sens : le toucher.  Peu à peu, les sensations apparaissent comme une source de connaissances. Le spectacle de la Nature offre parfois l’équivalent d’une expérience mystique et nul ne peut alors résister “à l’impression que l’aurore naissante fait sur nos âmes; on ne la peut contempler sans extase. Le miracle de l’aube et la tombée de la nuit plongent alors le promeneur dans “une rêverie délicieuse” . Ces moments de pur présent ôtent à l’homme le sentiment même d’une existence soumise au temps. La mémoire sensorielle s’éveille avec la musique ou les odeurs.

La notion de sublime est  cependant considérée comme un paradoxe  car elle figure  l’alliance d’une situation inquiétante et de la distance qui la transformée plaisir esthétique ( Burke et Kant ) 

Sensibilité et paysage : les sens chavirés ? 

Un paysage quelconque est un état d’âme ” notait le philosophe suisse Amiel dans son journal intime en 1852.  Chateaubriand , l’un des premiers, a compris que le regard porté sur la Nature s’est modifié grâce notamment au regard des peintres . L’homme de cette époque a conscience de ne plus appartenir à la nature et c’est cet écart qui permet l’émotion esthétique devant un paysage . L’artiste perçoit , en même temps la conscience de la perte de cette communion avec la nature et la naissance d’une relation émotive avec les paysages. Stendhal, par exemple, comparera les beaux paysages à “un archet qui jouait sur mon âme ” .De nombreux  poètes cherchent à restituer cette musicalité à la fois dans la chose vue et par le langage employé.Le musicien Franz Lizt avoue d’ailleurs avoir tenté, dans ses oeuvres pour piano de ” rendre en musique quelque unes de mes sensations les plus fortes, de mes plus vives perceptions.” Parfois on peut apercevoir au détour d’une notation, la crainte que la violence des émotions fasse basculer l’âme du côté de la folie. La joie intense qui élève l’âme pourrait ainsi faire chavirer les sens et le grandiose spectacle de la Nature  amènerait à une désorientation presque ontologique comme en témoignent ici ces notes du poète Shelley lorsqu’il aperçoit les Alpes pour la première fois : “L’immensité de ces sommets aériens suscita, lorsqu’ils surgirent soudainement sur l’horizon, un sentiment d’étonnement extatique, voisin de la folie.” Keats éprouvera le même ravissement en découvrant les Highlands et sentira lui aussi, cette menace de perdre la raison . Le poète doit donc préserver une amarre avec le monde réel . L’esprit du poète fusionne parfois avec la Nature   à la faveur d’une profonde contemplation comme l’a théorisé Schopenhauer dès 1819 dans Le Monde comme volonté et comme représentation. 

(c) Paintings Collection; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Le courant romantique va fortement s’inspirer de cette relation de l’Homme avec la Nature éprouvée selon deux modalités : la communion ou la sensation d’une distance irréductible.Le paysage va devenir un lieu privilégié pour l’expression des émotions et les peintres paysagers vont connaître un grand succès : citons Constable, Friedrich et en France , l’école de Barbizon.  Hugo va lui aussi consacrer quelques uns de se poèmes au ravissement du paysage ; Il évoque un “promontoire du Songe” qui donne le vertige et où la folie forme un précipice . Baudelaire reprendra lui aussi, cette forme de perte du moi dans les délices de la contemplation . Aux Etats-Unis, le courant qu’on nomme transcendantalisme avec Emerson , par exemple, épouse encore plus loin l’expérience de fusion entre le moi et la Nature : Emerson, contemplant les collines à côté de sa maison , décrit l’union du moi qui se dilate et s’unit au vent du matin. Il se sent comme absorbé , dissous dans l’univers .Le sujet disparaît carrément dans le paysage.  Peu à peu , le contact physique est recherché avec le développement de  l’alpinisme, de  la marche , des bains de mer . Le personnage du voyageur est justement celui qui sait goûter à l’émotion paysagère ; il se distingue ainsi du touriste qui ne sait pas forcément apprécier ce qu’il découvre . Etre capable de s’émouvoir face aux beautés de la Nature devient , peu à peu , une sorte d’aristocratie intellectuelle ; Seule les âmes d’exception sont capables , pour les artistes, de vibrer intensément devant un beau paysage et de pouvoir exprimer une palette variée d’émotions. Avec l’essor du tourisme, on devance l’émotion et parfois la magie d’un lieu ne touche pas les visiteurs.  La forêt forme un espace particulier : on y éprouve la solitude, et on peut s’y sentir perdu ou en sécurité parmi les grands arbres . La forêt de Fontainebleau devient un lieu mythique: Flaubert, Senancour, Musset, les frères Goncourt y transportent leurs héros . Mais certains auteurs cherchent dans le dépaysement et l’exotisme de nouvelles sensations paysagères : Afrique, Orient, Amérique attirent et fascinent . L’émoi du désert consacre le succès de ces paysages étonnants . Mais le déracinement peut également faire ressurgir la nostalgie pour le pays natal . Peu à peu se met en place , à la fin du siècle, l’idée de l’existence d’une mémoire historique de l’harmonie originelle existant entre l’homme et la nature , une sorte d’état instinctif de l’être humain. La puissance émotionnelle de certaines contemplations proviendrait, en fait ,  de cette sensation de  retour aux sources primitives de l’humanité.

Temps et humeur : le Moi météorologique 

Rousseau l’un des premiers, entend mettre un baromètre à son âme : variations du temps et variations du sujet sont alors mises en parallèle. Les nuages expriment l’inconstance, la pluie est à la fois signe de tristesse et messagère  de fertilité . Mer et montagne représentent deux faces du sublime . Ce sentiment complexe peut analysé en deux temps : la première partie du processus traduit une perte du sujet ; l’émotion fait table rase du Moi qui ensuite se reconstitue sous l’emprise d’une révélation ; Le sublime peut ainsi être comparé à un lever de rideau sur une autre manière de voir  et de penser. D’abord métaphores paysagères du divin, montagne et mer devient ensuite sources d’émotions esthétiques . Le développement des cures thermales et des cures à la montagne notamment pour les maladies respiratoires va participer de ces vertus thérapeutiques du paysage . 

Avec l’avénement du romantisme, la littérature va , peu à peu incarner un réservoir d’émotions et de modèles pour les lecteurs ; Le Je et ses soupirs sont partout et particulièrement dans les journaux intimes ou les romans autobiographiques , parfois sous forme de correspondances fictives . Le roman de Goethe Les souffrances du jeune Werther ” devient une sorte de traité des émotions intimes. L’âme douloureuse palpite dans les poèmes de Musset, Lamartine et Hugo. Les auteurs pensent que la forme singulière de leurs émotions intimes définit une  partie de leur époque , ce qu’on va nommer le Mal du siècle. Le mot “gemmüt” de la philosophie allemande désigne ce coeur , siège des émotions et des sensations, à partir duquel s’éprouve toute présence au monde , un moi source d’inspiration créatrice. La traduction française la plus juste serait le mot “âme” . Le poète Lamartine d’ailleurs emploie le mot “âme écrite ” pour désigner le sujet qui s’exprime dans la littérature intime. Examen de conscience solitaire, le journal intime inscrit l’émotion tout en la tenant à distance,  et parfois en essayant de la contrôler. Maine de Biran tiendra pendant trente ans un journal intime dans lequel il note les fluctuations de son Moi : “Tout influe sur nous, écrit -il ,et nous changeons sans cesse avec ce qui nous environne. Je m’amuse souvent à voir couler les différentes situations de mon âme: elles sont comme les flots d’une rivière, tantôt calmes, tantôt agités, mais toujours se succédant sans aucune permanence.” Ecrire permet également de tenir l’émotion en respect quand elle tente de submerger l’individu. Le journal joue ainsi un rôle central dans l’économie émotionnelle : il peut également lutter contre la dissolution du moi. Benjamin Constant note dans ses journaux de manière tout à fait lucide qu’il ne peut mettre un terme à sa liaison avec Madame de Staël alors même qu’elle ne le satisfait plus et qu’il est amoureux de Charlotte von Hardenberg. Les diaristes semblent verser sur le papier les pulsations de leur âme, les mouvements de leur coeur. Mais la littérature ne forme-t-elle pas , justement , une sorte de rempart à l’émotion

Emotions et politique : une nouvelle sensibilité face à la mort ? 

Dans l’Emile en 1762 , Rousseau notait déjà “ Nous approchons de l’ état de crise et du siècle des révolutions” ; Qu’est-ce qui a poussé le peuple à se soulever contre l’oppression ?  Partout la métaphore du joug est employée pour désigner un sentiment d’oppression devenu insupportable. La révolution va électriser les esprits  “il faut de l’exaltation pour fonder les Républiques ” affirmera Danton. Mais la révolution inquiète  aussi les penseurs car l’excès d’énergie peut conduire au fanatisme et après les vagues de violence qui se succèdent avec  la prise de la Bastille ,  la Terreur en passant par l’exécution du roi et les massacres des vendéens , on éloignera peu à peu la guillotine , symbole de ce climat de morbidité , du centre de Paris . Le spectacle des exécutions publiques change peu à peu de nature . L’arsenal français des peines est impressionnant : écartèlement, bûcher, roue, pendaison correspondent à des crimes de nature différente . On attend du spectacle de la souffrance et de l’humiliation des condamnés  en place publique, qu’elles fassent naître la terreur chez les spectateurs afin de les éloigner de la tentation de se livrer aux vices. Mais les combats contre la peine de mort vont aller de pair avec une critique des cruautés infligées aux suppliciés. Influencé par les idées du juriste  italien Beccaria, Voltaire prend très vite parti contre la torture et contre la peine de mort. Lorsqu’il invente la guillotine , le Docteur Guillotin propose que la peine s’éteigne après la mort du condamné donc concrètement qu’on cesse de mutiler les corps des suppliciés. L’idée d’un mécanisme qui tranche les têtes  et fasse verser le sang est préféré pour l’édification du peuple ; Ce supplice est retenu car “il a pour la société l’avantage d’être plus effrayant pour le méchant ”  Il est donc décidé,en juin 1791, que tout condamné à mort aura la tête tranchée.  Le combat pour les abolitionnistes sera long. Dans son récit , le dernier jour d’un condamné, écrit en 1829, Hugo tente de faire ressentir au lecteur les différentes émotions de son personnage emprisonné, dans l’attente de son exécution. Pour d’autres abolitionnistes, le spectacle de la mort publique déclencherait dans la foule une curiosité malsaine, déplacée et détraquerait les sensibilités. On pense aussi que l’acceptation du condamné, sa résignation et sa contrition peuvent émouvoir les spectateurs. Le condamné, en effet,  se doit d’être exemplaire ; il peut verser quelques larmes  avec retenue ou sincérité ,peut préparer et  prononcer un discours d’adieu pathétique et se repentir publiquement  de son crime. Avec ce modèle fantasmé du “bon larron “, en référence au digne supplice des voleurs crucifiés à côté de Jésus , il s’agit d’une tentative pour faire d’un acte violent et sanglant un moment  solennel de justice . Progressivement , les lieux d’exécution vont se faire plus discrets et la mort du condamné cesse d’être un objet de spectacle .

L‘être sensible face à l’éducation : société et famille

Froideur bourgeoise et éducation rigide définissent une forme de dressage qui éradique les affects . Jules Vallès dans L’enfant , en 1881, décrit justement cette éducation dans une maison où personne ne rit ou ne pleure car exprimer  simplement des émotions naturelles ravalerait l’homme au rang de l’animal . Le jeune Jacques , le héros du roman apprend à refouler ses larmes et à enfouir ses émotions  mais il souffre énormément de ces carences affectives. La Comtesse de Ségur valorise, dans ses ouvrages, l’extériorisation des sentiments. Rousseau a démontré de quelle manière un nourrisson perçoit le monde à travers des sensations corporelles et affirme que “les premières sensations des enfants sont purement affectives; ils n’aperçoivent que le plaisir et la douleur.”   Pour de nombreux penseurs, la sensibilité peut être considérée comme bienfaisante à condition d’être quelque peu éduquée ; Hegel et Kant voient pourtant dans la sensibilité, un danger pour la réflexion et préconisent de cantonner les émotions dans la sphère intime