04. avril 2020 · Commentaires fermés sur Le poète doit-il sortir de sa tour d’ivoire et ouvrir la fenêtre sur le monde pour descendre dans la rue ? · Catégories: Dissertations sur oeuvre, Divers · Tags:
sym2.jpg

 Voilà la question qui va servir de support à une dissertation sur le sujet du rôle du poète dans la société . Qu’est-ce que la poésie et qui sont le poètes au fil des siècles ? Comment conçoivent-ils leurs rapports avec la société, l’art , la politique? pas facile de répondre à ces questions d’une seule voix car les poètes ne sont pas tous d’accord entre deux sur les réponses à apporter. La connaissance de l’histoire de la poésie ainsi que la connaissance de ce qu’ont dit les poètes à propos de leur art , sont deux réservoirs d’idées à partir desquels vous pourrez articuler votre réflexion personnelle qui servir are base à la démarche de la dissertation. A partir du document ci -dessous, vous allez pouvoir résumer les positions de quelques poètes du dix-neuvième siècle comme Baudelaire, Rimbaud, Gautier, Mallarmé. Lisez le document et effectuez des regroupements qui finiront par composer un plan de dissertation 

Au cours du XIXe siècle, certains écrivains récusent l’engagement politique et social de leurs prédécesseurs, les « prophètes » romantiques, pour se replier sur des valeurs esthétiques et formelles. Cette « dépolitisation de la littérature »  réagit à l’avènement au pouvoir, dès 1830, de la bourgeoisie conservatrice. Charles X restaure la censure et la liberté d’expression est menacée.Théophile Gautier est le fondateur de la doctrine de l’art pour l’art. Dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835), il oppose le beau, valeur esthétique de l’artiste, à l’utile, valeur bourgeoise par excellence : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ». Ce rejet de l’utilitarisme et cette revendication d’une autonomie de l’art récusent d’une part la morale dans la littérature, d’autre part l’action sociale et les partisans d’un art social, souvent proches de l’opposition au pouvoir.

sym4.jpg
Gautier 

L’image de la fenêtre symbolise cette dissociation de l’art et de la politique. Elle apparaît déjà, sous la plume de Gautier, dans la préface d’Albertus (1832) : « L’auteur du présent livre n’a vu du monde que ce que l’on en voit par la fenêtre, et il n’a pas envie d’en voir davantage. Il n’a aucune couleur politique ; il n’est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore ; il n’est rien, il ne s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres ». En 1852, au moment où l’hégémonie bourgeoise culmine avec l’effondrement sanglant des espoirs républicains et l’instauration du Second Empire, Gautier reprend le thème du poète travaillant toutes « vitres fermées » sur les désordres politiques de la rue  C’est tout particulièrement le poème intitulé « L’art » (1957), repris dans l’édition définitive d’Emaux et Camées (1872), qui sert de manifeste littéraire à la doctrine de l’art pour l’art. Le travail poétique y est réhabilité, par opposition à l’immédiateté de l’épanchement lyrique, mais aussi au travail utilitaire visant à la production des marchandises.  Gautier revendique une poésie plastique, sculptée comme un marbre antique . Les matériaux précieux de l’onyx ou de l’agate auxquels est comparé le vers poétique supposent une nature  traitée comme ornement et extraite de tout contexte d’expérience, au contraire de la profondeur du paysage romantique. Le vers est bref, lapidaire et tranché, contrastant avec l’ampleur de l’alexandrin. Le poète devient artisan, orfèvre et sculpteur de mots.

sym6.jpg
Théodore de Banville 

Cette tendance esthétique est présente chez de nombreux  d’auteurs, comme Baudelaire qui dédie à Gautier ses Fleurs du Mal, mais aussi Flaubert et son idéal d’un « livre sur rien », d’un livre « qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style ». L’éducation sentimentale raille d’ailleurs l’engagement brouillon du poète Lamartine dans la révolution de 1848, en ironisant sur son impuissance politique. Surtout, la doctrine de l’art pour l’art aboutit à la création du mouvement parnassien, avec la publication en 1866 d’un recueil collectif intitulé Le Parnasse contemporain. « L’art » de Gautier devient l’art poétique des parnassiens, qui radicalisent la minéralisation néoclassique du langage poétique . Le fameux « Vase brisé » de Sully Prudhomme désigne la cristallisation glacée du sentiment, le vase étant une figure du coeur transi, mais aussi du poème lui-même en tant qu’objet esthétique. Si la brisure du vase est sentimentale, elle indique toutefois une tension constitutive de l’idéal parnassien, entre un absolu de la perfection formelle et les innovations modernes. Le Parnasse se fige dans un conservatisme académique et dans une logique d’exclusion, rejetant des poètes qui ont participé à ses débuts, comme Mallarmé ou Verlaine, et qui seront au coeur de l’émergence symboliste. Quant à Rimbaud, dont Le Parnasse contemporain a refusé trois de ses premiers poèmes, il parodie la préciosité idéaliste dans « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », un poème qu’il adresse à Théodore de Banville avec une lettre toutefois fort admirative. Contrairement au désengagement politique des tenants de l’art pour l’art, Rimbaud prend parti pour les insurgés de la Commune (1871) et rédige des poèmes communards.

sym1.jpg
Jean Moréas

1886 est l’année du tournant du Parnasse au symbolisme, avec la création de la revue La Vogue, où paraissent la plupart des Illuminations de Rimbaud, et la publication, dans Le Figaro du 18 septembre, du manifeste symboliste de Jean Moréas : « la poésie symbolique cherche  à vêtir l’Idée d’une forme sensible ». Moréas prône une conception analogique de la réalité matérielle, qui serait en continuité avec une essence idéale : « Tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes : ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec les Idées primordiales ». Toutefois, cet idéalisme absolu de la pensée symboliste est parcouru de paradoxes. Par certains aspects, il engage un matérialisme absolu qui tient à la conception du symbole comme « forme sensible » de l’idée.  Le poète symboliste se pose ainsi en récepteur d’un rythme universel, dont il traduit passivement les « vibrations » en symboles expressifs. Dans le Traité du verbe (1886), René Ghil instaure un système de synesthésies verbales fondé à la fois sur la physique ondulatoire et sur une métaphysique de la pensée. « Le Son peut être traduit en couleur, la Couleur peut se traduire en Son », parce qu’une totalité cosmique, unissant la matière et l’esprit, vibre d’une même pulsation universelle.

sym3.jpg
Stéphane Mallarmé

Cette idée  symboliste de la continuité, Mallarmé la met en évidence en relevant dans Crise de vers l’émergence du vers libre . Il s’agit de la plus importante innovation formelle du symbolisme avec le monologue intérieur . Rompant avec la mesure syllabique du mètre, le vers libre vise à restituer une « unité de pensée » ou de « signification » , c’est-à-dire une unité rythmique – . Mallarmé lui-même « touche » peu au vers, restant attaché aux potentialités structurales de l’alexandrin ;  D’une manière générale, la trajectoire de Mallarmé va du Parnasse au symbolisme.

Dans le texte encore parnassien des « Fenêtres », Mallarmé reprend le poème-vitre de l’art pour l’art, tout en révélant sa matérialité formelle. Le poème met en scène un moribond à sa fenêtre d’hôpital, figure du poète en quête de « l’azur ». Le poète pour Mallarmé est séparé du monde par une vitre .

Dans Crise de vers (1886-1996), manifeste de la poésie pure, Mallarmé associe un idéalisme du signifié poétique  à une matérialité du signifiant poétique, dans ses dimensions visuelles et sonores. Le signe absente la chose, révélant sa propre identité sensible. « Je dis : une fleur ! et […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquets. »  La poésie devient  Aboli bibelot d’inanité sonore .

Chez_Alphonse_Lemerre__a_Ville-d_Avray_-_Paul_Chabas__crop_.jpg
Les symbolistes

 

 

19. mars 2020 · Commentaires fermés sur Un dénouement tragique et une passion tragique : la mort de Ruy Blas · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: ,

Le drame romantique, inventé par Victor Hugo , est un type de spectacle qui  tente d’effectuer la synthèse entre des éléments issus de la tragédie  , et d’autres  issus de la comédie. En 1827 Hugo dans la Préface d’une de ses pièces , définit ce théâtre comme un mélange de sublime te de grotesque. Avec son drame  Ruy Blas ,  en 1838 il mêle une intrigue amoureuse et une trame politique; Un valet, manipulé par son ancien maître chassé de la cour, va révéler  progressivement son amour à la reine d’Espagne mais il cache un terrible secret: son identité véritable. Lorsque Don Salluste revient à la Cour et fait éclater la supercherie, il le tue sous les yeux de la reine. Cette dernière est atterrée par ce qu’elle vient d’apprendre et demeure sans voix “immobile te glacée” ; Quel dénouement Hugo a -t-il choisi ? la passion va-t-elle triompher ? On peut en douter . Commençons la lecture linéaire …

Ruy Blas reste à distance comme l’indique la didascalie interne du vers 2 : “je n’approcherai pas “ . Cet aspect solennel est celui de la tragédie classique dans laquelle les personnages s’expriment avec solennité. Le personnage de Ruy Blas tente de se faire pardonner ce qui peut être qualifié de “trahison ” comme on le lit au vers 6 . Il a, en effet, accepté de se faire passer pour un noble alors qu’il est d’origine modeste et a menti sur sa véritable identité, allant même jusqu’à accepter les fonctions de premier ministre en l’absence du roi . On remarque que les alexandrins sont “disloqués ” ainsi que le voulait Hugo qui a tenté de créer ainsi un langage théâtral plus naturel . L’agitation du personnage se traduit également par un bouleversement de la syntaxe et de nombreux enjambements comme aux vers 5 et 6 . Le champ lexical de la faute est très présent au début du passage avec le terme trahison déjà mentionné au vers 6. Ruy Blas se sent fautif mais il tente de se justifier et on le remarque notamment l’atténuation de sa culpabilité avec la négation partielle je ne suis point coupable autant que vous croyez ” au vers 3. L’aveu  explicite de la faute apparaît au vers 9, à la fin de la première tirade et la cause est précisée : “cet amour m’a perdu ” ; On retrouve un thème important dans la tragédie classique: les dangers de la passion qui mène les hommes à leur perte; Il n’est plus question ici de fatalité ou de malédiction divine comme dans Phèdre mais le personnage, sous l’effet de sa passion amoureuse pour la reine, est devenu malhonnête et a renoncé à des valeurs comme la droiture, la sincérité. Il a, malgré lui, accepté de participer à la tentative de disgrâce de la reine; Il est devenu complice d’un criminel et criminel à son tour, en devenant le meurtrier de Don Salluste.

A genoux, dans une attitude de supplication , devant la reine, il ne la laisse pas s’exprimer et poursuit, au vers 11 , ses aveux , qu’il diffère pourtant à plusieurs reprises je vais de point en point tout dire ” lit-on aux vers 13 et 14 avec un nouvel  enjambement qui marque une sorte d’étirement de la révélation. Le personnage répète, comme pour mieux nous en convaincre qu’il n’a pas l’âme vile ; l'adjectif vil rappelle qu'il est de basse extraction (c'est un valet au départ, un serviteur ) ; Hugo veut montrer dans ce drame que les qualités morales et intellectuelles  d'un homme ne sont pas liées à sa condition sociale et qu'on peut devenir un dirigeant politique même lorsqu'on n'est pas de haute naissance. Les idéaux révolutionnaires ont fait leur chemin et au moment où la France est redevenue provisoirement une royauté, Hugo marque ici son engagement pour le peuple qu'il souhaite associer au pouvoir. Le personnage de Ruy Blas se transforme , à ce moment , en une sorte de figure christique et le dramaturge utilise des symboles pour accentuer la ressemblance entre son héros et le Christ; Ainsi, “une femme du peuple “ au vers 18 est venue essuyer la sueur de son front; Ce geste symbolique rappelle celui de la Passion . Dans  ce récit religieux qui décrit le parcours du Christ qui a du porter sa croix jusqu’au mont Golgotha , on distingue 13 étapes qui sont les 13 stations du chemin de croix; A l’étape 6, une femme prénommée Véronique  s’approche et brave l’hostilité de la foule pour essuyer le visage du Christ souffrant sous le poids de son fardeau; A l’époque romantique, les auteurs se servent des images de la passion du Christ pour décrire leurs héros. Ici, Hugo cherche à faire naître la pitié du spectateur et applique ainsi le principe  que recommande Aristote pour réussir une tragédie . La tirade d’ailleurs se termine avec un vers pathétique : “Ayez pitié de moi, Mon Dieu, mon coeur se rompt ” La métonymie finale illustre à la fois la douleur du personnage mais préfigure également sa mort et la rend imminente.

Les échanges vont alors devenir plus intenses et plus resserrés comme une sorte de duo final . Au mots vont bientôt succéder les gestes tragiques car au théâtre , la parole se fait geste et devient action. Les didascalies externes qui précèdent les vers 25 et 27 montrent le héros qui se lève et avale un liquide ; Hugo s’est ici fortement inspiré de la  tragédie  classique et notamment de Phèdre qui offre un dénouement du même genre ; La coupable s’empoisonne de remords et sa mort purifie le jour qui se lève ; Ruy Blas se comporte donc comme un personnage de tragédie : il met fin à ses jours pour expier sa faute  et demande le pardon de ses offenses.  Alors que Phèdre se punit par sa mort , d’avoir provoqué celle d’un innocent, Ruy Blas se punit d’avoir menti, sur son identité et  trahi celle qu’il aimait ; D’autant qu’il risque de provoquer sa perte car si leur liaison est découverte, elle sera déshonorée et  contrainte d’abdiquer ainsi que l’avait prévu Don Salluste.

Le suicide dans le drame romantique était préparé et il apparaît comme la conséquence directe du refus du pardon de la reine qui, par deux fois ,affirme qu’elle ne pardonnera “jamais ” vers 23 et 26. C’est pourquoi le revirement de situation qui suit a pu paraître un peu étrange aux spectateurs de l’époque qui étaient habitués aux dénouements tragiques plus classiques. Lorsque  Ruy Blas s’écrie ” Triste flamme , Eteins -toi ” , on pourrait penser que ce sont ses dernières paroles .  Il indique qu’il meurt d’amour ; La construction ici associe la métaphore amoureuse à l’image d’une vie qui s’arrête; En effet, la flamme désigne à la fois le sentiment amoureux mais également la vie du personnage: ils ne font plus qu’un .La fin de l’amour marque donc irrémédiablement la fin de la vie.

A partir de ce moment, la tragédie devient un drame et offre aux spectateurs des moments déconcertants . Tout d’abord le changement d’attitude de la reine peut surprendre : elle se précipite vers le héros mourant pour l’entourer de ses bras et d’ailleurs , il donnera d’abord l’impression de mourir dans ses bras : “ l’entourant de ses bras”,  tenant la reine embrassée  “la reine le soutient dans ses bras ” au vers 45; Hugo reprend ici l’image du Christ avec plusieurs allusions comme l’obtention du pardon qui évoque les dernière paroles du Christ adressées à son père . La reine qui jusque là , était demeurée stoïque, se met alors à vibrer d’une passion qui a pu surprendre ; Elle lui dit qu’elle l’aime et l’appelle dans un premier temps , César, qui était son faux nom avant de lui donner , au dernier vers, sa véritable identité. Mais ce pardon arrive trop tard ! Et c’est aussi ce qui rend ce dénouement particulièrement tragique !

Qu’a t-on reproché encore au dramaturge dans ce dénouement inédit ? En plus du revirement de la reine, on a également  reproché au dramaturge d’avoir “allongé “la mort du personnage sur scène avec une agonie spectaculaire et surtout un dernier merci qui a été critiqué de nombreuses fois, pour son caractère invraisemblable. On se souvient en effet qu’une des règles du théâtre classique insistait sur le caractère vraisemblable des actions qui devaient être montrées au public; Ici, ce n’est pas du tout vraisemblable et les gens ont trouvé que Victor Hugo en faisait trop avec le risque que cela devienne ridicule. Il faudra, en effet, attendre des dizaines d’années, pour que ce drame obtienne un certain succès. En accentuant la dimension spectaculaire, le dramaturge prive le public d’une partie de ses repères ; Jusque là habitué à voir dans les tragédies des personnages exprimer des souffrances “dignement ” et en se touchant à peine,  le public a réagi assez mal à cette fin : Hugo  livre ici sa version théâtrale de la mort passionnelle .

Le héros , au moment de mourir, se retrouve lui-même : “je m’appelle Ruy Blas ” et semble ne plus réagir aux marques d’amour de la reine ; Il ne la regarde pas mais se tourne , comme l’indique la didascalie externe vers Dieu “levant les yeux au Ciel ” qu’il implore . La dimension christique du héros est réaffirmée avec la mention de son “coeur crucifié ” au vers 48 . La construction  du vers 49 précise les enjeux du drame et reflète les contradictions . ” vivant par son amour ,mourant par sa pitié “; Il faut comprendre ici que  l’amour de la reine a réjoui le coeur du héros quand il était vivant et que maintenant la pitié de  la reine réjouit son coeur au moment où il est mourant . Le caractère inexorable de la mort du héros est reprécisé sur scène dans les répliques finales; Alors que la reine se sent, à son tour , coupable et se demande ce qui se serait passé si elle avait pardonné plus tôt, Ruy Blas rappelle d’une manière claire que cela n’aurait rien changé . L’avant dernière réplique “ je ne pouvais plus vivre ” souligne cette idée . On remarque que si les personnages se tenaient à distance respectueuse l’un de l’autre au début de cette scène , ils se sont très vite rapprochés pour s’étreindre et l’ une des  dernières didascalies montre la reine “ se jetant sur son corps ” ; On peut retrouver dans ce choix l’influence d’un dramaturge comme Shakespeare que Hugo admirait particulièrement.

Ce final comporte donc de nombreux éléments tragiques : certains sont habituels et d’autres le sont un peu moins pour le public. La mort du héros est , à la fois prévisible et attendue ; elle vient sceller une passion impossible entre deux personnages qui s’aimaient sincèrement mais qui n’ont pas d’avenir ensemble; Si le dramaturge montre, sur scène, et pour la première fois,  la possibilité d’un amour entre un “ver de terre “et une “étoile ” il ne permet pas à ces deux personnages d’être heureux; la mort demeure l’unique issue pour un homme qui a menti sur ce qu’il est et cette femme pourra toujours se reprocher de ne pas avoir choisi l’amour à temps; Le drame romantique tente une synthèse entre un héritage tragique et des préoccupations contemporaines et il est parfois difficile de comprendre ce nouveau genre. La passion amène toujours l’homme à effectuer des choix souvent irréversibles et qui le condamnent à se perdre .

 

01. mars 2020 · Commentaires fermés sur Les derniers mots de Phèdre : lecture linéaire de la dernière tirade de l’héroïne tragique · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: , ,

  Dès sa première apparition sur scène, Phèdre veut mourir pour échapper à sa passion dévorante et interdite. Oenone, sa vieille nourrice, qui a peur pour elle, décide de la faire renoncer à ses noirs projets et réussit à la convaincre de  la laisser mentir  à Thésée . Au début de l’acte IV, Oenone, en brandissant l’épée d”Hippolyte comme preuve accuse ce dernier d’avoir tenté de violer sa belle-mère:  Phèdre ne dément pas. Thésée, furieux, accable son fils et demande à Neptune de le punir. Ce dernier est banni et Phèdre, quant à elle, se sent terriblement coupable d’avoir sali la vertu d’un innocent :elle accuse Oenone et la chasse; Cette dernière se suicide en se jetant dans la mer. Hippolyte dans sa fuite mais il meurt,  est tué par un monstre marin.  le récit de sa mort est relaté par Théramène, son plus fidèle serviteur . C’est en père éploré que Thésée vient annoncer à son épouse la mort de son fils. Phèdre es décide alors à  tout lui avouer.

 En quoi la mort de Phèdre illustre-t-elle le tragique de la passion amoureuse ? L’extrait que nous étudions débute au vers 1622 et se termine au vers 1644.  “De : les moments me sont chers …à toute sa pureté” 

 Juste avant la  dernière tirade, on entend l’aveu de la culpabilité de Phèdre : On note d’abord la fermeté du ton  : – « Non » est son premier mot au vers 1617 et il marque, à la fois , une  rupture et annonce négation. L’utilisation de la forme injonctive avec « il faut » qui est répété deux fois (v.1617-1618) souligne la détermination du personnage qui exécute son devoir .Elle coupe la parole de Thésée qui est dans la lamentation : elle n’a pas le temps d’écouter Thésée et sa douleur car il lui faut agir , et donc parler vite .

L’emploi de l’impératif présent : « écoutez-moi » traduit le fait que Phèdre est consciente de l’urgence de la situation; sa mort est proche, et elle ne peut pas perdre du temps : « les moments me sont chers » reprend cette idée d’urgence . Phèdre vient rendre justice à un innocent : Le champ lexical de la justice : « injuste », « innocence », « coupable », « condamné »  illustre ce point . Avant d’expirer, Phèdre veut rétablir la vérité. On assiste à une sorte de plaidoirie et elle se désigne comme la principale coupable avec une forme emphatique : “ c’est moi qui “qui semble faire peser tout le poids de la culpabilité sur le personnage ; L’objet est séparé du verbe comme pour accentuer l’horreur de son crime “jeter un oeil profane, incestueux. L’adjectif profane rappelle ici qu’elle n’a pas respecté les liens sacrés de la famille : elle a donc offensé les Dieux et son crime s’apparente à une forme de sacrilège. Le contraste est alors maximal entre les deux personnages : l’innocent mort injustement et la coupable dont la vie paraît injuste. L’idée est peut -être de faire davantage accepter cette mort par le public en la justifiant ici de manière naturelle.Ce n’est plus seulement l’héroïne qui cherche à échapper à sa passion en se donnant la mort, c’est une femme criminelle qui mérite de mourir pour le mal qu’elle a fait.  Phèdre reprend alors l’enchainement dse faits qui ont mené à la tragique mort d’un innocent : au  vers 1625 : « le ciel mit dans mon sein » :  les deux métonymies   rappellent l’origine de sa funeste passion, cette malédiction dont elle fut ma victime . C’est une manière de rejeter en partie sa  culpabilité car elle est seulement en position d’objet : « dans mon sein ». Elle se présente,une  fois de plus , victime de cette cruauté des Dieux qui s’acharnent à punir son sang pour une faute commise par les ses ancêtres ( le Soleil, son grand-père qui  a dénoncé les amours secrètes de Mars et Vénus  ) . Ensuite, dans un second temps, le personnage dresse un véritable réquisitoire contre Oenone qu’elle qualifie, au moyen d’ un vocabulaire dépréciatif:  de «détestable», au vers 1628 et de « perfide » au vers 1630. – Elle l’accuse d’avoir “conduit ” la trahison et même d’avoir abusé de la situation car elle se trouvait dans une “faiblesse extrême ”  v 1629 .  Le dramaturge rappelle une dernière fois les circosntances qui ont mené à cet enchaînement tragique : l’aveu de l’amour de Phèdre s’est déroulé alors qu’elle croyait son époux mort et le retour de Thésée a modifié la donne ; le danger , c’est désormais que le jeune homme confie à son père, à son arrivée, les révélations de sa belle-mère; c’est pour prévenir ce danger que la nourrice a alors l’idée d’accuser Hippolyte;  Phèdre peut-elle vraiment passer pour une victime de la fidélité poussée à l’extrême d’Oenone ?  Elle apparaît en position d’objet, comme si elle subissait la volonté de la vieille femme: « abusant de ma faiblesse » tandis qu’Oenone est le sujet de tous les verbes d’action : « a conduit », « a craint », « s’est hâtée »: Phèdre donne sa version de la mort d’Oenone car Thésée voulait la faire chercher ; “elle s’en est punie” : la mort est ici un choix assumé lié sans doute au remords de la nourrice; Ensuite, elle a été chassée par Phèdre qui évoque sa colère “fuyant mon courroux”  Cette réécriture  n’est pas totalement fidèle dans la mesure où Phèdre cache , en partie, sa complicité : elle n’a rien fait pour dissuader Oenone : acte II, scène 4 : elle lui confie en effet  ” fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi/ dans le trouble où je suis, je ne peux rien pour moi” En gardant le silence , Phèdre a une part de responsabilité. Quant à la périphrase qui désigne la mort comme un  « supplice trop doux » , on peut entrevoir le caractère identique de la situation des deux femmes .   

La mort semble cerner le personnage qui évoque  sa première véritable tentative de suicide : lorsqu’elle a demandé à Hippolyte de lui ouvrir la poitrine et, symboliquement de lui percer le coeur; :  « Le fer aurait déjà tranché ma destinée ; Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée » Dans ces vers, Racine rompt avec la tragédie de Sénèque dans laquelle Phèdre se donne la mort avec une épée. Ce refus d’une mort prématurée s’explique par sa volonté de prendre la parole pour rétablir l’innocence d’Hippolyte te le choix du poison peut sans doute renvoyer à cet amour qui l’a littéralement empoisonné. Elle présente Hippolyte comme l’incarnation de la vertu : « la vertu soupçonnée », rétablissant ainsi l’honneur qu’elle a bafoué. On peut aussi penser qu’il s’agit d’une forme de repentir : elle ne peut réparer le mal commis mais elle s’efforce de rendre au jeune homme sa dignité. D’ailleurs elle prononce le terme remords et justifie le délai qu’elle s’accorde pour disparaitre :   elle peut prendre le temps de s’expliquer face à Thésée. Pour le spectateur, c’est aussi l’occasion de découvrir une forme de sacrifice : la précision « chemin plus lent » :  peut être interprétée de deux manières :  on peut, en effet, comprendre qu’elle a agi pour retarder sa propre mort mais cela montre également une forme de souffrance plus longue car on imagine le poison qui se diffuse, goutte à goutte, dans ses”brûlantes veines” . On retrouve également l’image de la descente aux Enfers qui peut évoquer les voyages de  Thésée .
En précisant l’origine du  poison “que Médée apporta dans Athènes »  1638 , Racine introduit une autre figure de femme meurtrière : la magicienne Médée, première femme de Thésée et sorcière qui elle  aussi, sera victime d’une passion pour son  nouvel époux, le perfide Jason, passion qui va la conduire à tuer sa rivale, le père de cette dernière avant d’immoler ses propres enfants .  Les deux figures féminines dessinent une sorte de  filiation,  qui rappelle la dimension monstrueuse de la famille de Phèdre: un demi-frère taureau qui mourra sous les coups de Thésée et une mère, Pasiphaé qui mit au monde un monstre.

 La tirade s’achève avec l’agonie du personnage qui est détaillée : elle indique avec précision l’écoulement du poison dans son corps  Sur scène , le spectateur assiste à chaque étape de sa mort : “j’ai pris, j’ai fait couler » :  la dimension pathétique est mise en oeuvre ici avec le parallélisme de construction ; L’héroïne met en scène sa mort et le dramaturge doit ici, mimer l’agonie. Ce qui explique que le discours de Phèdre se fait moins assuré et un peu plus maladroit comme le montrent les répétitions de l’adverbe « déjà » (1639-1641) :la parole semble se ressentir des effets du poison comme si elle se déréglait. Les conséquences physiques des effets du poison  sont précisées elles aussi :  elle ressent un « froid inconnu »  qui atteste de l’approche de la mort; sa vue se trouble également :  « je ne vois plus qu’à travers un nuage » . La nuit, métaphorique de la fin de la vie, tombe en même temps que le rideau qui viendra marquer la fin du spectacle  .L’ annonce de la mort apparaît encore comme un soulagement  pour le personnage : c’est la fin de  la brûlure incessante causée par la passion amoureuse. Phèdre s’éteint en chrétienne avec  la présence du champ lexical de la réparation de la faute : « outrage », « souillaient ».  La faute est rappelée dans sa double dimension : religieuse et conjugale  : « et le ciel et l’époux que ma présence outrage ». L’héroïne rappelle qu’elle a offensé les Dieux par la faute de ses ancêtres et qu’elle a offensé son époux en laissant condamner un innocent après l’avoir laissé accuser d’un crime odieux. L’imminence  de la mort se lit aussi à travers le champ lexical de l’ombre : « dérobant la clarté », je ne vois plus qu’à travers un nuage » mais cela s’oppose avec avec la lumière retrouvée, celle de la pureté : « rend au jour (…) toute sa clarté ». Ce retour de la lumière peut être interprété comme le signe que, par sa mort, Phèdre atteint la rédemption.

Si on se réfère aux règles du théâtre classique et notamment à la règle dite de bienséance, les personnages ne devaient pas offrir leur mort , à la vue du public: : « Elle expire, seigneur » :ces quelques mots peuvent laisser penser que  Phèdre meurt bien sur scène : cela accentue le pathétique mais aussi le tragique . Cette mort agit presque comme une fin moralisatrice : la passion conduit à la perte, à la destruction et à la mort. Les spectateurs doivent alors se purger de cette émotion.

 En conclusion : La fin répond au début de la pièce où Phèdre apparaissait déjà comme une mourante. Cette mort sans cesse reculée a permis de mettre en scène tout au long de la pièce la honte, la culpabilité et le tragique. Cette agonie du personnage est cependant ambiguë car jusqu’au dernier moment elle ne semble pas vraiment se remettre en question en rejetant la faute sur Vénus ou bien sur Oenone. Par ailleurs, elle ne mentionne pas la mort d’ Hippolyte et ne fait nullement référence au chagrin de son époux.  Elle ne revient que sur son malheur et choisit de quitter la  vie comme on sort de scène , par un dernier éclat .

20. février 2020 · Commentaires fermés sur Le tragique de la mort de Phèdre : une passion mortelle , ingrédient de la tragédie classique ? · Catégories: Première

 Au dix-septième siècle, la tragédie classique propose aux spectateurs des histoires dont ils connaissent déjà la fin . Le mythe permet ainsi au dramaturge de puiser dans une matière préformatée qu’il peut toutefois légèrement accommoder à sa guise . Ainsi Racine , en 1677, met en lumière dans sa  version de Phèdre, le destin cruel de l’héroïne qui annonce sa mort dès son entrée en scène . De la tragédie Anouilh disait ceci, avec beaucoup d’humour : “C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… (…) Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir”  Au milieu de la seconde guerre mondiale, il met en scène une version d’Antigone , cette jeune fille qui refuse de choisir la vie et qui s’obstine à désirer la mort; A sa manière , Phèdre, elle aussi, se tourne résolument vers une issue fatale. Voyons comment …..

A peine entrée en scène, elle veut déjà mourir pour ne plus souffrir de ce mal d’amour qui l’affaiblit : “Soleil , je te viens voir pour la dernière fois “( 41 ) ; C’est de cette manière qu’elle s’adresse à son grand-père et son attitude résignée fait le désespoir de sa nourrice Oenone : “Vous verrai-je toujours renonçant à la vie / Faire de votre mort les funestes apprêts ? ” Le registre élégiaque est dominant dans les échanges des deux femmes. La nourrice tente de lui rappeler ses devoirs ” De quel droit sur vous-même osez-vous attenter / Vous offensez les dieux auteurs de votre vie/ vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie/ Vous trahissez enfin vos enfants malheureux. ” ; on entend ici clairement la condamnation du suicide considéré comme un péché par la religion . La mort semble la seule issue pour le personnage de Phèdre qui ne peut révéler son terrible secret : ” Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste” ; le spectateur aura noté que les aveux ne changeront rien : parole empêchée, ou parole libérée , Phèdre est déjà condamnée et rien ne semble pouvoir faire faiblir sa détermination : pas plus le chagrin de sa nourrice que la pensée de ses enfants ” Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable/ Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable ” Un alexandrin qui affiche le caractère implacable de cette mécanique tragique que rien ne peut enrayer comme le dira Anouilh en 1944″ et voilà maintenant le ressort est bandé ” . Ainsi , Phèdre annonce sa fin inéluctable  et Racine emploie même ici le présent  d’énonciation  qui rend l’action concrète : ” Je péris la dernière et la plus misérable ” annonce-telle au vers 258. Les aveux de Phèdre ne diffèrent que de quelques instants le moment où elle choisira de mourir : ” J’ai pris la vie  en haine et ma flamme en horreur  ; Au vers 308, le dramaturge établit  ainsi le lien entre son amour criminel et son désir d'en finir: l'amour est donc clairement la cause de sa mort et elle prie sa nourrice de la laisser se donner la mort . L'annonce de la mort de Thésée pourtant va faire passer le projet de Phèdre au second plan: sa situation a changé te son amour n'est plus extra-conjugal : ce qui devrait la libérer des interdits de la morale . Elle paraît même suivre avec empressement le conseil d'Oenone : " Vivons..si vers la vie on peut me ramener ” ( 364) L’acte I se clôt sur cette résolution qui est , en quelque sorte, une volte-face.  .

On ne retrouve Phèdre qu’ à la cinquième scène de l’acte II : elle fait face à son beau-fils et lui annonce , sa mort prochaine ” Mon fils n’a plus de père  et le jour n’est pas loin / qui de ma mort doit le rendre témoin” ; elle évoque ainsi  les conséquences de la mort de Thésée: leur enfant est désormais sans défense et Hippolyte pourrait vouloir s'emparer du trône de son père ou éliminer son demi-frère ; c'est à ce moment que Phèdre, emportée par ses paroles , avoue son amour à Hippolyte et aussitôt  lorsqu'elle réalise ce qu'elle vient de faire, , elle le supplie de la tuer pour mettre fin à sa honte et à son déshonneur " Voilà mon coeur, c’est là que ta main doit frapper ..frappe, délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite” . ( 701 et 704 ) L’acte II s’achève avec le départ d’Hippolyte qui vient d’apprendre que Thésée est peut -être vivant .

Le troisième acte s’ouvre sur les reproches de Phèdre qui voudrait être morte et s’en prend à Oenone : elle lui reproche d’avoir voulu la sauver et elle préfèrerait être déjà morte : ”  quand sous un joug honteux, à peine je respire / quand je me meurs ..”  (763 ) Elle a alors l’idée de proposer à Hippolyte de devenir roi à sa place afin de le retenir et de pouvoir ainsi continuer à le voir. Mais le projet de Phèdre est contrecarré par l’arrivée de Thésée : cette dernière résume l’évolution de sa situation de manière lapidaire : “ Je mourais ce matin digne d’être pleurée/ J’ai suivi tes conseils,je meurs déshonorée” ( 838 )  .Sa mort a donc changé de sens mais elle demeure imminente. Le temps dans la tragédie est extrêmement resserré . L’héroïne semble pressée d’en finir “Mourons ” dit-elle au vers 857 ” De tant d’horreurs qu’un trépas me délivre /Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? / la mort aux malheureux ne cause point d’effroi. ” ( 859 )  Considérée comme un aveu de faiblesse au début de la tragédie, la mort est ici vue comme une délivrance . Phèdre accepte le mensonge d’Oenone et laisse la vertu du jeune homme souillée . Thésée, quant à lui , est extrêmement déçu par l’accueil qui lui est réservé et il est bien résolu à savoir ce qui s’est passé durant sa longue absence. Hippolyte, innocent, pense qu’il n’a rien à redouter. Il se trompe ..

Comme les trois autres, le quatrième acte débute par une révélation qui va précipiter le dénouement ; Mais le mensonge d’Oenone aura des conséquences imprévues : la mort de Phèdre est cette fois, racontée par sa nourrice sous une forme pathétique  ” Phèdre mourait Seigneur, et sa main meurtrière / éteignait de ses yeux l’innocente lumière j’ai  vu lever le bras/ j’ai couru la sauver ( 1019 ) La servante raconte ici que sa maîtresse a tenté de se donner la mort : elle a une manière bien à elle de présenter les faits. Furieux Thésée chasse son fils et le maudit . Ce dernier proteste de son innocence; En vain ! Il quitte la scène  en insinuant que le sang de Phèdre est criminel .Alors que Phèdre s’apprête à révéler qu’elle a menti, Thésée lui apprend qu’Hippolyte est épris d’Aricie : du coup, elle se tait et souffre d’une jalousie terrible qui lui fait , à nouveau, entrevoir la mort, comme un aboutissement : “la mort est le seul dieu que j’osais implorer/ j’attendais le moment où j’allais expirer ( 1244 ) . Rendue folle sous l’effet de la jalousie, elle souhaite se réfugier dans les enfers car elle se considère comme monstrueuse   “fuyons dans la nuit infernale ” ( 1277 ) Oenone lui rappelle qu’elle n’est qu’une faible mortelle et qu’on ne peut vaincre sa destinée ” ( 1297 ) et Phèdre la chasse en la traintant de monstre .

Le dernier acte débute  par un dialogue entre Hippolyte et Aricie : il lui propose de fuir avec lui et de l’épouser; elle semble y consentir . Thésée, troublé par les paroles d’Aricie qui défend Hippolyte, continue à chercher ce qu’on lui cache et il décide d’interroger Oenone ; le conseiller du roi Panope lui rapporte ses inquiétudes pour l’état de santé de la reine : “Un mortel désespoir sur son visage est peint/ la pâleur de la mort est déjà sur son teint” ( 1463 ) Au moment même où le roi comprend qu’on lui a menti en apprenant la mort d’Oenone qui s’est jetée dans la mer, il tente d’infléchir Neptune qu’il a chargé d’exécuter sa vengeance ; Mais il est trop tard: Théramène vient nous apprendre la mort d’Hippolyte qui a succombé à ses blessures ; Un monstre furieux l’a attaqué et la pauvre Aricie s’est évanouie de douleur; Tout est prêt désormais pour la mort de Phèdre : “le fer aurait déjà tranché ma destinée “, avoue-t-elle au vers 1633. Elle a finalement décidé de s’empoisonner mais auparavant ,elle innocente Hippolyte : “déjà jusqu’à mon coeur le venin parvenu / dans ce coeur expirant jette un froid inconnu..et la mort à mes yeux dérobant la clarté/rend au jour qu’ils souillaient, toute sa pureté ” Ce sont ses derniers mots : elle se définit donc comme une femme monstrueuse , en partie à cause de son sang maudit et également parce qu’elle n’a pas su surmonter son amour criminel .

Sa mort traduit à la fois sa faiblesse face à la force de la passion et la faiblesse de l’individu confronté à un destin qui l’écrase.Il est bien difficile de démêler ce qui l’emporte ici ; le tragique se construit à partir de cette impuissance de l’homme. Les interprétations diffèrent sur la nature du personnage de Phèdre ; certains y voient une chrétienne à qui la grâce  a manqué ; d’autres une femme prisonnière de son désir et qui combat  son odieux amour parce qu’elle a un certain sens moral ;

Phèdre incarne bien l’héroine tragique qui lutte contre son atavisme et son destin . Le tragique provient également de l’aveuglement des personnages en proie à leurs passions , Littéralement, ils ne peuvent plus voir les choses et ils ne peuvent plus se voir: ce qui justifie sur le plan dramaturgique les départs et les exils. Enfin , le tragique passe par la parole : retenue, mensongère ou libérée ; Le tragique est également lié à la mort inéluctable , à sa présence sur scène tout au long de la pièce, comme une menace à peine voilée .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

28. janvier 2020 · Commentaires fermés sur Médée trahie par Jason : les conséquences tragiques d’une passion. · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: , ,
médée2.jpg
Jason à la conquête de la Toison 

En 1635, un jeune dramaturge, Pierre Corneille décide de construire une pièce de théâtre  en exploitant certains aspects du mythe de Médée . Il reprend des éléments utilisés par le grec Euripide et  le latin Sénèque et met l’accent sur la dimension spectaculaire de l’intrigue. Blessée par l’abandon de Jason qui est décidé à épouser sa nouvelle fiancée Créüse , Médée va se venger d’une manière terrible en empoisonnant la robe de sa rivale et en provoquant la mort du père  de cette dernière; le roi Créon. Toutefois, Corneille place le spectateur face à une figure de femme poussée par  sa vengeance meurtrière. Alors que dans la tragédie antique, la fatalité semblait peser sur les hommes et les accabler, dans la tragédie baroque, les personnages se trouvent confrontés à  des choix cruciaux et prennent des décisions qui engagent leur destin. Ainsi Corneille  choisit de mettre en scène le suicide de Jason à la fin de sa pièce comme pour montrer que le traître n’a pas survécu à sa trahison et à l’assassinat de ses enfants.  Fidèle au principe de catharsis défini par Aristote, Corneille tente de provoquer la pitié du spectateur en montrant une femme qui souffre et en tentant de justifier ses agissements .  

Le passage que nous étudions se situe à la fin du premier acte et complète les éléments d’exposition. La magicienne s’ adresse aux Dieux et les implore de l’aider à accomplir  sa vengeance contre celui qui l’a trahie. Ses origines divines et monstrueuses sont rappelées par Corneille qui la présente toutefois comme une femme bafouée et blessée. Ce sont ces deux aspects qui composent la tragédie intime de Médée. La lecture linéaire commencera , au dernier tiers du texte , à partir du  vers Tu t’abuses Jason ..elle comportera 28 vers

médée1.jpg
 

1 . C’est d’abord  une femme monstrueuse et dangereuse 

Ses  origines maléfiques sont rapelées dans le premier mouvement de la tirade .

La colère de Médée éclate dès le début de sa tirade et elle en appelle à ses” soeurs”  “les Furies” . En effet, la mère de Médée, Idyie était la soeur de la célèbre magicienne Circé qui transformait les hommes en porcs . Toutes deux sont filles d’un Titan et elles représentent la génération des anciens Dieux qui précèdent les Olympiens. Médée est également fille d’un roi , celui de Colchide, Aétés et elle s’enfuira avec Jason et la Toison d’Or  bravant la colère d’Aetés. Elle ira jusqu’à découper son propre frère en morceaux pour ralentir la poursuite du roi lancé à leurs trousses. Les déesses qui sont invoquées  par la magicienne sont toutes maléfiques : elles sont des sorcières “troupe savante en noires barbaries” et poursuivent les criminels comme les Furies. En effet, dans la mythologie romaine, les Furies sont l’équivalent des Erynies chez les Grecs , divinités persécutrices infernales qui apparaissent souvent sous la forme de hideux spectres comme les larves et les pestes. Les Erynies sont trois avec Mégère à leur tête: on les représente sous la forme de femmes aux cheveux de serpent et aux yeux rouges .  Corneille mentions d’ailleurs les serpents  et les enfers au vers  Quant aux filles de l’Acheron, elle sont comme Médée, des Océanides car l’Acheron est un Dieu fleuve qui a été précipité aux Enfers par Zeus car il a étanché la soif des Titans. Il est le fils de la Terre Gaîa et du Soleil Hélios.  .  Médée a donc un aspect effrayant pour le spectateur à cause de ses origines maléfiques et sa dimension infernale est rappelée à plusieurs reprises . Sa colère pourrait donc aisément être mortelle ce qui apporte une première dimension tragique à ce passage .

 2 Mais c’est aussi une femme meurtrie qui souffre 

médée3.jpg
Les Erynies

 Rappelons tout d’abord les faits : Médée est bien mal récompensée de l’aide apportée à Jason car elle lui a apporté une aide précieuse à plusieurs reprises; Il lui doit la vie et un amour envoyé par Vénus la lie à lui.

La colère mortelle de Médée peut, en partie, être justifiée par le rappel des faits : Jason s’est montré parjure et déloyal comme l’indique l’adjectif perfide a. Médée rappelle le rôle qu’elle a joué lors de la conquête de la Toison  : elle a en effet, utilisé sa magie pour que Jason puisse affronter le feu du dragon  en fabriquant pour lui un onguent qui le met à l’abri des blessures des flammes ; Elle a accompli “tant de bienfaits “   et Corneille met à la rime ce mot avec le parallélisme de construction au vers suivant “tant de forfaits ” ; On a l’impression que Jason a remercié la jeune femme de tout ce qu’elle a accompli pour lui,  en la trahissant et en la délaissant pour une autre . Médée n’avait pas hésité à sacrifier son propre frère, qu’elle a découpé en morceaux pour ralentir la poursuite menée par leur père , et toujours dans le but permettre la fuite de Jason . Incontestablement, elle se trouve ainsi, bien mal récompensée des meurtres accomplis contre son propre sang. On peut noter également que dans sa vengeance, elle fera périr sa rivale en la brûlant , punition symbolique inverse de ce qu’elle a accompli pour protéger Jason. 

Elle se veut menaçante lorsqu’elle rappelle l’étendue de ses pouvoirs : “ sachant ce que je suis, ayant vu ce que j’ose, croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ? ” Les questions rhétoriques ici ont pour but d’effrayer les spectateurs et de leur faire prendre conscience des pouvoirs du personnage . En effet, la tragédie baroque ne cherche pas à écarter le surnaturel mais se propose plutôt ici de considérer la dimension surnaturelle de cette femme et de la mettre en scène en tant que magicienne puissante. C’est un autre aspect tragique de  cette scène : la souffrance de la magicienne est liée à une trahison amoureuse.  L’amour malheureux est souvent associé au registre tragique.

3.  Et c’est surtout une femme qui se venge 

Le déferlement de colère est la caractéristique de  la fin ce passage qui révéle le caractère passionné de Médée.

médée6.jpg
 

La trahison de Jason est bien présentée comme la cause de la colère de la magicienne ; Le faux serment rappelle son mensonge et sa trahison: alors qu’il a juré un amour éternel à la jeune femme après lui avoir fait deux enfants, il la répudie pour épouser Créüse. Et la mort semble bien le prix à payer pour cette trahison amoureuse comme : “la mort de ma rivale et celle de son père ” sont  deux actions présentées par la magicienne comme seules capables d’apaiser le courroux de Médée. Quant à Jason, il est  condamné à l’exil et à la solitude éternelle “ qu’il courre vagabond de province en province ” ;  rappelons toutefois que pour les Grecs, l’exil était considéré comme un châtiment plus dur que la mort car le criminel expiait plus longtemps ses fautes . On se souvient d’Oedipe exilé après la découverte de  son double crime (il a tué accidentellement son père et provoqué le suicide de sa mère ) et d’ Oreste poursuivi sans repos par les Furies après le meurtre de sa mère Clytemnestre.  Le sort  tragique de Jason est prédit : ” banni de tous côtés, sans bien et sans appui / accablé de frayeur de misère et d’ennui ” . L’énumération et la gradation montrent ici un personnage poursuivi par d’éternels remords et qui vit un véritable enfer. C’est ce qui est rappelé  avec ce présent dramatique : ” Jason me répudie ” et qui l’aurait pu croire ?  Le spectateur paraît ici partager l’étonnement de la jeune femme , sa stupéfaction. La colère de la magicienne éclate à grands coups d’imprécations : elle prend d’abord les Dieux anciens comme appuis et les appelle à l’aide pour accomplir sa vengeance. Ainsi elle se définit comme l‘éternel bourreau de Jason qu’elle compte bien poursuivre d’ailleurs  jusqu’à la mort , figurée ici par le tombeau

Analysons maintenant la dernière partie de la tirade qui fait l’objet de la lecture linéaire : le premier vers peut s’entendre comme une menace et la magicienne y rappelle ses pouvoirs. “je suis encore moi-même “ manifeste son orgueil et sa puissance.L’adjectif à la rime “extrême ” qui qualifie l’amour de Médée  est une périphrase pour désigner la passion désormais transformée en haine au   début du  vers suivant. Les verbes de volonté sont nombreux ce qui met en lumière la détermination sans faille de Médée : “je veux” dit-elle au vers 4 ; le dramaturge met en relation , grâce aux antithèses, le passé et le présent  : après avoir tué pour Jason et pour faciliter leur union , elle va désormais commettre un “forfait ” synonyme de crime , pour entériner leur séparation. ” Sépare ” et “joints” sont opposés au vers 4 ainsi que mariage et sanglant divorce aux vers suivants. La relation d’égalité est invoquée au début du vers 6 “s’égale ”  afin d’unir le présent et le passé dans l’abomination; Médée s’apprête à réitérer d’horribles crimes à l’image de ceux qu’elle a déjà commis et qu’elle ne cesse de rappeler aux spectateurs . La même idée est reprise avec l’identité du “commencement” de leur union et de sa fin pareille au vers 8; On remarque d’ailleurs que Racine mentionne la fin avant le début car c’est bien de ce dont il s’agit sur scène. La faute de Jason apparait une fois encore : le pronom tu est ici accusateur : ton changement au vers 7, est bien à l’origine de la rupture . L’idée de vengeance est alors complète . De plus; cette  sorte de vengance paraît suivre une logique implacable  qui va s’accomplir avec préméditation et calcul. L’abomination du crime est précisée au vers 9 et constitue une sorte d’acmé dans la scène : il s’agit de déchirer l’enfant aux yeux du père ” ; rien de moins qu’un infanticide présenté comme la première étape du plan :  l’expression “le moindre effet  de ma colère” tend à minimiser l’ampleur de ce qui va être accompli et le spectateur redoute alors bien pire; Corneille livre ici, comme il l’explique dans sa Préface une Médée “toute méchante ” ; Cette femme semble monstrueuse et redoutable ; Elle décrit d’ailleurs ses anciens meurtres abominables comme des ” coups d’essai”  au vers 11 ; ce qui laisse présager une nouvelle montée dans l’horreur avec le “chef d’oeuvre ” qu’elle promet au vers 13. Le dramaturge étonne ici le spectateur avec l’utilisation de termes mélioratifs sur le plan artistique pour rendre compte de la “perfection d’une criminelle ” ; Médée devient une virtuose dans le Mal et s’apprête à montrer ce qu’elle sait faire ; Le verbe savoir en fin de vers “sai” donne du personnage l’image d’une experte qui s’est d’abord initiée avec un “faible apprentissage “ au vers 14. Elle devient ainsi une exécutante avec un projet de grande envergure , une sorte d’héroïne chargée de l’extrême dans le Mal;  pour le moraliste, la Passion amène l’individu à adopter des positions extrêmistes et pour le dramaturge, l’héroïne qui se laisse diriger par sa passion, devient un monstre au sang froid. La dernière partie de la tirade est un retour au divin: Médée y sollicite, à nouveau , l’aide des Dieux mais cette fois, elle ne s’adresse plus aux Dieux chtoniens, des Enfers ; elle invoque et implore son ancêtre le Soleil; En effet, ce projet est tellement démesuré qu’elle a besoin de “grands secours ” ; les feux des Enfers ne suffisent pas pour son projet car ils torturent le plus souvent les ombres, c’est à dire les morts voués aux flammes des Enfers; elle a besoin du Soleil qui est présenté, à la fois comme l’auteur de sa naissance donc son ancêtre et l’auteur du jour, périphrase qui le désigne souvent dans la mythologie; La mention du Char du Soleil fait référence au mythe qui explique qu’Hélios, le Dieu soleil ,effectue chaque matin et chaque nuit le tour de la terre avec son quadrige pour ramener le jour et apporter la nuit . Elle implore son grand-père de lui venir en aide car un “affront “ est fait ” à sa race ” au vers 21 : en effet, chez les Grecs, la notion de génos, de lignée , était primordiale . De plus, le terme affront présente le projet de la magicienne comme une vengeance de sa famille , ce qui donne une forme de légitimité à sa propre vengeance : on dépasse ainsi le cadre strictement individuel pour aborder une dimension collective.  Médée nomme sa soif de meurtre “désir bouillant “: l’adjectif désigne ; à la fois, l’intensité de son désir et par métaphore, rappelle le feu , qui sera , dans un premier l’arme du  double crime ; elle va enflammer Créüse sa rivale avec un cadeau empoisonné, une robe; cette robe qui va prendre feu tuera également  le père de cette dernière Créon , qui va tenter de sauver sa fille qui brûle sous ses yeux et ensuite  elle mettra le feu à leur palais . La jeune femme se fait implorante en demandant au Dieu de lui accorder une “grâce “ : le Soleil ne prête pas volontiers ses chevaux car les conduire nécessite un véritable savoir-faire et les quelques mortels qui ont essayé, ont provoqué des catastrophes. La fin de la tirade la montre en action: elle s’imagine , en train de réaliser sa vengeance: “je veux choir sur Corinthe” : Racine évoque ainsi, par anticipation, la tragédie qui va s’abattre sur la totalité de la ville ; la passion de Médée se transforme en folie meurtrière et elle s’apprête à détruire une ville toute entière par déception amoureuse; On mesure ici à quel point la passion sera funeste pour les Corinthiens;  Afin de rassurer son grand-père, Médée précise qu’elle limitera sa destruction aux murs de la cité corinthienne . Les “odieux murs”  (on note ici la personnification de la ville  à travers la métonymie des murailles ) marquent les  limites de sa vengeance de femme blessée. Elle conclut en ajoutant qu’elle agit, mue par un “juste courroux ” : elle cherche à nouveau à justifier ses futurs meurtres et à les présenter comme la conséquence logique de la trahison de Jason, qui passe ainsi pour le véritable coupable. Le caractère inexorable de ce dénouement funeste est marqué par l’emploi de l’adjectif “implacable” : rien ne semble pouvoir arrêter Médée et faire obstacle à sa volonté.

 En conclusion de cette partie , la colère vengeresse de Médée sera l’objet du reste de la tragédie et le spectateur  qui sait que Jason a réussi à s’enfuir dans le mythe antique, sera étonné de voir que Corneille le fait mourir à la fin de sa version . C’est Médée qui, après avoir égorgé leurs enfants, réussit à s’enfuir dans un char envoyé par son aïeul, le Soleil. On peut donc définir cette Médée baroque  comme une tragédie de la vengeance qui s’abat sur un homme coupable, à ses yeux, de la plus haute des trahisons : avoir méprisé son amour passionnel et l’avoir quittée pour une autre femme . La trahison initiale de Jason est présentée comme la cause de tous ces tourments . L‘amour extrême de Médée  se transforme alors en haine et elle va s’efforcer de lui rendre la monnaie de sa pièce. Les meurtres à venir s’inscrivent comme l’envers de ceux qu’elle a commis autrefois pour préserver son époux; Le sacrifice du frère deviendra infanticide et au lieu de le protéger, il détruira l’homme que désormais elle hait plus que  tout. Avec Médée , Corneille a mis en scène une passion destructrice .

22. janvier 2020 · Commentaires fermés sur Phèdre : une trahison triplement mortelle · Catégories: Première · Tags:
phè1.jpg
 

 Jean Racine est un dramaturge du dix-septième siècle dont les pièces s’inspirent à la fois du théâtre antique et des théories jansénistes . D‘Aristote, il s’efforce de respecter les règles des trois unités , de la bienséance et met en scène la catharsis , ce mélange pour le spectateur de terreur et de pitié qui doit purger ses passions et le libérer  de leur  violence . Des Anciens, il reprend les  mythes , récits symboliques chargés d’enseignement pour ses contemporains mais il les modifie afin qu’ils soient plus proches des théories jansénistes dont il est le défenseur. A la différence du catholicisme,  inspiré des jésuites, qui  considère que l’homme dispose d’une liberté de choix, les jansénistes croient en la prédestination et pensent que tous les hommes n’ont pas la possibilité de sauver leur âme; Certains sont donc fatalement voués à la damnation . Racine s’accorde,en partie, avec la fatalité antique mais il va toutefois infléchir le déroulement de l’intrigue .  Ainsi  l’héroïne Phèdre, dans la tragédie éponyme de Racine, se suicide bien à la fin de la pièce, comme dans la version antique  mais seulement après avoir longuement  exprimé ses remords et avoué ses fautes et  son mensonge. Dans les versions d’Euripide et de Sénéque, Phèdre s’empoisonne certes mais sans jamais avoir avoué qu’elle a menti . Racine atténue donc , en quelque sorte, la noirceur du personnage afin de la rendre un peu moins coupable et surtout repentante, aux yeux du spectateur . 

phè3.jpg
 

Phèdre parait surtout victime d’une vengeance de la part de Vénus; cette dernière qui trompait  régulièrement son mari le Dieu Vulcain avec un autre Dieu, Mars, le Dieu de la guerre, a été dénoncée par le grand-père de Phèdre, Hélios, le Dieu soleil, qui a découvert les deux amants . La déesse de l’amour , vexée décide  alors de se venger sur la descendance d’Hélios; elle a puni la mère de Phèdre , Pasiphaé en l’ensorcelant pour qu’elle s’accouple avec un taureau dont elle enfantera le Minotaure, ce monstre qui ravagera la Créte . Elle punit également Phèdre en lui insufflant un passion mortelle et coupable pour son beau-fils, le jeune Hippolyte, fruit de l’union de Thèsée et d’Antiope, la reine des Amazones. C’est d’ailleurs en combattant le Minotaure que Thésée va faire la rencontre d’Ariane, la soeur de Phèdre à laquelle il promet de l’épouser en échange du fil d’ Ariane, avant de finalement l’abandonner sur une île sur le chemin du retour. 

phè4.jpg
 
phè2.jpg
 

Au moment où la tragédie débute, Thèse est parti depuis de longues années et sa jeune épouse souffre d’un amour qui lui empoisonne la vie : elle est tombée amoureuse de son beau-fils, retrouvant dans sa jeunesse les traits de son père à son âge. Cet amour peut être vu comme une sorte de malédiction divine et , le retour soudain de Thésée, coup de théâtre au début de l’acte IV, va précipiter le dénouement funeste. Phèdre laisse sa  confidente Oenone calomnier Hippolyte, l’accusant d’avoir tenté d’abuser de sa belle-mère. Phèdre est alors folle de jalousie car elle vient d’apprendre que le jeune homme, qui a repoussé ses avances , partage un amour réciproque mais impossible avec Aricie l’unique survivante des Pallantides, le peuple ennemi exterminé par Thèse avant de prendre le trône de Trézène. Racine réussit donc ici à concilier différents motifs tragiques de l’amour impossible .

Au début de la scène que nous étudions , Thésée qui vient d’apprendre le crime de son fils, laisse éclater sa colère et implore le Dieu Poséidon de l’aider à accomplir sa vengeance . Aux premiers regards échangés, Thésée peine à voir la trahison d’Hippolyte et voit plutôt la vertu sur le front de son fils. Il pose alors une question essentielle : à quel signes reconnait-on à coup sûr, la trahison : “ Ne devrait-on pas , à des signes certains / Reconnaître le coeur des perfides humains ? ” Tragédie amoureuse, Phèdre est également tragique à cause d’une erreur de jugement . Le père s’est fié à la parole d’une confidente , de son épouse et n’a pas pris en considération les dénégations de son propre fils qu’il condamne hâtivement , sous le coup d’une fureur qu’il peine à contrôler . 

Nous pouvons , dans cet extrait montrer comment la trahison apparaît et de quelle manière la colère de Thésée devient un instrument tragique ; 

La trahison

phé6.jpg

Le mot perfide au vers 1 désigne à cette époque celui qui agit sournoisement, avec l’intention de nuire, en paroles ou en actions . Souvent associé  par métonymie comme adjectif à des parties du corps (regard perfide, gestes perfides) il peut désigner la personne toute entière  et devenir un substantif. Il est immédiatement suivi du mot monstre qui désigne celui qui n’appartient plus au genre humain ou qui se comporte de manière inhumaine.  Hippolyte est ensuite comparé à un ” reste impur des brigands ” triple dévalorisation ici ; Le mot reste , en effet, révèle des origines douteuses ; le qualificatif impur renvoie à la souillure de la trahison et remet en cause la naissance de cet enfant ; Son sort peut ainsi apparaître semblable à celui des brigands dont Thésée a purgé le pays; On voit à travers l’ emploi du verbe purger que la vengeance qui va s’exercer est justifiée par la monstruosité de l’acte commis ; Le roi mentionne  ensuite,au vers 4, un amour plein d’horreur et le mot fureur à la rime de l’alexandrin suivant , dresse un portrait peu flatteur de ce fils meurtrier monstrueux

La Punition du “traître ” 

Le vers 6 identifie Hippolyte comme une tête ennemie ce qui connote une hostilité du père et il lui reproche son infamie , mot utilisé pour qualifier des actes ignobles. La condamnation est l’exil qui frappe les criminels les moins pardonnables car les Anciens pensaient que le bannissement et l’opprobre, c’est à dire le fait d’être rejeté par tous, étaient des châtiments plus durs que la mort qui délivrait le coupable de ses tourments. La souffrance infligée par l’exil s’accompagne souvent d’une vengeance des Dieux qui poursuivent les criminels avec , par exemple, les Furies ou Erynies ( comme Oreste et Oedipe ) . L’ignominie du fils entache toute la lignée et le déshonneur va nécessairement rejaillir sur Thésée comme l’indiquent les vers 14 et 15 . S’il devient infanticide  et tue son fils de ses propres mains, Thésée déshonore son nom et craint qu’on ne retienne de lui que cet acte odieux : il a peur qu’en tuant son enfant cela ‘vienne souiller sa gloire “ . Sa réputation serait doublement ternie : elle l’est déjà à cause de ce “fils si criminel ” . Thèse menace alors Hippolyte et l’enjoint de fuir : l’anaphore de l’impératif aux vers 10,16 et 20 insiste sur la nécessité d’un décret immédiat et “sans retour “(vers 20) . Pour el spectateur, il est facile d’imaginer la fuite  éperdue du jeune homme ; c’est en fuyant pour avoir la vi sauve que le monstre marin va le précipiter vers sa fin de manière tragique te non sans faire preuve une dernière fois de bravoure.  Sa mort va alors attirer la compassion du spectateur qui le sait innocent du crime dont son père l’accuse. Le récit du messager Théramène qui rapporte à Thésée la mort de son fils est un des moments d'”émotion de la tragédie . En nous faisant revivre cet épisode , avec comme principal spectateur le père éploré , Racine emploie ici la double énonciation propre au spectacle théâtral. 

Une intercession divine : le prix de la vengeance 

phè7.jpg
 

La colère de Thésée fait place à une invocation de la colère divine : le père furieux se tourne alors vers les Dieux pour qu’ils accomplissent sa vengeance en récompense des actes héroïques commis en leur honneur; Il s’agit d’une sorte d’échange de bons procédés et Thésée rappelle qu’il rendit service à Neptune en tuant “d’ infâmes assassins” et que le Dieu lui doit donc une faveur ” pour prix de mes efforts heureux / tu promis d’exaucer le premier de mes voeux ” Cette idée selon laquelle les Dieux s’engagent auprès des hommes et sont liés par leurs serments, contraste avec l’idée d’une fatalité aveugle et implacable; Neptune agit ici à la demande du père et parce qu’il lui doit un service. Le spectateur peut se douter que la promesse sera exaucée et il sait que le jeune homme est perdu doublement ; " j’abandonne ce traître à toute ta colère / étouffe dans son sang ses désirs effrontés . ”  Cette imprécation est véritablement tragique car d’une part, elle signe la mort d’Hippolyte injustement : il  est innocent du crime pour lequel son père l’a condamné et d’autre part, la trahison et le mensonge de Phèdre ont eu des conséquences tragiques : cette dernière se donnera la mort , suivant ainsi celle d’Oenone qui s’est jetée dans la mer en réalisant ce que sa fausse accusation avait déclenché .

phè5.jpg
 

En conclusion, la colère du roi a ici des conséquences tragiques . Alors qu’il pense punir un traitre, Thésée sacrifie un fils innocent et n’ a pas démasqué la véritable trahison : celle de son épouse. Aveuglé par la colère et le ressentiment , il s’abandonne à ses passions et perd la raison en déclenchant le courroux des Dieux . La tragédie classique montre à quel point il est dangereux de suivre ses sentiments et de se laisser emporter par ses passions . Les Dieux finissent toujours par triompher et se vengent de ceux qui les ont offensés ; Vénus punit , à travers  la passion coupable de  Phèdre, les descendants d’ Hélios . Et Thésée paraît ici puni pour son orgueil démesuré et ses crimes passés. L’ironie tragique réside dans le fait que c’est à sa propre demande que s’empresse de répondre Neptune  en tuant son fils et en accomplissant une vengeance inutile. 

15. janvier 2020 · Commentaires fermés sur Les moralistes du siècle classique et la satire des courtisans. · Catégories: Première

La Fontaine, Madame de La Fayette, La Bruyère et La Rochefoucauld, ainsi que Molière et Racine ont vécu au dix-septième siècle et ont fréquenté la Cour du Roi ; Ils ont observé le manège des courtisans et les moeurs de ceux qui gravitent autour de la famille royale. Chacun à leur manière, ils ont dénoncé certains aspects de la Cour et certains défauts des Grands.  Mais leur méthode et leurs objectifs varient.

En effet, La Fontaine, en choisissant la forme de la fable et l’anthropomorphisme, dresse des tableaux plaisants des manigances des nobles pour entrer dans les bonnes grâces du roi; Il montre également la peur qu’inspire Louis XIV à ses courtisans et dépeint un roi cruel, colérique et capricieux , sous la figure d’un lion tyrannique, mais aussi un roi fort, qui cherche à exercer le pouvoir royal du mieux possible pour préserver les intérêts du royaume et de ses sujets . Nous rions des déboires de l’âne , du cerf et du loup, tout en songeant à la part de cruauté que révèlent ces pratiques.  Sous l’habit du singe ou du léopard, Le fabuliste épingle l’ambition des seigneurs prêts à tout pour plaire ,allant jusqu’à la servilité et l’hypocrisie  .

En choisissant le roman d’analyse psychologique, même s’il demeure dans un cadre historique, Madame de La Fayette prend elle aussi, ses distances par rapport aux travers de ses contemporains, En effet, elle situe l’action de son roman un siècle plus tôt , au temps de Henri II et de son successeur François II; Elle s’intéresse, à la fois, aux intrigues amoureuses et à leurs conséquences politiques et démontre qu’amour et ambition sont inextricablement liés; A travers le regard et les mésaventures de son héroïne, elle met en évidence les dangers de la Cour et la nécessité d’en décrypter les codes, d’en comprendre le fonctionnement .  Elle fustige particulièrement la dissimulation et la galanterie qui semblent régner: la jeune femme réussira à faire triompher la Vertu mais elle paraît bien seule dans cet univers de faux-semblants, régi par les lois de la dynastie et la place que chacun occupe dans la hiérarchie des grandes familles. Plus »

25. novembre 2019 · Commentaires fermés sur Le thème du mensonge dans Les Fables : dissertation .. · Catégories: Dissertations sur oeuvre, Première · Tags: ,

Vérité et mensonges dans les Fables .

Cette dissertation consiste à examiner la place des mensonges dans les Fables au programme cette année afin d’ en déterminer à la fois l’importance et la variété. La première étape du travail de la dissertation consiste donc à faire l’inventaire des différents mensonges rencontrés dans les récits; Ensuite, il convient de se demander quel rôle joue le mensonge, qui ment et quelles sont les conséquences des mensonges pour les forces en présence; On peut également classer les mensonges : on séparera, par exemple, les mensonges bénéfiques et ceux qui nuisent à autrui ou qui ont des conséquences graves .  Une fois ce travail effectué, on pourra commencer à réfléchir à une organisation qui deviendra un plan :  I Mensonge de la fiction: la fable est un mensonge au service des vérités  II Mensonges dans les fables: une arme redoutable  III Existe-t-il des mensonges positifs ? C’est une idée d’organisation mais ce n’est pas le seul plan possible … voyons d’abord notre stock de mensonges prêts à être utilisés comme illustrations dans une dissertation ….

Vérité et mensonges dans les Fables

Liste des mensonges dans Les fables ( 19 fables soit une sur quatre environ comportent au moins  une référence explicite au mensonge ) 

Les Animaux ..: le renard ment en atténuant la gravité des actions du roi (flatterie du courtisan , mensonge pour plaire aux puissants )

La cour du lion : le renard ment en feignant ne plus avoir d’odorat, mensonge pour sauver sa vie, situation du courtisan habile qui est hypocrite sans trop en faire ( singe trop menteur ) : « ne soyez… ni parleur trop sincère »

Le chat la belette et le petit lapin : le chat appelé pour départager les deux animaux qui se battent pour la possession du terrier les croque ; il les attire à lui par un mensonge; il prétend être sourd pour qu’ils soient à portée de griffe ( mensonge pour nuire à autrui, le plus fort ment au plus faible pour le croquer, synonyme de ruse ?  )

Un animal dans la lune : le fabuliste y lance un débat philosophique ; l’homme doit -il se fier à se sens «  mes yeux ne me trompent jamais en me mentant toujours » ..réflexion sur le phénomène d’illusion optique

Le lion, le loup et le renard : le loup médit de l’absence du renard  à la cour ; ce dernier prétexte un pèlerinage ( souvent la religion sert de prétexte ) et ment en prétendant qu’une peau de loup est un remède à la vieillesse ; il a menti pour tuer son adversaire ; Mensonge à des fins politiques : légitime défense ?

Les femmes et le secret : un époux ment pour révéler la véritable nature de son épouse, incapable de garder un secret : un mensonge pour enseigner ou pour faire découvrir une vérité

Dans Le  rieur et les poissons, un convive réussit à se faire servir un très gros poisson  à table en inventant un habile mensonge: il fait semblant d’interroger les poissons sur le sort d’un de ses mais disparu en mer et on le croit. On lui apporte un plus gros poisson qui , selon lui, en saura forcément plus : mensonge dans le but d’obtenir ce qu’on désire, mensonge qui rétablit une sorte d’équilibre entreponts et faibles .

Les obsèques de la lionne : le cerf ment habilement pour sauver sa peu et son mensonge, qui ressemble à un songe miraculeux, lui vaut même les faveurs du roi (mentir par nécessité, pas de conséquences négatives sur autrui )

Le faucon et le chapon : un chapon se méfie des hommes qui cherchent à l’attraper pour le manger  et lui mentent en prétendant le nourrir ; il explique au faucon qu’il n’obéit pas à l’appel de son maître car il ne veut pas finir à la broche ; l’homme lui tient ici un langage mensonger .

Le chat et le rat : le rongeur a accepté de délivrer son ennemi le chat d’un piège mais il se méfie des paroles mensongères du chat qui cherche à l’attirer pour le manger : on ne doit pas croire son ennemi . Le mensonge ici nous donne une leçon .

Le dépositaire infidèle :  le fabuliste déclare avoir mis dans ses fables « des légions de menteurs » « Tout homme ment, dit le Sage. »  Tous tant que nous sommes , nous mentions, grands et petits .Qui mentirait comme Esope comme Homère un vrai menteur ne serait . Le doux charme de maint songe /par leur bel art inventé/ sous les habits du mensonge/ nous  offre la vérité. Trompé par un marchand qui ment ne disant que des rats ont mangé le fer , un trafiquant enlève le fils de ce dernier et invente un mensonge : un hibou l’a emporté. Le trafiquant qui a compris la ruse , rend alors l’argent dérobé.

Le loup et le chien maigre : le chien, pour sauver sa peau, ment au loup qui l’épargne en pensant venir le rechercher quand il aura grossi . La Fontaine souligne la sottise du loup qui a cru sa proie et l’ a laissée filer par appât du gain.

Discours à Madame de la Sablière : dans cette longue fable, La Fontaine démontre que les animaux ont des sentiments et qu’il sont bien loin de n’être que des machines; par ironie, il évoque un roi polonais et prétend  que « jamais un roi ne ment »

Les poissons et le cormoran : le vieil oiseau ment par nécessité;Son mensonge est cru et la morale proposée est de ne pas se fier «  en ceux qui sont mangeurs de gens » . Un menteur qu’on ne parvient pas totalement à détester car il est présenté comme un pauvre animal qui souffre de disette.

L’Enfouisseur et son compère : un homme réussit grâce à un habile mensonge à confondre celui qui lui vole son argent et à récupérer ce qui lui appartient ; L’autre s’est laissé tenté par l’appât du gain. Ce mensonge doit lui servir de leçon . ‘l’autre fut sage , il retint tout chez lui «  et au lieu de se montrer avare et d’entasser son argent, il décide alors de le dépenser.

Le berger et le roi;  Un berger est nommé , grâce à son bon sens, Juge souverain mais les courtisans , jaloux, complotent contre lui  et l’ accusent faussement de posséder un trésor . La Fontaine les qualifie «  de machineurs d’impostures »    Leurs mensonges sont des calomnies et visent à nuire à celui qu’il considèrent comme un rival.

Dans Les poissons et le berger qui joue de la flûte comme dans Les deux perroquets le roi et son fils, le fabuliste dénonce le langage trompeur: douces paroles miellées du berger qui veut attraper les poissons et «  le leurre de l’appât d’un profane langage » Un leurre est un mensonge qui va piéger sa victime .

Le loup et le renard : le fabuliste montre que le renard bien qu’expert en « tours pleins de matoiserie »  n’a pas toujours l’avantage . Piégé par le reflet de la lune qu’il prend  pour un fromage, il est obligé de piéger le loup pour se sortir du puits dans lequel il est tombé ? Ce dernier  est qualifié de sot .

Quelques exemples maintenant d’insertion des illustrations au sein d’un raisonnement argumentatif. 

Après avoir démontré que sous une enveloppe mensongère , celle de la fiction, la fable donne parfois accès à certaines vérités , voyons maintenant comment la fable parvient elle à exprimer des vérités sur le plan politique .

L’une des illustrations la plus claire nous est fournie par Le Pouvoir des fables; En effet, dan cet apologue, un orateur qui ne parvient pas à se faire entendre de son public , décide d’inventer une fable pour attirer leur attention et ainsi, les alerter d’un danger imminent pour la cité; Le mensonge de la fiction  a facilité la parole politique, celle de l’orateur , et a permis , de déguiser , sous le masque d’une histoire , une véritable menace pour l’ambassadeur de France .

En effet, certaines fables sont politiquement engagées . Par le biais des animaux, le fabuliste  lance  même , souvent ,des accusations contre les hommes . Ainsi, dans Les animaux malades de la Peste, il nous fait assister à une parodie de justice ; L’âne, animal faible, avoue une peccadille qui lui vaut d’être pendu alors que le lion, qui a avoué des crimes répétés, n’est pas jugé coupable . La morale de la fable «  Selon que vous serez puissant ou misérable / les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs » critique explicitement l’injustice qui règne à la cour de louis XIV

Dans Le Singe et le Léopard, le fabuliste nous  donne un autre avis politique sous la forme d’un avis  personnel : il préfère les gens d’esprit aux gens qui se contentent d’être bien nés et se vantent de leurs titres; Ces courtisans orgueilleux sont dépeints sous les traits d’un léopard fier de sa peau tachetée . La vérité apparait alors : «  ils n’ont que l’habit pour tous talents “; La fable nous a permis d’y voir plus clair et de démasquer la vérité cachée sous des apparences mensongères.

Si la plupart des fables n’ affichent pas clairement une lecture politique, on peut toutefois lire certaines situations comme une réflexion sur l’art de gouverner; Ainsi dans Le lion, le singe et les deux ânes, La Fontaine reprend l’un des rôles du singe chez Esope, celui qui donne des conseils au roi . Derrière la situation mensongère de la fable, on devine aisément que le fabuliste adresse une forme d’avertissement à Louis XIV en le montrant sous le masque d’un «  terrible sire »; Il lui conseille de se méfier de son orgueil , qui fait prendre de mauvaises décisions aux souverains .

La présence d’un mensonge , à l’intérieur de  la Fable, peut  se lire , de temps à autre,  comme un instrument de perfectionnement . Il permet souvent de se sortir d’un mauvais pas . De ce point de vue, il peut être assimilé à la métis des grecs , cette ruse qui permet de vaincre ses ennemis et de sauver sa vie ou, tout simplement ,  de faire triompher ses intérêts . C’est le cas du cerf, dans Les obsèques de la lionne. Ce dernier, dénoncé par des courtisans malveillants , risque de mourir pour avoir été sincère et ne pas  avoir fait semblant d’être triste  à la mort de la lionne. Grâce à un fabuleux mensonge où il prétend que la reine lui est apparue en songe  ,il sauve sa vie et obtient  même une récompense  . On remarque d’ailleurs que songe , au sens où l’entendent les moralistes du siècle classique,  est souvent synonyme de mensonges ; Le rêve, en effet, fait partie de l’imaginaire et éloigne l’homme du chemin de la Vérité sur lequel sa raison doit le guider.

Le mensonge peut même avoir un statut formateur et servir d’enseignement ; Ainsi dans Les femmes et le secret, c’est au moyen d’un mensonge qu’un mari met en évidence l’incapacité de as femme à garder un secret; Il a mis son épouse à l’épreuve et  son stratagème a permis de révéler ce qui est présenté comme une sorte de vérité générale: nous avons beaucoup de mal à garder un secret quelqu’il soit.

Dans Le dépositaire infidèle , un premier mensonge déclenche des conséquences terribles qui vont servir de leçon au menteur; ce dernier dissimulé le vol de l”argent derrière une cause mensongère , en expliquant qu’un rat a dévoré l’argent ; Pour lui rendre la monnaie de sa pièce, ce dernier enlève son fils et raconte un mensonge aussi énorme : il aurait été enlevé par un hibou; le voleur ne peut que comprendre ici, la leçon donnée à ses dépens.

Les mensonges des fables ont également pour but de révéler des vérités cachées sous des apparences trompeuses . Le mensonge  des hypocrites est parfois démasqué comme celui du singe dans La Cour du lion</b> ; sa sotte flatterie causera sa perte ; le fabuliste démontre ainsi que la la Cour est un milieu impitoyable où chacun doit dissimuler ses véritables sentiments sans tomber dans une flagornerie trop facilement décelable.

Les mensonges permettent , de temps à autre ,de démasquer la cruauté de l’homme et de révéler qu’il est un véritable prédateur pour tous les autres animaux auxquels il se juge supérieur . Avec L’homme et la couleuvre, le fabuliste montre clairement l’ingratitude de l’espèce humaine qui exploite, à son profit, les espèces animales.

Le mensonge a donc un statut ambivalent dans les fables : instrument de tromperie au service des méchants, il est aussi une arme pour les victimes ; Ainsi dans Le loup, le lion et le renard, le loup l’emploie pour se débarrasser de son rival le renard, et ce dernier l’emploie à son tour pour lui rendre la monnaie de sa pièce . Le renard  prétend qu’il connaît un remède miraculeux contre la vieillesse : une peau de loup écorché vif et le vieux roi l s’empresse alors de faire exécuter le loup afin de prendre sa peau . Le renard est d’ailleurs expert en mensonges de toutes sortes: sa parole flatte les puissants ; Maître dans l’art de la démagogie, il sait aussi se taire et ne pas répondre ; Ainsi dans La cour du Lion, il préfère mentir en prétextant en rhume qui le prive d’odorat, plutôt que de devoir se prononcer sur l’odeur qui règne au palais.

Le renard n’est pas le seul animal à savoir mentir : le chemin ment parfois pour sauver sa peau comme par exemple dans l loup te le chien maigre : pour échapper au oui, il lui fait croire que c’est préférable de le laisser engraisser avant de revenir le chercher ; Le loup le croit et lorsqu’il se présente pour réclamer sa proie, le chien lui envoie un dogue féroce qui le fait fuir . Le loup a été berné et  ici, la sympathie du lecteur va plutôt au menteur ; Ce qui peut sembler immoral mais il s’agit d’un mensonge « pour une bonne cause » ;

Le mensonge du cormoran dans Les poissons et le cormoran s’apparente-t- il à celui du chien ? Vieux, mal voyant et affamé , « lorsque le long âge eût glacé le pauvre animal » , l’oiseau qui ne peut plus pêcher , doit se résoudre à mentir et à tromper les poissons pour pouvoir se nourrir . Le fabuliste précise que « le besoin (est ) docteur en stratagème » ; Ce vers nous indique qu’il ment iniquement par nécessité et que c’est la situation critique dans laquelle il se trouve , une « disette extrême »  qui l’ a obligé à inventer une ruse mensongère pour attirer les poissons dans un endroit où ils seront à sa portée . Le mensonge a été une leçon pour les poissons: il ne faut pas croire leur prédateur ; La Fontaine enseigne ainsi , grâce au mensonge , plusieurs choses et notamment de ne pas nous fier à nos ennemis.

Dans Le chat et le rat , nous voyons que le rat a fait alliance avec son ennemi, le chat par nécessité car il était menacé par deux autres de ses prédateurs ; Une fois qu’il a libéré le chat de son piège, il ne se fie pas aux paroles trompeuses de ce dernier qui cherche sans doute à l’attirer pour le manger et il garde soigneusement ses distances . Les mensonges du chat sont rendus ici inopérants grâce à la prudence et à la sagesse du rat. Donc le mensonge ne triomphe pas toujours et c’est plutôt porteur d’espoir.

Et voici maintenant un exemple de conclusion avec deux ouvertures littéraires ..

En conclusion , choisir la forme mensongère de la fable, permet à La Fontaine de révéler de nombreuses vérités à ses contemporains . De plus, il n’hésite pas à introduire de nombreux mensonges au sein des histoires . On note ainsi la fréquence, la diversité et la variété des utilisations du mensonge dans les Fables ; Le mensonge n’est pas seulement réservé aux plus faibles ou aux victimes , il peut également être employé par ceux qui veulent donner une leçon à leurs pairs. Les fables nous enseignent , en outre, que l’art de la dissimulation , est parfois très utile . Le mensonge s’apparente parfois à la parole trompeuse et en cela, il rejoint la flatterie des courtisans .  Dans un monde où triomphent hypocrisie et la loi du plus fort, les mensonges habiles , redistribuent les cartes et compensent, en partie, pour certains, les inégalités de la société ou les injustices dont ils sont victimes. Mais pour d’autres, le mensonge est le piège dans lequel ils s’apprêtent à tomber ; parfois, il sert d’alibi  ou de substitut  à la force brutale.  Les prédateurs cachent  alors sous leurs paroles mensongères leur désir de rendre plus facile la capture d’une proie que tout désigne. Les moralistes classiques comme Pascal et La Rochefoucauld nous enseignent à nous défier des attraits du mensonge , parole flatteuse qui nous dit ce que nous voulons entendre . L’amour-propre devient alors un guide trompeur pour l’homme.Mais un roman comme La Princesse de Clèves nous révèle également  que la dissimulation règne au sein de la Cour : on se ment à soi-même en même temps qu’on cache ses véritables sentiments aux autres .  Il semblerait que le mensonge fasse partie du la nature humaine .

24. août 2019 · Commentaires fermés sur Débat d’idées au dix-septième siècle · Catégories: Première

Le dix-septième siècle voit le plus souvent  l’amour sous un jour dangereux ; Les trois oeuvres au programme de première cette année: La Princesse de Clèves roman de Madame de La Fayette, Phèdre, tragédie de Jean Racine et Les Fables de La Fontaine délivrent le même avertissement aux lecteurs : il faut savoir raison garder et se méfier de ce que nous dicte notre coeur sous l’emprise des sentiments  car l’homme est une faible créature .On qualifie souvent le dix-septième siècle de siècle des moralistes classiques. Essayons d’en savoir plus sur cette époque et les idées dont s’inspirent les écrivains . 

Examinons d’un peu plus près le contexte : au dix-septième siècle, période qualifiée de classique dans l’histoire littéraire, les échanges d’idées se multiplient et certaines oeuvres deviennent des témoignages des pensées de leurs auteurs. La morale  classique possède une double origine : chrétienne et philosophique . Les vices sont condamnés par la religion  mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle un vice . L’amour , par exemple, va être un sujet de débat important.  L’opposition qui remonte à l’Antiquité entre les épicuriens et les stoïciens est reprise, sous des angles variés.

En résumé, les  partisans de l’épicurisme vont donner naissance au courant libertin qui sera farouchement combattu par les religieux car il va à l’encontre des vérités enseignées par l’Eglise. Les libertins ne sont pas tous athées mais ils entrent en opposition avec les dogmes de la religion . Concentrés dans les cercles mondains, ils comptent dans leurs rangs des auteurs comme La Fontaine, Boileau et Molière. Les libertins accordent une place importante au libre-arbitre des hommes (capacité de se former un jugement soi-même ) , à la liberté des idées et à un certain goût pour les plaisirs de l’esprit et de la chair . En face d’eux, certains intellectuels comme Pascal ou Bossuet se méfient davantage des hommes et s’en remettent à Dieu et aux principes hérités de la religion chrétienne: ils condamnent la folie des passions, défendent un idéal de vie plutôt austère comme leurs modèles antiques les stoïciens ; Ils prennent appui, à la fois sur les idées philosophiques des stoïciens de l’Antiquité et du courant  religieux janséniste qui se développe à la Cour et que Racine soutiendra longtemps. Cependant, à la différence des grecs qui ne pensaient pas l’homme corrompu par le péché originel et donc condamné à se racheter, les jansénistes pensent que le bonheur ne peut être atteint que grâce à Dieu et que l’homme n’est jamais libre de ses choix. 

Cependant, des divergences sont également perceptibles à l’intérieur même des groupes qui partagent des idées proches. Les religieux , divisés entre jésuites et jansénistes, ne sont pas d’accord sur la notion de salut et les écrivains vont s’inspirer  de certaines conceptions du jansénisme , notamment dans l’analyse des passions qui , à leurs yeux, révèlent la  faiblesse de la volonté humaine . Madame de La Fayette développe ce thème dans son roman et elle montre également les illusions du libre-arbitre. D’autres divergences apparaissent sur le plan esthétique avec les choix des formes littéraires et des sujets. La Fontaine adapte une forme héritée de l’Antiquité: la fable  et Racine s’inspire fortement des tragédies grecques alors que Madame de La Fayette choisi le roman pour sa modernité et place son intrigue à une époque proche de la sienne . L’Histoire littéraire va nommer ces oppositions : la querelle des Anciens (partisans d’une imitation de l’Antiquité ) et des Modernes . 

Pour conclure : les oeuvres littéraires témoignent de la diversité des idées de cette époque. Les auteurs tels que La Fontaine, Madame de Lafayette et Racine ont eu de nombreuses sources d’inspiration communes . Approfondissez ce cours en complétant la fiche : étudier un mouvement littéraire

18. juin 2019 · Commentaires fermés sur Etudier une oeuvre intégrale : pour mieux comprendre la pièce et la démarche de Beckett · Catégories: Première · Tags: ,

En quoi consiste, au juste,  l’étude d’une oeuvre intégrale ? Les élèves confondent souvent l’étude des extraits d’une oeuvre avec l’étude d’une oeuvre complète ( ou intégrale ) . Ce dernier mode de lecture est moins précis mais plus exigeant car il n’est pas question de prétendre expliquer en détails chaque page du livre mais de pouvoir parler facilement de l’auteur, des thèmes abordés dans l’ouvrage , des personnages principaux et secondaires, de l’intrigue, du cadre, et du sens du roman ou de la pièce  (ou s’il s’agit d’un recueil de poèmes, d’être capable d’évoquer de nombreux poèmes ainsi que de connaître la construction du recueil (titre des livres ou des parties ); Bref vous l’aurez compris : il s’agit avant tout de rendre compte de sa lecture  en entier . On vous demandera le plus souvent de résumer l’intrigue, d’évoquer le dénouement ou l’évolution d’un personnage ou de montrer en quoi s’agit d’une ouvert morale/amorale /originale/ tragique/ pathétique/comique / d’avant-garde ou au contraire classique …voyons ensemble ce qu’il est possible d’évoquer à propos de la lecture intégrale de la pièce de Beckett : En attendant Godot 

Le sens de la pièce 

Deux clochards apparaissent sur scène dans un décor quasi vide et attendent quelqu’un dont l’existence même est problématique . Leurs paroles révèlent qu’ils n s’entendent pas et leur silence cache ce qui n’est pas dit. Beckett repose dans sa pièce la question du sujet humain et de son animalisation qui a pu conduire à une monstrueuse tentative d’extermination d’une partie de l’espèce humaine . Comment l’écriture théâtrale peut -elle donner à voir l’homme amaigri, affaibli , assujetti et  victime de ses semblables ? Beckett pose également, à travers les répétitions des gestes de ses personnages et le recommencement  des séquences de la pièce , le problème de l’homme confronté à la sensation de l’absurde. Ce mal de vivre prend , dans l’œuvre, l’image d’un fardeau que portent les personnages et dont ils voudraient se débarrasser par lassitude. Les hommes sur scène montrent la fragilité de notre condition humaine soumise au temps avec leurs corps souffrants et leur santé qui se dégrade visiblement. (Faiblesse physique, démarche cahotique, Lucky croule sous le poids de ses bagages, malnutrition, Pozzo devient aveugle ) . Le théâtre s’efforce alors de montrer la solitude, le désœuvrement , l’ennui et la souffrance de l’homme dans un monde vide de sens. L’absence de décor est un des moyens visuels de figurer ce vide existentiel. Cependant au delà de ce pessimisme profond, le dramaturge introduit dans le jeu théâtral , le rire de dérision . Il ne s’agit pas à proprement parler d’un comique qui aurait pour but de se moquer mais plutôt d’un rire qui dénonce cette absurdité et qui renvoie le spectateur à ses interrogations existentielles . Ce rire est le contrepoint de la dimension tragique de l’existence humaine.

Autour des thèmes principaux  

Avant de devenir dramaturge, Beckett a rassemblé dans des romans et des récits, les principaux thèmes de sa pièce et notamment les réflexions autour du couple; ils ont peur de se perdre et de se retrouver seuls mais ensemble ils ne se supportent pas et se font  en permanence des reproches . Le couple paraît menacé par un hors-scène où règne la violence et où ils risquent d’être agressés . Et leur attente qui est le motif central de la pièce, nous paraît vaine: seule la mort viendra mettre un terme à leurs gestes et à leurs échanges . Le premier acte s’ouvre sur les retrouvailles entre Vladimir et Estragon et l’arrivée d’un étrange couple Pozzo et Lucky qui figure une relation maître / esclave ; Ce dernier qui semble souffrir , fait d’abord pitié aux deux clochards mais ils finiront par le battre après son monologue délirant.  Lucky et Pozzo sortent.Arrive alors un messager qui annonce que l’arrivée de Godot est reportée au lendemain. Vladimir et Estragon décident de partir mais ne bougent pas.  Fin de l’acte I. Pourtant le rideau s’ouvre sur une scène vide ; On aperçoit des chaussures et le chapeau de Lucky ; arrive alors Vladimir qui se met à chanter , suivi par Estragon qui ne semble pas avoir très envie de lui parler. Arrivent ensuite Pozzo aveugle et Lucky muet  : tous les 4 finissent par se laisser tomber sur le plateau . Ils se battent : tous les deux frappent Pozzo  ; Estragon frappe également  Lucky . Le couple quitte la scène et  Estragon s’endort. Vladimir paraît angoissé par sa solitude ; Estragon se réveille, Le messager revient et annonce la prochaine arrivée de Godot et le rideau se ferme sur une situation et une conversation  qui rappellent celle du début de l’acte I .

Que sait-on de Godot ?

Il effraie tout le monde et Vladimir lui a adressé une sorte de prière , une vague supplique ; Il a répondu qu’ il ne pouvait rien promettre . Il a une belle demeure  ( on couchera peut être chez lui au chaud au sec et le ventre plein, sur la paille ) et au moins deux serviteurs : l’un qu’il traite bien et l’autre qu’il bat . Il possède des chèvres et des chevaux et une barbe blanche.

Les personnages de Vladimir et Estragon en scène

A retenir : corps souffrants, clowns , vêtus de haillons pour suggérer la misère , se plaignent beaucoup de leurs maux (mal aux pieds, aux jambes, mal partout ) ; ensemble depuis plus de 50 ans , veulent sans cesse se séparer et se rejoindre; Leur lien est à l’image d’un élastique .

Le couple Pozzo / Lucky : la corde est ce qui les relie. Leur entrée en scène est terrifiante et surprenante. Lucky est enchaîné, bave, semble infrahumain ; Il obéit aux ordres  de Pozzo sans broncher mais est capable de violence car il décoche des coups de pied à Estragon qui s’approche. Le rire du spectateur est ici celui de la cruauté car il rit de la souffrance de la figure d’autrui dégradée.Pozzo lui représente la figure du tyran  détestable, prétentieux, et il veut vendre son compagnon. Mais ils restent ensemble car ils ont besoin l’un de l’autre.

Les deux messagers : ils représentent les émissaires de Godot et imitent le rôle du messager dans le théâtre antique . Ils sont bergers et gardent les chèvres de Godot .

Un théâtre en crise ?

Action appauvrie, propos qui traduisent les difficultés de la communication, hors-scène terrifiant, espace vide du plateau : la notion même de spectacle et de spectaculaire pose problème dans le théâtre de Beckett. Que nous donne-t-il à voir et à entendre ? La frontière entre le pathétique et le tragique est souvent très mince dans les stichomythies échangées par les acteurs . Le corps de l’autre est montré souvent  comme désagréable dans sa proximité mais la présence du compagnon semble nécessaire pour subsister . La question du suicide traitée de manière dérisoire (la corde trop courte ) ouvre et ferme le spectacle. Néanmoins, Beckett a développé des aspects clownesques dans le choix des duos comiques avec les accessoires (comique de geste ) , les incohérences dans les propos( comique de langage ), les brusques changements d’humeur (comique de caractère ) , et la frustration du spectateur qui lui aussi, attend quelques chose qui n’arrive jamais. Le registre grotesque ou burlesque est mis en place avec les propos scatologiques ( pipi, puer, braguette ouverte , les bruits ) et les jeux de scène (tomber, ôter sa chaussure , marcher en claudicant ). Le spectateur est surtout sensible aux conversations décousues et aux changements de sujets : la conversation s’enlise,  entrecoupée de nombreux temps de silence, dérive et finit par déboucher sur un autre sujet .  La dynamique des échanges est marquée par une absence  ostensible d’écoute et parfois même de compréhension lorsque Lucky se met à débiter son monologue insensé.

Réception de la pièce et mises en scène

Dès la première représentation en janvier 1953 à Paris, la pièce trouve son public; Roger Blin met en scène la pièce en accentuant la souffrance corporelle des acteurs : Estragon est quasi immobile, Lucky pris de tremblements ; Blin s’ efforce d’équilibrer le comique et le tragique sans qu’une dimension l’emporte sur l’autre.

En 1991 au théâtre des Amandiers à Nanterre, Jouanneau introduit quelques innovations : l’arbre est remplacé par un transformateur électrique , Vladimir et Estragon n’ont pas du tout le même âge; Lucky représente un travailleur immigré et Pozzo un reporter indifférent à la violence du monde. D’autres mises en scène peuvent souligner les conflits et les tensions et la pièce pourrait faire l’objet d’une lecture politique ou désespérée de la condition humaine dans un décor de fin du monde : terrain vague, gravats, chantier en construction abandonné. La pièce montre, en effet, la fragilité de l’homme et le spectacle théâtral se fait le reflet de douloureuses questions philosophiques que Ionesco , Sartre et Camus mettront en scène à la même époque dans leurs pièces comme Le roi se meurt, Les Mouches  ou Huis-Clos et Caligula. Sartre le nomme théâtre de situations ou théâtre existentiel et on a baptisé ce courant littéraire ; théâtre de l’Absurde parce qu’il reflète l’absurdité de certains aspects de notre condition humaine.