22. octobre 2015 · Commentaires fermés sur L’ingénu en prison : lecture analytique n°2 · Catégories: Première

Notre héros s’est fait embastiller à cause de lettres de dénonciation et il fait la connaissance du vieillard Gordon, un prêtre catholique janséniste emprisonné depuis deux ans.

Situation 
du passage 
; il s'agit du début du chapitre X ;
après avoir été enfin reçu , à Versailles, par le commis de
Monsieur Alexandre, lui même commis de Monseigneur de Louvois,
ministre de la guerre, ,l’Ingénu est arrêté par la maréchaussée
et jeté en prison il se sent bien mal récompensé des services
rendus à la France ; il ignore alors que deux lettres
accusatrices sont arrivées en même temps que lui ; la première
adressée au Père de La Chaise par l'espion jésuite qui a dîné
à Saumur relate qu'il a pris le parti des huguenots ; la
seconde écrite par l'abbé de Saint Yves le décrit comme un
dangereux criminel qui cherche à « brûler les couvents et
enlever les filles 
» . Dans sa cellule de la Bastille , il
fait la connaissance de Gordon, un solitaire de Port Royal.

Analyse
du passage à étudier

La
composition de l’extrait ?

Le
passage est composé d’un mélange de style direct, une bonne
partie de dialogue et quelques commentaires du narrateur. On
y retrouve le regard de l’Ingénu, ses nombreuses questions, son
étonnement qui nous font comprendre ce que pense Voltaire de
l‘idéologie
janséniste.

L’accueil
du prisonnier est chaleureux : le chapitre débute par des
paroles de bienvenue de Gordon dont les effets sont plaisamment
soulignés par Voltaire : il compare, en effet, le discours
de Gordon à des gouttes d’Angleterre , un
puissant remède qui permet de lutter contre les étourdissements.

Le
jansénisme remis en cause ?

Le
vieillard , qui tient des propos dramatiques, se veut pourtant
rassurant car il semble s’en remettre pour tout à la volonté
divine : Dieu , selon la théorie janséniste, pourvoit au salut
de l’Ingénu et tout ce qui lui arrive est voulu par Dieu (doctrine
de la providence dite aussi providentialisme) : ce
discours qui résume le point de vue des jansénistes est aussitôt
contredit de manière humoristique par l’Ingénu qui évoque une
intervention diabolique pour justifier la suite de ses malheurs ; 
« je crois que le diable s’est mêlé seul de
ma destinée 
»
(l  28 ). Les jansénistes
refusent, en effet de croire que Dieu peut être à l’origine du Mal
et ils justifient les malheurs par une volonté divine dont la cause
nous est inconnue. Ainsi Gordon explique à l’Ingénu que tout ce qui
lui est arrivé : « du lac Ontario en Angleterre et en
France..
 » est arrivé pour son salut.

Quand
il évoque le destin tragique de ceux qui « partent d’un
hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre » o
u
de
«  ceux ‘qui sont mangés des poissons »
l’Ingénu affirme « je ne vois pas les gracieux
desseins de Dieu sur tous ces gens là
 » :
cette répartie satirique
du héros montre bien
que
Voltaire critique ici la position de ceux qui prétendent
comme Gordon que les malheurs comme les bonheurs sont nécessairement
voulus par Dieu ; gracieux ici doit être compris comme
un renvoi à la doctrine de la grâce telle que la conçoivent les
jansénistes.

Le
personnage de l’Ingénu émet ainsi des réserves sur l’idéologie
janséniste et notamment sur les explications que les jansénistes
fournissent aux hommes pour les consoler de leurs malheurs ; la
devise de Gordon : «  Adorons la Providence qui nous y
a conduits , souffrons en paix
 » n’est pas du tout
celle que Voltaire avait adopté.

On
retrouve ainsi le prolongement de la critique des positions de
Leibniz dans Candide. En effet, Pangloss professait lui aussi
que tout est toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes mais
les malheurs du héros Candide comme ceux de notre Ingénu, prouvent
le contraire. « Je suis à la vérité bien surpris d’être
venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre
verrous avec un prêtre
 » fait remarquer malicieusement
le héros. L’étonnement de l’ingénu marque ici , comme dans
l’ensemble du conte, la réprobation de Voltaire contre de
telles doctrines.

L’opposition
sauvages /civilisés ?

Voltaire
en profite, dans ce passage, pour se moquer de l’opposition entre
gens civilisés et sauvages : les premiers , essentiellement les
européens, sont qualifiés de « coquins raffinés » :
ils dissimulent leur cruauté sous des artifices alors que les
peuples des nations supposées « sauvages » sont
des « gens de bien grossiers » c’est à dire
incapables de faire le mal avec autant de raffinement. L’ingénu ,
lorsqu’il évoque les Hurons les nomme « compatriotes
d’Amérique
 » et les considère comme incapables de se
comporter comme des Européens : « ne m’auraient jamais
traité avec la barbarie que j’éprouve » .
L’auteur
va ainsi contre les idées reçues qui font des Sauvages des barbares
et des Européens des êtres civilisés, aux mœurs plus raffinées.
Le raffinement s’opère dans le Mal.

Le
personnage de Gordon 
? ( vu en classe)

il
est présenté comme un saint homme ; ses qualités sont citées
en premier lieu ainsi que ses aptitudes  : « supporter
l’adversité et consoler les malheureux »

Il
a l’air sympathique et réserve un accueil chaleureux à l’Ingénu :
« air ouvert et
compatissant
« 4 ; il
l
’embrasse l 5 ; néanmoins on
remarque une pointe d’ironie car il lui expose les faits de manière
dramatique en décrivant le cachot comme un « tombeau »
et évoque leur situation au moyen d’une hyperbole
à
caractère religieux : un
abîme infernal 
» ; (8) Ces paroles
n’ont donc rien de rassurant et l’attitude de ce personnage peut
sembler quelque peu étonnante : il ne se plaint jamais, demeure
« frais et serein » (1) comme si son
incarcération ne laissait aucune trace sur son visage ; et fait
preuve d’un stoïcisme à tout épreuve ; l’affirmation « je
n’ai jamais eu un moment de mauvaise humeur
 »
(47) peut toutefois nous intriguer et mettre en évidence une
exagération qui trahit le côté caricatural du personnage ;
c’est en fait à certains aspects du jansénisme que Voltaire
s’attaque à travers le personnage de Gordon.

Quelle
critique du
jansénisme ?
:

Dans
la suite du conte, Voltaire montrera que Gordon s’humanise et
apprend à ressentir des émotions ; Voltaire reproche aux
tenants de cette doctrine de se considérer comme des « machines de la providence » et d’oublier un
peu leur dimension d’êtres humains. D’ailleurs l’ Ingénu reprend
ironiquement le terme machine pour désigner l’être humain
dans sa globalité quand il demande à Gordon , un peu plus loin
« pourquoi sa machine était depuis deux ans sous
quatre verrous.
 » Le terme philosophique machine est à
prendre ici au sens de mécanique, sans âme ; L’affirmation
de Gordon : « tout est physique en nous »
est à relativiser ; en effet, l’homme ne se réduit pas à
une simple enveloppe corporelle ou à une simple suite de réactions
chimiques ; il est composé d’un corps et d’un esprit et
d’une conscience qui lui font dépasser sa condition de
« machine »

Voltaire
rappelle également au cours de la conversation des deux prisonniers,
la querelle de la grâce efficace qui selon Gordon est la cause de
son emprisonnement ; à la différence des jésuites, les
jansénistes pensent que seuls les élus de Dieu seront sauvés et
que l’homme ne peut acquérir seul son salut simplement par ses
bonnes actions ; ils croient en la théorie de la prédestination
que combat fortement Voltaire ; en effet, le patriarche de Ferney est un homme de combat et il ne conçoit pas qu’on puisse accepter l’injustice sans réagir et sans lutter. Voltaire reproche à ceux qui comptent sur Dieu pour agir à leur place de ne pas faire usage de leur liberté . 

L’importance
du contexte historique ?

En
réalité, au dix-huitième siècle, à l’époque où Voltaire
rédige son conte philosophique, les jansénistes sont surtout
soupçonnés d’être des opposants politiques au pape dont ils
contestent la suprématie et surtout de compter dans leurs rangs de farouches opposants   à la monarchie absolue ;
ils sont  plutôt favorables à une monarchie de type parlementaire et
défendent la liberté de la justice par rapport au pouvoir
exécutif ; C’est pour ces raisons que le pouvoir politique les
a combattus et exterminés, en se servant  de querelles religieuses
qui apparaissent davantage comme de simples prétextes.

Les
parlements
et notamment celui de
Paris
sont en rébellion constante contre le pouvoir monarchique.  L’action
en faveur du jansénisme prend donc toute sa place dans leurs luttes.
D’ailleurs, l’arme des jansénistes pour contester, à la fois le roi
et le pape est une arme juridique . Il s’agit de protester contre une
injustice, de dénier au pape ou à un évêque le droit d’exercer
son autorité sur un point précis. Les appelants portent leurs
revendications devant le Parlement, organe de justice où les
magistrats jansénisants déploient alors leur art oratoire et un
arsenal juridique important pour mêler la question janséniste à la
défense de l’indépendance des parlements et s’accorder le soutien
des parlementaires gallicans , réfractaires au pouvoir royal[.
Sur le plan quantitatif, le poids des jansénistes est modeste. Pour
Paris, il s’agit d’environ un quart des magistrats dans les années
1730.

La vision de l’Ingénu ?

Ce
personnage, grâce à ses remarques et à ses interventions, permet à
Voltaire de donner son point de vue sur les querelles religieuses et
leur inanité. Il montre ainsi à quel point les dogmes
rendent les hommes prisonniers de leurs différences alors que s’ils
faisaient preuve d’un peu plus d’ouverture d’esprit, ils se
rendraient compte que derrière les querelles religieuses sont tapies
les querelles politiques et que les puissants se servent souvent des
différences pour diviser les hommes et les utiliser en leur faisant
croire qu’ils sont au service de leur cause. Voltaire dénonce le
machiavélisme des gouvernants en montrant ironiquement
comment le roi passe pour un pénitent du père de La Chaise
dont le nom rappelle d’ailleurs l’activité principale des jésuites:’écouter les confessions des grands (qui s’effectuent sur des
chaises qu’on appelle des Prie-Dieu-) et ainsi, en connaissant parfois leurs secrets et leurs doutes, de posséder une forme
d’influence sur eux.

L’ingénu
est donc un personnage qui grâce à son « grand
fonds d’esprit 
» va révéler certaines
vérités cachées. On dit de ces personnages qu’ils ont une
fonction déceptive :ils révèlent ce qui était caché sous des apparences
trompeuses. Voltaire montre également son désir d’apprendre et la
nécessité de transmettre un savoir acquis pour permettre à la
connaissance de progresser grâce notamment au développement de
l’esprit critique. L’Ingénu va ainsi faire de « profondes
réflexions
«  sur ce qu’il apprend : « dont
il semblait qu’il avait la semence en lui-même. »
Les  intuitions ne suffisent pas: il faut les faire accéder à la conscience et les exprimer clairement grâce à la connaissance.

D’ailleurs
l’Ingénu admet qu’il a besoin de réfléchir : « je
fais réflexion 
» dit-il et il finira , un peu plus loin
dans le passage par conclure que tout ceci lui paraît « bien
étrange 
»

Les
cibles de la critique ?

Certains
points de la doctrine janséniste , le fait de toujours vouloir
justifier les malheurs par une cause divine, les lettres de cachet ,
la Providence.