18. novembre 2021 · Commentaires fermés sur Les pouvoirs de la parole : l’exemple de l’exposition de Tête d’Or de Claudel · Catégories: Spécialité : HLP Première

Répondre à une question d’interprétation en HLP suppose à la fois des connaissances théoriques ( les grands chapitres du cours, les notions étudiées, les auteurs vus en classe  ) et des capacités d’analyse d’un texte dont il faut pouvoir mettre en évidence les liens avec certaines parties du cours. Le premier semestre s’articule autour des Pouvoirs de la parole avec 3 temps forts : l ‘art de la parole ( construire un discours, rhétorique, techniques d’expression, éloquence ) , l’autorité de la parole (les sources du discours, les garants de la parole , la transmission  et la réception de la parole dans l’enseignement notamment ) ; Le dernier temps est consacré aux séductions et aux dangers de la parole; On pourra également envisager les limites du langage  ( peut -on tout dire , peut -on trouver les mots ) et la diversité des langages et la parole thérapeutique qui libère et guérit . Le texte choisi ( un texte de théâtre ) permettait de faire le point sur différents usages de la parole vus , en début d’année à travers les fonctions du langage  désignées par le schéma de Jakobson :  expressive ( l’émetteur ) poétique ( le sens de son message , conative ( le destinataire )  phatique ( le contact créé)  référentielle ( avec quel langage ) et métalinguistique . Pour simplifier, analyser une prise de parole dans un texte revient à se demander qui parle à qui de quoi sous quelle forme, en utilisant quel type de langage et  dans quel but. En parlant , on cherche à s’exprimer et à communiquer. 

Voyons maintenant comment utiliser nos connaissances en analysant la scène d’exposition de la pièce de Claudel Tête d’or  

La parole théâtrale a un statut particulier dans la mesure où elle se fonde sur le principe de la double énonciation. En effet, toute parole prononcée sur une scène est adressée aux personnages présents et aux spectateurs qui sont des auditeurs du début jusqu’à la fin du spectacle. Souvent proche d’une langue orale, les dialogues au théâtre tentent de donner l’illusion d’une parole “naturelle ” mais de nombreux dramaturges  ont eu recours à un langage versifié, poétique comme dans la tragédie classique ou le drame romantique. Le monologue de Cébès prend d’emblée la forme d’un texte poétique qui mêle lyrisme et inventions langagières . 

Le lyrisme se caractérise par l’expression de sentiments personnels et cette prise de parole de Cébès comporte de nombreuses références à ses émotions et ses sensations . Ainsi, il se déclare “plein mon coeur d’ennui” . Ses paroles ressemblent à des lamentations ; J’ai besoin et je ne sais pas de quoi et je pourrais crier sans fin . Le cri est -il une forme de parole ou remplace t-il justement ce qui ne peut se dire ? Le personnage se sent prêt à crier mais aussi à pleurer ou rire ou bondir . Il cherche à traduire ce qu’il ressent et le langage ne lui paraît pas toujours le meilleur moyen. Il ne sait pas quelle langue , quel moyen d’expression utiliser pour exprimer avec exactitude son désarroi. Les cris et les pleurs sont une sorte de langage du corps mais un langage sans verbe, sans mots; On parle parfois d‘infra-langage ou de langage non verbal.

On rencontre également , dans ce passage, une dimension philosophique de la parole: la parole qui questionne et qui interroge, qui fait place à une réflexion existentielle rythmée par des interrogations : “ Que dire? que faire ? qui je suis ? . Cébès semble s’adresser  à une divinité et ce qu’il dit ressemble parfois à une prière ; Il implore qu’on l’écoute et paraît vouloir parler  à un Dieu mystérieux; Il se définit comme “homme nouveau devant les choses inconnues ” . La parole devient ici instrument d’une introspection, d’un questionnement métaphysique. Les philosophes grecs se servaient souvent de dialogues pour faire naître la vérité chez leurs disciples par un questionnement nommé maïeutique, qui permet de faire “accoucher la vérité” en posant des questions . 

La parole de Cébès marque aussi une méditation sur la Nature et on peut parler de mysticisme dans le sens où l’homme tente ici de comprendre le langage de la Nature; Le Monde s’adresse à lui ” les arbres et les basses nuées me parlent, avec un discours sans mots, douteusement ” ; On touche ici à une des limites du langage : comment comprendre ce qui ne peut se nommer ? existe-t-il des langues qui n’utilisent pas de mots . On évoque souvent le langage du corps ou le langage non verbal de la communication mais dans ce passage, il s’agit plutôt d’une forme de communion avec l’univers et le monde. Les poètes, et notamment Baudelaire ; nomment cette théorie: les correspondances ; Il existerait entre l’homme et le monde de mystérieuses correspondances “La Nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuse paroles “ . On retrouve cette idée avec le Poète capable de lire le livre de la Nature selon l’idéologie romantique et symboliste . “Dieu parle à voix basse à son âme ” écrivait Victor Hugo en parlant du poète . Claudel partage cette idée selon laquelle les Poètes sont des intermédiaires entre le Sacré et le terrestre, l’Invisible et le Visible. C’est la dimension poétique du langage qu’on retrouve également avec les constructions syntaxiques particulières et le choix de certains mots comme douteusement qui est un néologisme . 

Le langage poétique se distingue du langage courant sur plusieurs points : le choix des mots  d’abord pour évoquer des réalités ; Nuée est un pluriel poétique pour dire nuage par exemple. Les poètes ne vont pas utiliser le langage comme un simple outil de communication : ils vont chercher à agir sur la langue elle-même et souvent , ils revendiquent une filiation avec une inspiration divine , pour justifier leur parole poétique. Rimbaud évoquera une “alchimie du verbe ” . Les invocations ont souvent une puissance poétique et rappellent la dimension sacrée des prières et des invocations divines : “ ô choses.. ô ciel chagrin, voyez-moi ” La parole se fait même ici interpellation et on parle de fonction phatique : elle sert à  établir un contact avec le destinataire .  

Le personnage d’ailleurs n’est pas le seul à parler dans cette exposition : le Monde lui parle et il doute de son pouvoir à communiquer “ la parole n’est qu’un bruit et les livres en sont que du papier”; On aborde ici le thème de la vacuité de la parole, ou de son inutilité, de son impuissance à nommer avec exactitude et précision . Le langage humain paraît dérisoire mais c’est paradoxal car le théâtre est avant tout une oeuvre qui se base sur des échanges de paroles .

Cette scène d’exposition comporte donc de nombreuses interrogations à la fois sur les fonctions du langage , sur ses limites et sur la condition humaine de manière plus générale. La parole s’y fait interrogation sur l’existence et la place de l’homme dans l’univers. Dans le langage philosophique, l’une des branches de la métaphysique ( questions générales sur l’existence ) se nomme l’ontologie : elle s’interroge sur la nature de l’être .