Un marronnier : c’est, en journalisme, un sujet récurrent, traité chaque année, à la même saison… La rentrée, les vacances, les bouchons du 15 août, l’enneigement des stations de sports d’hiver, le bac…
A chacun son marronnier… Le mien revient comme un leitmotiv chaque année, entre mars et juin, à la saison où les zélèves, ayant appris à briser deux ou trois limites, à transgresser deux ou trois tabous, laissent libre cours à leur ingénuité…
En 4è2, cet après-midi, l’étude de l’incipit de Germinal nous a amenés (oui, c’est vendredi, on digresse encore plus facilement que d’habitude) à évoquer la betterave : Etienne Lantier traverse la plaine rase des environs de Marchienne, foulant une terre nue, noire, sur laquelle poussent des betteraves.
“C’est quoi ça, M’Dame, une betterave ?” s’inquiète Adil, levant un sourcil interrogateur.
“Une betterave ? C’est un légume, un peu comme la pomme de terre, en rouge et moins goûteux.”
“Pas d’accord, ça peut être très bon, les 5 étoiles en proposent au menu”, soupire, docte, Guilhem…
“Oui, aujourd’hui, mais la betterave au 19ème siècle n’est pas le légume du bourgeois, c’est ce que je veux expliquer… C’est un peu comme les topinambours ou les rutabagas pendant la seconde guerre mondiale…”
“Bah, c’est délicieux, les topinambours, M’Dame ! ” s’agite le toujours aussi docte Guilhem…
“C’est quoi, ça, les topinan-machin, M’Dame ?” coupe Adil, levant l’autre sourcil…
“Et les rutabagas ?” glisse son voisin et néanmoins ami Adrien…
“Un légume !!!!! (faut de la patience, en REP+, vous savez) Sauf que, pendant l’occupation allemande, les Allemands réquisitionnaient les denrées alimentaires, dont les légumes, les pommes de terre, notamment : on les avait surnommés les Doryphores, d’ailleurs… Sourire entendu de Léana : j’aime bien avoir Léana au premier rang, parce qu’elle flatte mon ego en approuvant toutes mes digressions lexicales et en me soutenant d’un sourire dans l’épreuve de l’explication de vocabulaire en boucle… Parce qu’ils piquaient nos pommes de terre pour les envoyer en Teutonie.” (évidemment que je ne l’ai pas dit en ces termes, je sais me tenir)
“Ah bon ? Mais c’est quoi, les topinambours, alors ?” s’entête Adil (oui, c’est vendredi, à George Sand plus qu’ailleurs…)
“Un légume !!!!! Je vais d’ailleurs vous raconter une anecdote palpitante de ma vie, à propos des topinambours pendant la guerre…”
“Bah, pasque vous étiez née, pendant la guerre ? Whouah…” s’exclame Adrien, dont les repères chronologiques ne sont pas le fort…
“Wouarf ! ” ponctue Guilhem en un rire un tantinet moqueur…
Et voilà, encore un grand moment de solitude… Où il faut, une fois de plus, préciser sa date de naissance pour : 1) obtenir (sait-on jamais ?) un cadeau le 22 mai, 2) situer sa petite personne à l’échelle de la grande Histoire… Histoire de fournir quelques repères chronologiques supplémentaires…
“Mais non, voyons ! Je suis née en 1969….”
“Whoooooooo ! Vous aurez bientôt 50 ans !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!” compte Mohamed : ils comptent mieux qu’ils ne lisent, c’est bon pour ma petite collègue de maths…
“Je peux raconter mon anecdote, oui ou non ??? ”
“Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !” Ils aiment les digressions….
“C’est l’histoire d’Ida Grinspan, rescapée d’Auschw…”
“On sait, vous en parlez tout le temps !”
“Soit… Ida Grinpan, un jour, au restaurant La Gourmandine…”
“Ah bê… Pas mal…”
“Donc, Ida Grinspan, à qui un serveur offre, comme à nous autres, convives, en guise de mignardise, une soupe de…”
“Topinambours !!!”
“Voilà… Ida s’était exclamée en riant qu’elle avait trop mangé de topinambour pendant la guerre pour goûter la plaisanterie au restaurant gastronomique !”
J’ai pu placer mon anecdote, et Léana a souri. Ouf, tout n’est pas perdu…
Pendant ce temps, ce pauvre Etienne Lantier est resté immobile dans sa plaine rase du Nord, les doigts gourds dans ses poches de pantalon de velours, et il devra rester planté là tout ce week-end, jusqu’à lundi 15 heures… Le ventre vide et l’espoir ra-plat-plat… Pauvre Zola…
Et l’an prochain, j’aurai encore droit, quand j’évoquerai la seconde guerre mondiale, à la même question : “Vous étiez née, M’Dame ?”