08. février 2023 · Commentaires fermés sur Penser la seconde guerre mondiale : l’humanité face à la barbarie; la question du Mal · Catégories: Terminale spécialité HLP · Tags: , , ,

La seconde guerre  mondiale constitue un choc dans l’histoire de la pensée occidentale et marque une sorte de tournant dans notre Histoire  . Au- delà du nombre effarant de morts, au delà du déferlement de violence sur plusieurs continents, au- delà de la découverte et de l’expérimentation sur des êtres humains ,des armes de destruction massive comme le gaz et la bombe nucléaire à Hiroshima, les hommes découvrent, peu à peu le système concentrationnaire mis en place par le régime nazi, l’organisation des camps  et la solution finale pensée par les architectes du Reich. Ils découvrent l’ampleur du Mal et sa “banalité” pour reprendre elle concept d’Hannah Arendt .

De nombreuses œuvres artistiques tentent de rendre compte de cet événement majeur : livres, films , témoignages des survivants et documentaires historiques auront beau essayé de nous faire approcher ce qui a pu être vécu par les combattants et les populations civiles , il demeure parfois difficile de réaliser que des hommes ont voulu en exterminer tant  d’autres pour des motifs idéologiques .

Aujourd’hui, le devoir de mémoire nous impose de nous souvenir de ce qui s’est passé et les fictions peuvent jouer un rôle dans la construction de cette mémoire collective ; Chaque oeuvre met l’accent sur une période ou s’intéresse au sort d’une population ; Le pianiste de Polanski et La liste de Schindler montrent les souffrances des populations juives dépotées , incarcérées dans des ghettos et privées de leurs droits civiques ; Au revoir les enfants , L’armée des ombres et Le Jour le plus long révèlent le rôle important de la résistance clandestine durant l’occupation allemande . Les romans explorent, eux aussi, les choix douloureux des hommes de cette époque, tiraillés entre le désir de sauver leur vie en collaborant  et celui de faire qui leur semble juste en résistant. Dans Le Choix de Sophie, Willian Styron montre à quel point certaines situations  liées à la guerre nous déshumanisent . Sophie est une jeune polonaise déportée à Auchwitz : sur le quai de triage de la gare où les nazis séparent ceux qui vont vivre de ceux qui vont directement partir pour mourir asphyxiés dans les chambres à gaz, elle doit choisir, sous la pression d’un officier SS, lequel de ses deux enfants pourra être épargné. 

Le personnage du SS est présenté comme dénué de toute forme d’empathie : il est ivre et son regard est qualifié de “sournois’ et de “souillé” , deux  adjectifs aux connotations très négatives;  Il va se servir de la foi chrétienne pour proposer à sa prisonnière un choix odieux ; le mal semble l’irradier de l’intérieur et provoquer en lui une “intensité lumineuse”; Son geste de se récurer les narines, qui lui confère une dimension bestiale, contribue à faire naître chez le lecteur une violente antipathie; Le détournement qu’il opère des paroles de Jesus” laissez venir à moi les petits enfants ” témoigne de sa monstruosité morale ; Il se place sur un plan légèrement supérieur à celui de  Dieu : son pouvoir de démiurge l’autorise ainsi à choisir à qui il permet de conserver la vie ; Se livrer à un tel acte de barbarie sur une mère peut paraitre horrible mais il accorde toutefois la vie à un enfant : C’est surtout  le fait d’obliger la mère à choisir qui parait inhumain car elle vivra avec cette responsabilité et cette culpabilité . Il est alors le diable et Sophie ressemble à un “ange torturé “‘ par un démon . La métaphore de l’enfer désigne également le camp . Et elle finit par choisir de garder son fils : Eva , sa petite fille alla alors “rejoindre la légion des damnés en attente ” . L’inhumanité du médecin est renforcée par l’attitude de stupeur de son assistant “ hébété , les yeux écarquillés”, il lui jeta alors un “regard perplexe”  ; Fortement alcoolisé, sans doute pour pouvoir supporter cette sale besogne, il n’est plus tout à fait humain : son attitude  ressemble à celle d’ un robot : il a “automatisme saccadé d’un ivrogne “

En face du bourreau, la victime a les traits d’une mère éplorée : elle parait étranglée par la peur et ne trouve pas les mots; abasourdie par la proposition du nazi, elle lui fait répéter, incrédule, ce qu’il vient de lui proposer ; Lorsqu’elle réalise l’horreur du choix qu’elle va devoir faire, son corps la trahit ” elle sentit ses jambes flageoler” et se met à “hurler”. Elle fait alors corps véritablement avec ses enfants comme le souligne la métaphore “ sa chair allait se greffer à la leur ” ; Elle n’est alors plus tout à fait humaine car atteinte par  “une incrédulité absolue” ; Elle réussit toutefois à désigner sa petite fille, la plus fragile et donc celle qu’elle pense avoir le moins de chance de survivre mais il y a  fort à parier que ce choix inconcevable et pourtant tellement humain , va la poursuivre toute sa vie; En la forçant à accomplir cet acte monstrueux, son bourreau la déshumanise ; Les derniers regards de la petite fille “implorante ” resteront à jamais gravés dans sa mémoire de mère ; Après la guerre, elle demeure hantée par la souffrance de sa culpabilité.  Voilà les répliques du personnage juste avant son suicide par empoisonnement , au cyanure  ” Je me sens tellement coupable de toutes les choses que j’ai faites là-bas. Et même d’être encore en vie. Cette culpabilité est quelque chose dont je ne peux pas, et je pense que je ne le pourrai jamais, me délivrer… Je sais que je ne m’en délivrerai jamais. Jamais. Et parce que je ne pourrai jamais m’en délivrer, c’est peut-être la pire chose que les Allemands m’aient laissée. »

A la fin de cet article, vous pourrez visionner l’extrait du film d’Alan J Pakula, adapté du roman de Styron : cet extrait montre le choix que Sophie est forcée de faire  et vous verrez que le médecin nazi parait quelque peu différent . 

 Se mettre à la place des bourreaux et leur donner la parole , les placer au centre du récit, c’est ce que fit Robert Merle en 1952 en publiant La mort est mon métier; Le titre provocateur  du roman  témoigne du sujet principal : un nazi, qui fut le commandant d’Auchwitz tente d’expliquer de l’intérieur,  de son propre point de vue, le système concentrationnaire et la mise en place de la solution finale . Le véritable Rudolf Höss a vraiment  écrit ses mémoires, en prison ,  sous le titre : Le commandant d’Auschwitz parle.  Ce  document historique est considéré comme essentiel pour tenter de comprendre la mentalité des bourreaux. L’auteur montre que, sans ses zélés serviteurs, Hitler n’aurait rien pu faire. Robert Merle a décidé de baser  l’écriture de son roman La mort est mon métier sur les entretiens de Rudolf Höss avec un psychologue américain lors des procès de Nuremberg, document qui lui paraissait plus fiable que les mémoires de l’ancien nazi. Les écoutes de ces enregistrements ont donc servi de point de départ à l’écriture de la fiction où le personnage de Rudolf Lang se fait volontiers passer pour un simple exécutant . La première partie  du livre est une reconstruction imaginaire de l’enfance du tortionnaire alors que Robert Merle estime avoir  plutôt fait un travail d’historien dans la deuxième partie. L’extrait que nous étudions se situe donc dans la seconde partie du roman et se présente sous la forme d’un dialogue entre le narrateur  et son interlocuteur, un colonel américain . A noter que si  Rudolph Höss  a été condamné pour crime contre l’humanité et pendu   sur les lieux même de ses crimes, à Auchwitz en avril 1947, on estime que plus de 80 % des SS qui ont gardé le camp n’ont pas été jugés pour leurs crimes . 

Comment l’extrait oppose-t-il les deux personnages et leur sytème de valeurs ? 
Les interventions du lieutenant américain  sont marquées par un questionnement récurrent : la multiplicité des questions met en évidence la volonté de comprendre ce qui a pu motiver les actions du nazi.  La première piste est celle de l’enfance malheureuse : le SS aurait agi ainsi pour échapper à la misère de sa condition mais Rudolph refuse que cela lui serve d’excuse : Sa répartie “ je n’ai pas besoin d’excuse “ récuse toute forme de regret ou d’empathie pour ses victimes. La seconde question cherche à lui faire prendre conscience de son implication personnelle et de son engagement ; Le soldat propose une réponse logique : il a été choisi pour ses qualités. Il se place sur un terrain professionnel et met en évidence son “sens de l’organisation ” comme s’il s’agissait d’évoquer un travail banal ; D’ailleurs, sa réponse déroute le lieutenant ; cette incompréhension est -elle volontaire ou révèle-t-elle simplement l’absence de sens critique du soldat sur sa mission ; Peut-on être à ce point prisonnier d’un système de valeurs qui consiste à administrer la mort à une population désignée sur des critères “racistes” ? ; Peut- on considérer qu’une épuration ethnique est un simple travail qui nécessite un certain sens de l’organisation?  Pour le lecteur , c’est à peine croyable te profondément choquant , quelques années à peine, après les faits . Le personnage de Rudolf Lang est glaçant mais ses réponses reflètent une logique qui lui est propre et qui est marquée par l’organisation de ses phrases ; le doute chez lui nait avec le suicide du chef qu’il caractérise comme une marque de faiblesse ; cette action discrédite Himmler et permet ainsi de douter de sa sincérité “il a très bien pu me mentir “ explique l’officier .  La responsabilité est celle des ordonnateurs selon lui et non celle des exécutants.  L’analyse qu’il fait de sa responsabilité est donc étroitement dépendante de  à son appartenance à l’armée ; en tant que soldat, il a un devoir d’obéissance qui transcende ses propres valeurs ; Il n’est plus un individu libre de décider : il devient un soldat au service de ses supérieurs;  à noter que cette épineuse question du partage des responsabilités occupa une grande partie  du procès de Nuremberg où ne furent jugés que 24 responsables nazis dont Rudolph Höss.
Face au calme apparent du nazi, le lieutenant lui manifeste , à plusieurs reprises, son émotion; on peut lire son étonnement; il s’écrie, cherche ses mots et montre sa colère et son mépris “ il haussa les épaules ” , parfois son incrédulité  comme on le voit avec le langage de son corps “secoua la tête ” . Il ne peut , finalement, s’empêcher de fixer le soldat avec “un bizarre mélange de pitié et d’horreur ” . Il finit par lui dire qu’il est déshumanisé et il serait justement intéressant de montrer comment l’humanité ou la déshumanisation  se manifeste à travers l’attitude et les pensées de ces deux personnages . L’un semble monolithique, sans affect et ne remet que très peu en cause ce qu’il a fait même s’il admet, au début avoir éprouvé “une impression pénible ” Il adopte une attitude logique, trouve des causes et se montre sûr de lui comme quand il affirme d’un ton péremptoire “ je n’ai pas à avoir de remords”  ou à la fin de l’entretien quand il avoue, sans gêne, que ce qu’il a fait , il le referait si on lui en donnait l’ordre ; Le second  personnage cherche à comprendre, réagit en montrant des émotions variées et parfois contradictoires , ne semble pas admettre ce qu’il entend et finit par en conclure à l’inhumanité du SS. 
L’humanité serait ainsi le fait d’éprouver des émotions sans chercher à les nier , de questionner pour chercher à comprendre ; Le SS parait inhumain car sans affect, proche d’une machine, sûr de lui et incapable d’émettre l moindre jugement moral ou pire, dénué de toute forme de morale , uniquement soumis à une autorité  supérieure qui s’empare de lui et le prive   de sa liberté de penser.

Pour prolonger la réflexion ,partagez-vous ce témoignage de Tzvetan Todorov ?  « La lecture du livre de Höss provoque chaque fois en moi un fort malaise. […] Dès que je lis ou recopie de telles phrases, je sens monter en moi quelque chose comme une nausée. Aucun des autres livres dont je parle ici ne me donne cette impression aussi fortement. À quoi est-elle due ? Sans doute à la conjonction de plusieurs facteurs : l’énormité du crime ; l’absence de véritables regrets de la part de l’auteur ; et tout ce par quoi il m’incite à m’identifier à lui et à partager sa manière de voir. […] En lisant, j’accepte de partager avec lui ce rôle de voyeur de la mort, et je m’en sens sali. » Comment peut-on se sentir sali par la lecture d’un témoignage ? 

La seconde guerre mondiale et l’horreur des crimes nazis mais également, dans une moindre mesure, le choc provoqué par l’utilisation de l’arme atomique , ont amené les intellectuels à repenser l’Humanisme et à se dire qu’on pouvait peut être désespérer de l’Homme. Les fictions  furent souvent des point d’entrée pour penser la shoah et faire le bilan de ce qui reste de la condition humaine . Mais comment évoquer cette histoire commune sans en avoir été directement témoin ? 

Dans L’Imprescriptible, Vladimir Jankélévitch écrivait ce qui nous incombe  à nous les survivants et enfants de survivants :  « Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à tous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? Dans l’universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité ».

En 1963,  après avoir assisté au procès d’Eichmann à Jérusalem, et à sa condamnation à mort , la philosophe Hanna Arendt écrit un essai controversé  dans lequel elle invente la formule “la banalité du mal ” pour désigner les actes commis par les nazis et particulièrement ceux de Eichmann  au cours de la seconde guerre mondiale et plus particulièrement dans le cadre de l’extermination des juifs.  Ce concept de banalité , contesté par  certains, réduit la responsabilité des hommes qui sont devenus les bourreaux de leurs frères humains . Mais la philosophe se défend contre cette interprétation réductrice en expliquant que dans son raisonnement, il s’agit d’ interdire toute dimension démoniaque ou diabolique, toute méchanceté essentielle, toute malfaisance innée et, plus généralement, tout mobile ancré dans la dépravation, la convoitise et autres passions obscures :ce n’est pas poussé par des forces supérieures que l’homme commet le Mal .  Kant, en 1793 , fonde  déjà l’idée de l’existence d’un mal radical ” das radikal Böse”. Le Mal n’est donc pas inhumain : la liberté humaine est capable de produire le Bien et le Mal “ontologiquement équivalents ” La frontière du Mal n’est pas celle de l’inhumain; C’est également la thèse défendue par Jorge Semprun ; le mal fait partie intégrante  de la nature humaine, de l’espèce humaine et l’Homme peut choisir. C’est cette banalité que voulait évoquer Arendt, le fait que le mal soit une donnée essentielle de notre condition et qu’on choisisse ou pas de l’exercer ; la philosophe a inventé ce concept pour pouvoir penser le crime de masse ; En lien, les images d’archive du procès d’Eichmann .

Le procès d’Adolf Eichmann, l’artisan de l’extermination des …https://www.ina.fr › L’INA éclaire l’actu