21. novembre 2020 · Commentaires fermés sur Coup de foudre au bal : quand la Princesse de Clèves rencontre le Duc de Nemours · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: ,

Après avoir préparé les portraits  élogieux des personnages principaux, celui du Duc de Nemours ” chef d’oeuvre de la nature ” et celui de la princesse ” une beauté parfaite qui attira les yeux de tout le monde , Madame de La Fayette met en scène la rencontre entre les deux protagonistes.  Cette rencontre est tout d’abord publique: ce sont deux individus très en vue qui se croisent pour la première fois à l’occasion d’un grand bal donné en l’honneur des fiançailles de la seconde fille du roi, Claude de France avec Monsieur de Lorraine Charles III ,fils de la duchesse de Lorrain.La famille de cette dernière a en effet servi de médiateur pour mettre un terme à la guerre entre le roi de France Henri II et le roi d’Espagne Philippe II . La rencontre est donc un événement mondain et  ils seront l’objet de tous les regards . A cette occasion, l’auteure montre à quel point ils sont magnifiques comme s’ils étaient faits pour aller ensemble; Elle détaille également les réactions de la société qui les entoure. Voyons les détails de cette rencontre ….

La lecture linéaire détaillera les 25 lignes de ” Elle passa tout le jour des fiançailles …à s’ils ne s’en doutaient point  ” édition Hatier p 48 , lignes 734 à 759 et  Hachette 713 à 739 p 49. véritable topos littéraire, la rencontre amoureuse prend place dans un décor romanesque et fait l’objet de longues descriptions minutieuses; La princesse se prépare longuement “ tout le jour “ à cet événement qui constitue , en quelque sort, son baptême du feu des mondanités, juste  après son propre mariage , qui s’est tenu quelques semaines plus tôt. Le Prince de Clèves a été  , en fin de compte, le seul à faire sa demande car la maîtresse du roi avait réussi à dissuader les autres partis et l’orgueil de Madame de Chartres constituait également un obstacle ; De plus, en accord avec sa fille, Madame de Chartes a résolu de faire un choix qui pourrait lui convenir . Néanmoins, elle se rend vite compte que la jeune fille n’est pas amoureuse de son mari et elle travaille à lui faire comprendre “ce qu’elle devait à l’inclination qu’il avait eue pour elle avant que de la connaître “; autrement dit, elle lui demande d’être reconnaissante envers son mari Cette précision nous montre  aussi que le sentiment , chez le Prince,précède la connaissance selon le principe bien connu du coup de foudre. 

La jeune mariée se prépare donc à assister “au festin royal”  et tient à faire bonne impression . Les premières réactions du public sont unanimes ” on admira sa beauté et sa parure ” Ici, l’auteure a relié par la conjonction et  deux éléments visuels : l’allure de la jeune femme et sa tenue, ses bijoux, ce qu’elle a choisi de porter: ce qui peut également souligner qu’elle a bon goût.  Arrivée la première, elel danse d’abord avec le Duc de Guise, l’un de ses prétendants et l’arrivée du Duc a lieu durant cette danse comme le montre la subordonnée circonstancielle de temps ” comme elle dansait “ . Les verbes de vision sont omniprésents et marquent les changements de point de vue successifs : elle cherchait des yeux , et vit  ..un homme qu’elle crut d’abord .. ; La coïncidence est ici immédiate entre ses sens et ses impressions : elle sait d’emblée, dès le premier regard , quelle est l’identité du personnage qu’elle voit.  L’entrée en scène du Duc de Nemours est théâtralisée : il vient interrompre la danse de Madame de Clèves avec M de Guise en faisant un “assez grand bruit vers la porte ” ; ce détail peut expliquer que tous les regards vont se porter sur lui . C’est un personnage important et connu.De plus, le fait que les gens semblent s’écarter sur son passage ” à qui on faisait place ” souligne le rang qu’il occupe et l’impression qu’il produit, lui aussi, sur le public. La narratrice va faire intervenir deux éléments différents pour provoquer la rencontre: d’une part, la danse se termine et la princesse “cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre ” et l’intervention du roi qui lui ordonne de prendre le nouvel arrivant . Le lecteur se trouve alors dans la position, grâce à la narration , de  disposer d’informations avant le personnage.Cet effet de surprise va être relayé par la transcription du point de vue de la jeune femme: “elle vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M de Nemours ” ; Immédiatement , sans jamais l’avoir vu et uniquement d’après ce qu’on lui en a dit, elle identifie l’inconnu . Cet élément de reconnaissance mutuelle joue un grand rôle dans la naissance de l’amour et participe de ce qu’on nomme un coup de foudre. On y retrouve la surprise et la reconnaissance dès  les premiers regards;  le verbe voir est employé de manière répétée pour nous convaincre ici de l’importance de ce sens .La particularité de cette rencontre , c’est qu’elle est orchestrée par les réactions du public car, loin d’être seuls au monde,les deux personnages sont le point de mire d’une assemblée nombreuse. Leurs moindres réactions vont être scrutées et on peut d’ores et déjà penser que la princesse risque d’ éprouver des difficultés à cacher ses sentiments car elle n’est pas rompue à l’art de la dissimulation.

C’est ,en effet, ce jeu entre sincérité de la surprise  et obligation de masquer ces sentiments, qui va rythmer le reste de l’échange;  Le portrait du Duc comporte des éléments qui justifient, à eux seuls,  l’effet de surprise ” ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir là . L’enchainement des subordonnées et l’enchainement des négations mettent en évidence l’extraordinaire effet que le personnage produit sur ceux qui le voient. La première subordonnée circonstancielle marque la conséquence  (de sorte que ) et la seconde la temporalité (quand ) . Le champ lexical de la vue est omniprésent et le dernier groupe nominal marque le caractère exceptionnel de la parure du Prince avec l’adverbe surtout (surtout ce soir là ) On peut supposer que lui aussi s’est fait beau pour cette grande occasion . L’auteure construit également cette scène en insistant sur le surgissement  de la rencontre à travers les répétitions du  passé simple : tourna et vit , qui contrastent avec les imparfaits qui peuvent traduire une habitude ou des actions qui se répètent  ou encore simplement une description : ” était fait , on dansait, un air qui était dans sa personne” . Madame de La Fayette décrit d’abord l’effet produit par l’arrivée du personnage avant de décrire l’effet produit par sa vue et son allure : “le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ”  D’une part, le caractère exceptionnel de son allure est mis en évidence et d’autre part, ce détail crée une correspondance avec le portrait de Madame de Clèves. Les deux héros paraissent ainsi symétriques et le parallélisme des constructions syntaxiques traduit cette symétrie: ” mais il était difficile de voir aussi Madame de Clèves pour la première fois sans avoir d’un grand étonnement” . On retrouve, mot à mot et dans le même ordre, les mêmes termes que ceux employés pour qualifier l’effet que produit Nemours sur la princesse .   Leurs portraits sont donc très ressemblants et cette impression va contribuer à en faire un couple aux yeux de l’assemblée

L’effet de surprise est donc, comme nous venons de le voir, réciproque et le Duc, portant expérimenté, ne peut totalement dissimuler son admiration :  la subordonnée circonstancielle de conséquence   introduite par “tellement que “, marque une sorte d’enchainement logique qui conduit, tout naturellement , à “l’admiration”: le dernier mot de la phrase; Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que le personnage a donné “des marques de son admiration “: ce qui signifie que tout le monde a pu le voir manifestement : l’expression “il ne pût s’empêcher de ” montre le personnage qui perd le contrôle de ses actes; sa volonté est impuissante face à l’émotion de cette rencontre.  L’auteure engage alors la formation du couple en parallèle avec le mouvement de la danse qui symbolise leur union physique “quand ils commencèrent à danser “ ; Unis dans un même mouvement, ils apparaissent d’autant plus indissociables et la foule semble elle aussi,en admiration face au couple que forme l’union de leurs deux beautés . “Un murmure de louanges ” traduit une manifestation publique qui achève de les unir, du moins dans la pensée des spectateurs de cette scène.  Madame de La Fayette fait alors remarquer, une fois encore, le caractère exceptionnel de leur symbiose car “ils ne s’étaient jamais vus ” . Une sorte d’alchimie est à l’oeuvre entre eux et les fait apparaître comme le couple parfait ; Nul doute que si ce sentiment  de singularité est perçu par la foule, il peut aussi être partagé par les principaux acteurs de cette rencontre . Madame de La Fayette emploie d’ailleurs l’adjectif singulier , qui signifie ici étrange,  extraordinaire car unique, pour qualifier la réaction et l’impression de la famille royale , et de la plupart des spectateurs qui assistent à cette rencontre.

Une fois la danse terminée et le charme rompu, les deux danseurs sont alors appelés à venir témoigner de leur expérience. Le roi et les reines jouent ici le rôle d’agent du destin : ils sont à l’initiative de la rencontre, et ce sont à eux qu’il faut désormais rendre des comptes ; A noter qu’aucune parole n’a été échangée entre  comme l’indique la phrase suivante “ sans leur donner le loisir de parler à personne ”  Non seulement , ils ont été le point focal de l’assemblée durant leur danse et maintenant ils doivent expliquer publiquement l’inexplicable à savoir pourquoi on a l’impression qu’ils sont faits l’un pour l’autre. La narration fait place  au discours direct : la prise de parole du Duc  révèle ouvertement qu’il savait qu’il dansait avec Madame de Clèves ; cette dernière, plus maladroite ou moins expérimentée, selon les points de vue, mentira pour dissimuler son trouble ; Ce mensonge hésitant fera comprendre qu’elle aussi a reconnu M de Nemours mais feint , par embarras, de ne pas savoir qui il est. On peut se douter que sa réputation l’a précédé.

Au final, cette première  rencontre au Bal marque le début d’une grande passion partagée mais impossible que les deux personnages ne vont pas vivre de la même manière . Comme toutes les scènes de rencontre, elle accorde beaucoup d’importance au décor fastueux, à la dimension visuelle et à la perception par le public de l’osmose étrange entre deux inconnus qui dansent ensemble et se voient pour la première fois.  Ils semblent se connaître sans pourtant se connaître . On y devine l’individu soumis aux lois de la société : on obéit à son souverain, on  inculque le respect des liens du mariage, on apprend et respecte  les us et coutumes de la Cour et on dissimule ses véritables sentiments .  Cette scène contient déjà tous les ingrédients qui font naître la passion  et qui mettent l’individu face à des choix existentiels qui peuvent le détourner de son destin  ; ces deux personnages vont-ils se soumettre à ce qui a été décidé pour eux ou vont-ils décider d’écouter leurs désirs ou obéiront-ils aux injonctions sociales : fidélité dans le mariage pour elle et mariage politique pour lui ? Leur passion est ici mise sur le devant de la scène et on peut se douter qu’il leur sera désormais bien difficile de la dissimuler . Située au début du roman, cette rencontre marque une nouvelle étape dans le destin de l’héroïne .