10. décembre 2022 · Commentaires fermés sur Dis- moi qui tu es et je te dirai comment tu crées.. un aperçu des liens entre expression du Moi et création littéraire · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags:

Question  d’interprétation / corpus autour des expressions de la sensibilité  Victor Hugo,  Marguerite Duras ,Charles Juliet ( textes joints ) 

L’ artiste est -il vraiment doté d’une sensibilité particulière ? comment conjuguer expression du Moi et de sa sensibilité ?

 Petit tour d’horizon  des notions abordées :

A la question qui-suis-je , certains artistes répondent qu’ils n’en savent rien, qu’ils se cherchent ou cherchent à s’écrire, se mettre en mots , dire ce qui fait battre leur coeur ou nourrit leur créativité .  Au début des Confessions, Rousseau écrit qu’il sent son coeur et il se définit ainsi comme un ensemble de sensations et de sentiments nécessairement changeants mais dont il parvient à se saisir , jour après jour .   Le sentiment de souffrance n’est donc qu’un des états fluctuants de son Moi et pas une donnée constante qui nourrirait ses rêveries.

Chateaubriand , quant à lui, partage cette idée de fluctuations des humeurs et des passions ” tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste ” . Cette humeur impétueuse qui le caractérise trouve cependant un doux épanchement au contact des beautés de la Nature et le son des cloches du château paternel le plonge dans des “rêveries enchantées “ qui lui font oublier sa souffrance à exister . Musset et Lamartine évoquent  très souvent dans leurs poèmes cette douleur amoureuse ou existentielle qui  semble nourrir leurs créations ; Dans La Muse de décembre, Musset mentionne cette “sainte blessure “  qui est , selon lui, le moteur de la création . L’art du poète est comparé au geste d’amour du pélican qui offre son coeur comme nourriture à ses enfants affamés; Et Musset d’ajouter , en évoquant la poésie :  Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. Dans le lac  de Lamaratine , la nature tout entière accompagne la souffrance du poète face à la fuite du Temps et à la perte de l’amour ;La nature es fait l’écho de sa  nostalgie qui  s’exprime à travers  ” le vent qui gémit, le roseau qui soupire ” . Les larmes du poète nourrissent sa création et sa sensibilité  transforme sa vision du monde .

.Baudelaire , de son côté , souffre face à l’immensité du ciel et de la mer ; Ce spectacle lui tend les nerfs et “l’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive “ . Le poète se prétend vaincu par la beauté de la Nature face à laquelle il “crie de frayeur”  Le confiteor de l’artiste 1869. Le spleen baudelairien, le mal être romantique ,  la saturnisme de Verlaine sont autant d’expressions de cette mélancolie , cette humeur noire qui pour certains artistes  conditionne ou influence l’expression de leur sensibilité . L’alchimie est le processus dont Baudelaire s’inspire pour définir le changement qu’opère la poésie sur la boue pour la transformer en or. Si le spleen peut être un frein à la création , il est aussi ce qui permet l’expression poétique à condition que le poète parvienne à transformer la sensation oppressante en source d’inspiration. 

Rimbaud met au point la théorie du dédoublement du Moi , célèbre à travers la formule “Je est un autre “, pour tenter de résoudre ce paradoxe de l’écriture poétique et  son lien avec la sensibilité du Sujet ; Il émet l’hypothèse  d’une co-présence de l’artiste à lui-même ; La poète serait capable de cultiver son âme et de se faire voyant ”  et d’éprouver ainsi “toutes les formes d’amour de souffrance et de folie” dont il ne garderait , pour les exprimer , que les “quintessences ” .  Cette conception du geste poétique est assimilée à une “ineffable torture ” ; Le poète devient ainsi une sorte de monstre, de voleur de feu et dérobe des visions pour les transformer en écriture  dans une “langue  qui sera de l’âme pour l’âme ” ; Rimbaud , dans cette lettre à Paul Demeny, écrite en 1871, théorise une idée novatrice : celle de la coexistence de deux “Moi” dans la création . Verlaine lui aussi exprime sa mélancolie avec des effets musicaux :  Les sanglots longs /Des violons/De l’automne/Blessent mon coeur/D’une langueur/Monotone.” ; Il suggère ici la souffrance du Je lyrique . Si la souffrance devient obstacle à l’écriture, le poète peut se sentir maudit, rejeté par sa Muse et par les autres hommes, artiste condamné à la stérilité et à l’opprobre . C’est une posture souvent adoptée par ceux qu’on va nommer justement “les poètes maudits ” et au nombre desquels on peut  ranger Charles Baudelaire  par certains côtés, Arthur Rimbaud,  et Paul Verlaine qui est l’inventeur de cette expression en 1884 ainsi que Tristan Corbière, Jules Laforgue  et ses Complaintes   et Villiers de l’Isle Adam. 

Le xx siècle et la découverte notamment de la psychanalyse et de la tripartition du Sujet avec Freud : le Ça,  le Moi et  le Sur-moi viendront renforcer et préciser ces opérations de “dédoublement “, de division  du Moi.

 Guillaume Apollinaire dans Cortège reprendra cette idée de division du Moi avec ces vers surréalistes   parus en 1913: ”  Un jour /Un jour je m’attendais moi-même/ Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes/ Pour que je sache enfin celui-là que je suis /Moi qui connais les autres/ Je les connais par les cinq sens et quelques autres.”  Les théories de la réception ont démontré que tout lecteur qui sympathise avec une oeuvre , éprouve brièvement  les sentiments qui y sont exprimés avant de redevenir lui-même.  Si l’écriture est ressentie par certains comme une dépossession ou une partition du Moi, la lecture , la contemplation d’un tableau ou d’une sculpture qui nous touche,  le sont  tout autant . L’expérience artistique nous met en contact avec la sensibilité d’autrui et nous permet de nous y connecter temporairement si nous y adhérons. En effet, les productions artistiques sollicitent nos sens ( vue , ouïe pour la musique , toucher pour la sculpture ou la haute-couture, odorat pour la gastronomie) et également nos émotions  et nous pouvons alors goûter un plaisir esthétique , qui est un  plaisir de l’âme . Le style de l’écrivain, du peintre , du musicien constituent la porte d’entrée de nos sensations , la partie visible ou formelle de l’esprit de son créateur . Pour traduire cette émotion esthétique, Hegel emploie le terme pathos dans ses Cours d’esthétique. 

Marcel Proust s’est longuement employé , en 1927 , dans  Le temps Retrouvé  à tenter de comprendre ce qui pouvait amener un homme à devenir un artiste : trois de ses personnages fictifs , le peintre Elstir, le musicien Vinteuil ou l’écrivain Bergotte partagent cette idée que l’Art seul  permet de “retrouver  de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons… Et il ajoute:”la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie,  la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. L’artiste est donc  un révélateur et nous permet de “sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers ..” Grâce à l’art , au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier : pour Proust, chaque artiste représente un rayon original et spécial qui éclaire émonde de sa propre lumière . Nous retrouvons cette idée de multiplication des visions grâce , cette fois au style des artistes qui est purement une “question de vision ” 

Sous l’influence de la psychanalyse , les formes littéraires vont parfois tenter de saisir le malaise existentiel ou de restituer la complexité de la vie intérieure. Freud, en effet, pose, dès 1920, l’idée d’une connaissance  incomplète et impossible du Moi à cause de l’existence de l’inconscient qui nous interdit un accès total à notre vie psychique; L’inconscient formerait ainsi une sorte de barrière infranchissable; Alors que le Moi se fonde sur des perceptions de ce qui nous entoure, le Ça lui, se fonde sur l’existence de pulsions qui peuvent venir “bousculer “le Moi. Notre être psychique est donc gouverné par une triade et notre identité est le produit complexe des interactions des forces qui nous habitent . A l’époque du Nouveau-Roman , les écrivains tentent de rendre compte de ces divisions et de ces différents niveaux de pensée. Nathalie  Sarraute, par exemple,  invente la notion de tropismes .Il s’agit ici de  recréer une forme de  sous-conversation qui  justement  transposerait, dans une voix narrative, les opérations psychiques inconscientes. En 1983, dans son roman autobiographie Enfance ,elle fait dialoguer plusieurs voix  qui représentent différents états de “conscience ” ; Samuel Beckett lui cherche à imiter le flux de pensée et la dimension informe de certaines  pensées désordonnées pour traduire une sorte de vide ou de désordre intérieur. Certains de ses romans sont difficiles à lire . Marguerite Yourcenar tentera d’enquêter sur elle et de découvrir son Moi grâce à une autobiographie qui commence ainsi ” L’être que j’appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers lse 8 heures du matin, à Bruxelles ” ; On mesure ici le dédoublement qui va servir de point de départ à cette quête de soi. La recherche du Moi s’apparente alors à une véritable enquête . 

Texte 1 : Victor Hugo   En quoi le poète apparait- il comme un martyre de la création ?

Reformulation : quels liens sont montrés entre le poète et sa création ? axes de réponse : la présence de la souffrance / la transformation de cette souffrance et  la naissance de l’émotion / le dépassement de la souffrance et la divinité du poète 

Le poëme éploré se lamente; le drame
Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme;
Et la foule accoudée un moment s’attendrit,
Puis reprend: -Bah! l’auteur est un homme d’esprit,
— Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,
— Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.
— Ma femme, calme-toi; sèche tes yeux, ma soeur.-
La foule a tort: l’esprit c’est le coeur; le penseur
Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame;
Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs noeuds;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux;
Dans sa création le poëte tressaille;
Il est elle; elle est lui; quand dans l’ombre, il travaille,
Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée;
Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée
Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses oeuvres éclôt.
Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté.
Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité.
Il est génie, étant, plus que les autres, homme.
…….

Paris, janvier 1834.

Victor Hugo,  à ses débuts, fortement imprégné de l‘idéologie romantique , est marqué par plusieurs drames personnels qui le firent douter, notamment  de sa vocation de dramaturge  : si les Contemplations porteront la marque de la douleur de la mort de sa fille Léopoldine et dessineront ainsi la figure pathétique du poète souffrant, lorsqu’il écrit ce poème en 1834, l’auteur d‘Hernani vient tout juste  d’essuyer plusieurs échecs au Théâtre avec les principes de son drame romantique qui veut mêler sur scène “sublime et grotesque ” . C’est donc en créateur blessé qu’il s’adresse ici au public pour le convaincre que l’écriture du drame , loin d’être artificielle, est bien le reflet de son “âme ” et qu’il y met tout son “coeur ” . Il définit ainsi son rapport à la création littéraire en reprenant le postulat de la souffrance comme moteur de la création . Dans quelle mesure el poète est -il un martyr de la création ?  (reformulation ) 

D’emblée , l’artiste décrit les différentes formes que prend sa souffrance . En effet , le champ lexical de la douleur est omniprésent : le poète souffre mille maux et ses larmes trahissent sa peine. ” Il est éploré , se lamente  et souffre  à la fois, dans son corps et  de sa pensée ; Le polypopte du vers 10 ” a saigné le sang qui sort du drame ” assimile la création littéraire à une matière vivante; Comme l’avait déjà exprimé Musset en imaginant le poète en père pélican qui donne son coeur à manger à ses entants affamés qui le dévorent ,  l’artiste, selon Hugo, nourrit sa création de sa propre chair et de ses larmes. “ Il pleure et s’arrachant les entrailles , les met dans son drame ” peut-on lire au vers 15. C’est cette souffrance qui transmuée , par un processus alchimique, le même que celui que définira Baudelaire lorsqu’il composera Les Fleurs du Mal , est à l’origine de la fabrication de la matière dramatique. Hugo critique ceux qui reprochent au public de s’attendrir ; Les femmes  ont bien  raison de s”attendrir  car elles ressentent les émotions insufflées par le poète dans sa pièce et leur sensibilité parait plus encline à l’émotion. La dimension pathétique du drame est réaffirmée par Hugo qui récuse la différence entre sensibilité et pensée . Ainsi le dramaturge se qualifie de “penseur qui souffre de sa pensée” , un nouveau polypopte qui cette fois met en évidence la dimension intellectuelle, spirituelle de la création . L’expression “se brûle à la flamme ” traduit métaphoriquement l’intensité des émotions ; L’artiste fait sienne les douleurs de ses personnages : “il tremble en eux , il vit en eux, il meurt en eux .” 
 L‘énumération et les parallélismes de construction traduisent le caractère inextricable des émotions de l’auteur  qui donne vie à des personnages , eux-même les reflets de son âme.  Sensibilité du créateur et sentiments des  créatures sont désormais indivisibles comme l’exprime le chiasme au vers 14 “ il est elle / elle est lui ” ; Pour le dire autrement, le poète fait corps avec la matière qu’il invente à tel point qu’il se sent vivre, tressaillir , à travers elle .

Le créateur s’élève ainsi au -dessus de l’Humanité grâce à son pouvoir d’insuffler de l’esprit à la matière , de donner vie par l’écriture .  Hugo va jusqu’à reprendre l‘image biblique de la création de l’homme avec cette argile sacrée qui est celle que Dieu utilisa pour donner forme à Adam , sa créature : “dans son drame, sculpteur…pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée ” . Par la création littéraire, le poète rejoint le sacré et devient une sorte de figure divine tout en conservant ses qualités d’homme : C’est le paradoxe énoncé au vers 24 “ ce qui fait qu’il est Dieu, c’est plus d’humanité ” ; Rimbaud, quarante ans  plus tard exprimera cette transformation du poète en utilisant l’image du Voyant . La création poétique confère ainsi à l’artiste une sorte de sixième sens qui lui permet d’explorer en lui même tous les sentiments humains et son écriture en traduirait les quintessences . Le poème hugolien retrouve l’univers biblique avec la  référence à la genèse pour désigner la création littéraire .Les souffrances du poète font de lui une sorte de damné comme le montre la périphrase employée pour le définir ” souffrant du mal éternel” . On retrouve avec cette expression le lien nourricier entre douleur et création. L’artiste n’exprime  pas seulement une sensibilité personnelle , liée à ses propres malheurs, il est capable d’endosser ceux de l’humanité dont il se fait le traducteur, l’interprète  ; Grâce à son étincelle divine, il peut “se verser” dans la création sans jamais “épuiser son flanc d’où sort une clarté ” L’artiste est donc, pour Hugo, une sorte d’élu divin qui met son pouvoir au service de l’Humanité .  

Conçu pour justifier l’écriture du drame, le poème met en évidence la conception romantique de la création littéraire qui fait de la souffrance son inspiration principale et confère à l’émotion littéraire la qualité d’une véritable émotion . L’artiste  s’y révèle  comme un martyre, au service de Dieu, entièrement  dévoué à la création à laquelle il se donne  véritablement corps et âme mais à laquelle il  parvient à survivre grâce à la part de divin qui l’anime. (conclusion ) 

Texte 2 : éléments de corrigé pour la question d’interprétation  Charles Juliet  Lambeaux ,1995 

Comment la sensibilité de l’écrivain s’affiche-t-elle dans sa quête autobiographique ? 

Des mois d’une douloureuse aridité. De jour comme de nuit, de sombres errances par les rues désertes de la ville. Mais tu sais qu’on ne peut se fuir. Tu marches à grands pas, absorbé en toi-même, dialoguant avec tes questions. Rien ne t’intéresse que la poursuite de cela qu’il t’est rigoureusement impossible de définir.
Ce que tu voudrais exprimer, tu ne parviens pas à le tirer hors de la nuit. Trois obstacles te barrent le chemin de l’écriture.
La violence de tes émotions. Dès que le souvenir que tu en as gardé les ressuscite, le flot se libère, ton esprit se brouille, ton langage se désarticule, les mots eux-mêmes restent enlisés dans la gangue où ils dorment, et c’est comme une main qui se ferme sur ta gorge. Si tu voulais à toute force donner une idée de ton état, il te faudrait bégayer, te mettre à geindre.
Ton trop grand désir de bien faire. Comparée à tes moyens, une exigence beaucoup trop haute. Tous ces textes morts- nés, parce que, avant même d’en consigner le premier mot, tu étais convaincu qu’ils seraient par trop inférieurs à ce que tu aurais voulu réaliser.
L’admiration passionnée que tu portes à ces écrivains qui t’ont subjugué, parfois aidé à trouver ta voie. Que dire après eux ? Qu’ajouter à ce qu’ils ont su si bien exprimer ? Chacune de leurs pages t’a renvoyé à ta médiocrité. T‘abstenir d’écrire serait une manière de leur rendre hommage.
Ta voix écrasée.
Tu voudrais abandonner. Mais un besoin te possède. Il est si impérieux que tu te sens impuissant à le combattre. Tu ne peux ni écrire ni renoncer à l’écriture. Une situation proprement infernale.
Les lentes et sombres années à espérer que les mâchoires de la tenaille finiront un jour par se desserrer.
Simplement attendre. Endurer le temps. Te laisser laminer par le doute.

Dans Lambeaux, son récit autobiographique à deux voix, dans lequel il donne vie à sa mère et tente de renouer les fils de son Moi en lambeaux, Charles Juliet nous fait part de son impuissance à trouver sa voix, une langue qui lui permettrait de s’exprimer . S’il est vrai que l’angoisse de la page blanche est un syndrome assez répandu dans la sphère littéraire , cette difficulté semble aggravée par l’objet même de la quête littéraire : la recherche du Moi . Cette dimension introspective semble à l’origine d’une véritable douleur pour l’écrivain et il analyse les obstacles qui lui barrent la route de la création pour enfin nous décrire la dimension intenable de sa position : à la fois  rongé par le désir d’écrire et torturé par l’incapacité à trouver les mots . 

Le champ lexical de la souffrance est , en effet , très présent ; L’artiste souffre essentiellement pour deux raisons : son incapacité à écrire est mise en relation, dès le début du texte, avec son incapacité à définir ce qu’il cherche  ” cela qu’il t’est rigoureusement impossible de définir “ ;  Littéralement , ne sachant quoi dire ou comment se dire, il ne peut rien écrire.  Nous retrouvons le thème lancinant des difficultés de l’introspection ; beaucoup d’écrivains partis à la recherche de leur Moi , constatent avec effroi que la tâche est plus ardue que ce qu’ils avaient imaginé et que les souvenirs ne suffisent pas à faire renaître le passé, à lui donner une forme . Le moi semble constamment se dérober, se soustraire à l’emprise qu’on cherche à avoir sur lui comme en témoignent les métaphores de l’impossible naissance .  La fuite des mots est mimétique de  cette fuite du Moi .L’artiste se définit comme incapable de tirer les mots ” hors de la nuit “. Cette nuit symbolise , à la fois l’inconscient mais également tout ce que l’esprit a refoulé et que le sujet tente de faire remonter à la surface  de la conscience pour que l’écriture mette des mots sur ces sensations qui le traversent . Le Sujet devient ainsi une source de tensions et quelque chose cherche à s’écrire , en lui mais aussi malgré lui . C’est ce combat, ce conflit intérieur qui est illustre éà la fin du passage : “ un besoin te possède ” Le Sujet paraît ici dépossédé de sa volonté et commandé par une force “impérieuse” . La souffrance est traduite par une sensation d’étouffement avec la comparaison “ comme une main qui se ferme sur ta gorge ” . On notera ici que l’image de cet étranglement renvoie à un blocage des cordes vocales qui ne pourraient plus produire de sons ; langage oral et écriture sont confondus et le Sujet se sent étranglé, privé d’air ; Il étouffe et cette sensation est à nouveau évoquée avec la métaphore des “mâchoires de la tenaille ” . Cette image suggère une douleur qui immobilise le Sujet , le paralyse et l’empêche de respirer. La mort par suffocation est suggérée et cette souffrance est telle qu’elle conduit à une dislocation du Moi , réduit à l’état de charpie, ces petits morceaux déchirés d’un tissu ; la déchirure  intérieure s’inscrit dans le projet d’écriture car le titre même du roman “Lambeaux ” figure ces morceaux épars que l’écrivain ne parvient pas à recoller ; La quête autobiographique est marquée ici par l’échec et ce fractionnement du Sujet empêche la venue des  mots ou plutôt provoque leur éclatement . 

En effet, Charles Juliet se livre à une analyse scrupuleuse des causes de son impuissance à trouver les mots; Il évoque , dans un premier temps, l‘échec de son introspection; Cet échec se traduit par la métaphore de l’aridité qui figure la stérilité de sa démarche . L’écrivain se sent alors perdu et la métaphore “sombres errances ” illustre bien , en utilisant des références géographiques, sa perte de repères et sa tristesse . Il incrimine “la violence de ses émotions ” et rejoint ainsi ceux qui pensent que le langage ne peut pas tout dire , qu’il n’existe parfois pas de mots pour traduire certains sentiments . De nombreuses métaphores tentent de rendre concrète cette impuissance à trouver les mots : l’auteur évoque un “flot qui se libère “ et la force de ce jaillissement ne lui permettrait pas de donner une forme à ce qui émane de lui; Rimbaud est l’un des premiers à avoir clairement mis en évidence cette particularité du langage poétique qui consiste à donner une forme à ce qui n’en a pas . L’artiste se croit incapable de donner une forme articulée à ces sensations ; il a alors recours à des images qui suggèrent le désordre de ses perceptions “ ton esprit se brouille, ton langage se désarticule “ : le parallélisme de construction met en évidence ici le lien indissociable entre la clarté des perceptions et la clarté de l’expression ; Boileau ne disait pas autre chose en 1674 lorsqu’il conseillait les jeunes poètes   : 

 “Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.”

On retrouve dans ce premier chant de l’Art poétique  le lien entre clarté de la pensée et clarté de l’expression : peut- on ainsi dire, que si Charles Juliet ne parvient pas à écrire c’est qu’il n’a pas les idées claires ? Il emploie également  l’image des mots enlisés dans la gangue où ils dorment : on retrouve cette idée de niveau de conscience  qu’on ne parvient pas à atteindre , une zone de l’esprit dans laquelle les mot seraient prisonniers et menacés de disparition, d’effacement . Comme lorsqu’il emploie l’oxymore textes morts-nés pour suggérer que ses tentatives de création échouent : il ne parvient pas à faire sortir les mots et se tourne alors vers une autre explication; Il expose son complexe d’infériorité , sa peur de ne pas être à la hauteur des écrivains qu’il admire; Ce sentiment provoque un telle souffrance en lui qu’il es condamne même à disparaître ; On lit cet auto- effacement, cette autodestruction de deux manières : d’abord avec l’expression “t’abstenir d’écrire ” et , dans le texte suivant, par le récit d’une tentative de suicide  ” tu n’as pu te débarrasser de toi ” . L’artiste semble alors dans une position intenable caractérisée par une double impossibilité : impossibilité d’écrire et impossibilité de renoncer à ce désir .

La double négation “ tu ne peux ni écrire ni renoncer à l’écriture ” marque bien cette sorte d’impasse dans laquelle Charles Juliet  se trouve prisonnier . Il n peut ni avancer dans son entreprise autobiographique , ni abandonner purement et simplement cette quête; Que lui reste-t-il comme solution? “simplement attendre” . Nous retrouvons un thème fondamental dans l’écriture autobiographique, celui de sa dimension temporelle . En effet, la quête autobiographique s’inscrit dans une double dimension temporelle : le Moi recréé par l’écriture cohabite , l’espace d’une page , avec celui qui mène les investigations ; le Sujet est nécessairement fragmenté ; Le Moi qui écrit tente de ressusciter les couches de ses anciens Mois disparus et cette quête s’effectue dans le Temps. Endurer le Temps signifie tout simplement accepter de se soumettre à ce caractère fugitif de nos sensations, ne pas chercher à forcer les réminiscences mais se montrer patient . Alors que le mot quête convoque justement l’idée d’une volonté , l’écrivain semble , au final, comprendre que seul le temps passé à se questionner , à dialoguer avec ses propres questions, , permettra un jour de faire naître l’écriture ; L’allitération finale “te laisser laminer par le doute ” renvoie à l’idée que le sujet a se laisse écraser par la pression du doute et ne cherche pas à résister mais  finit par accepter   cette force qui pourtant le fait souffrir , le comprime et le compresse.