04. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Le personnage de l’Abbé Bournisien dans Madame Bovary · Catégories: Divers · Tags:

Si l’on en croit son défenseur, Maître Senard, Flaubert n’aurait pas fait preuve d’anticléricalisme dans sa peinture de l’abbé Bournisien :« L’ai-je représenté libertin, gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela ».

Libertin, il ne l’est, en effet, certainement pas, vu l’incrédulité, puis l’indignation avec laquelle il accueille les propos de M. Homais :« J’en ai connu, des prêtres qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses


— A
llons
donc ! fit le curé.— (…)
Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama
l’apothicaire.


— Monsieur !…
reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le
pharmacien en fut intimidé
 ».

Qu’il
fût gourmand, rien ne permettrait de l’affirmer ; quant à
ivrogne, son refus du petit verre d’alcool que lui offre Madame
Lefrançois nous montre qu’il ne l’est pas :


« Voulez-vous
prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?L’ecclésiastique
refusa fort civilement ».

Flaubert,
d’ailleurs, souligne dans sa correspondance que Bournisien
« est
très chaste et (qu’) il pratique tous ses devoirs »

. C’est donc un honnête homme, un bon curé qui s’indigne
lorsque, comme M. Bovary père, on se moque de la religion en
parodiant le sacrement du baptême, qui accomplit sa tâche avec
conscience, faisant réciter le catéchisme aux enfants, visitant les
malades : il vient voir Hippolyte après son opération et, lors
de la maladie nerveuse d’Emma, il se dérange tous les après-midi.
Enfin, on peut conclure avec l’avocat de la défense :
« Ce
n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un ecclésiastique
ordinaire
,
un curé de campagne 
»
.

Mais,
là encore, toute l’habileté de Flaubert consiste à faire passer
ceci pour tout à fait normal. Il ne s’est pas formé de
conspiration contre Bournisien dans le village, il ne semble aberrant
à personne qu’il soit curé, il est tout à fait bien accepté
dans sa charge. Seul Homals le critique, mais il n’a pas toujours
le beau rôle ; de plus, il met moins en cause l’abbé
Boumisien lui-même et la façon de remplir ses fonctions que la
religion dans sa totalité. Enfin, Flaubert lui-même se garde bien
de porter un jugement direct sur son personnage. Ainsi, lorsqu’il
évoque, dans sa
Correspondance,
la scène où Emma, venant chercher près de Bournisien un réconfort
moral, ne trouve en lui que des préoccupations matérielles,
Flaubert écrit :
« Cela
doit avoir 6 ou 7 pages au plus et sans une
réflexion
ni une
analyse
 ».

Il
marque ainsi la volonté de s’effacer, de devenir simple miroir,
simple reflet de la réalité. L’abbé Bournisien perd dès lors
son caractère de personnage : on ne voit plus en lui la
création littéraire mais un être bien vivant, non pas inventé,
mais décrit.

Le
lecteur alors est amené à tenir le raisonnement suivant :
l’abbé Bournisien est bien un « infirme d’esprit » ;
il est en même temps curé. Or, cela n’étonne personne, cela ne
pose de problèmes à personne. C’est donc normal. Enfin, si cela
est normal à Yonville, pourquoi ne le serait-ce pas dans tous les
autres villages de France, puisque Bournisien est « un curé
ordinaire ». De là à conclure que tous les curés sont des
infirmes d’esprit, il n’y a pas très loin.

Examinons
maintenant les reproches formulés par l’accusation. Nous avons vu
que Bournisien n’était ni ivrogne, ni débauché, ni libertin,
qu’il remplissait avec conscience ses fonctions. De quoi alors
l’accuse-t-on ? D’être
« à
peu près matérialiste »
.
L’accusation n’est guère sévère en utilisant cette réticence
« à peu près ». En effet, dans la présentation même
de Bournisien, Flaubert met l’accent sur l’homme, sur l’aspect
physique dont il fait ressortir à dessein la robustesse. Ainsi, la
première fois que nous voyons le curé, dans l’auberge de Madame
Lefrançois :
« On
distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la
figurerubiconde
et  le
corps
athlétique
. »

Cette force est soulignée par l’aubergiste :
« D’ailleurs,
il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année
dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait
jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort ! 
»

C’est
sa vigueur encore qui est mise en relief lorsqu’il admoneste les
gamins dans l’église :« Les
prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les
reposait sur les pavés du chœur, fortement comme s’il eût voulu
les y planter
 »
.

De
plus, Flaubert nous le montre presque toujours dans les occupations
les plus prosaïques : manger, boire, dormir, ronfler, se
moucher, priser. Quand Emma vient le trouver, dans sa détresse,
« il
venait de dîner et respirait bruyamment »

et il lui raconte une plaisanterie qu’il a faite sur le nom d’un
de ses élèves ;

Il
plaisante encore quand il rend visite à Hippolyte, estropié par la
malencontreuse opération de Charles :
« Il
causait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotes
entremêlées de
plaisanteries,
de
calembours
qu’Hippolyte ne comprenait pas. »

Enfin,
alors que Charles, Homais, Binet et le curé se retrouvent tous
ensemble dans le jardin pour boire du cidre doux au rétablissement
d’Emma, si le bouchon saute et que le cidre déborde,
« alors
l’ecclésiastique ne manquait jamais cette
plaisanterie :« —Sa
bonté saute aux yeux ! »

Et
comment oublier le spectacle de Bournisien et de Homais, tous deux
endormis près du cadavre d’Emma :
« Ils
étaient en face l’un de l’autre, le
ventre
en avant
,
la figure bouffie, l’air renfrogné (…) se rencontrant enfin dans
la mêm
e
faiblesse
humaine
 »et
qui, se réveillant, « mangèrent
et trinquèrent ».

L’homme,
toujours, l’emporte sur le prêtre. Symboliquement, la soutane de
Bournisien, signe de sa fonction, est maculée de taches de
nourriture et de tabac. :
« Des
taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la
ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en
s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa
peau rouge »
.

Parle-t-il
de son état de prêtre ou s’aventure-t-il à discuter religion,
presque toujours est alors souligné un détail qui détruit l’effet
de ce qu’il dit et crée souvent un contraste comique.

Ainsi,
quand il se compare à Charles :
« Mais
lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un
rire
épais
,
et moi, je le suis des âmes »
.

Mais,
plus grave encore : ce côté matérialiste se retrouve dans les
propos de Bournisien. Inutile de rappeler la scène si connue entre
Emma et le curé, lors de laquelle la jeune femme recherche un
réconfort moral tandis que le prêtre ne
« songe
qu’au physique ».

Si,
lors de ses visites à Hippolyte, le curé incite l’infirme à
reprendre ses pratiques religieuses, quels arguments emploie-t-il ?
L’espérance d’une vie future ? Non, il évoque avant tout
des raisons sentimentales :
« Oui,
fais cela !
pour
moi
,
pour

m’obliger
 ».

Sa
foi est fondée sur une sorte de pari mesquin où il n’a rien à
perdre. C’est en somme une assurance pour le cas où, par hasard,
Dieu existerait :
« Ainsi,
par
précaution
,
qui donc t’empêcherait de réciter matin, et soir un « Je
vous salue Marie, pleine de grâce » et un « Notre Père,
qui êtes aux cieux ? »
Et
quand Hippolyte témoigne du désir de faire un pèlerinage, «
 M.
Bournisien répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient ;
deux
précautions

valaient mieux qu’une.
On
ne risquait rien
 ».
La religion est toujours rabaissée par lui. Quand Emma est malade,
après la fuite de Rodolphe,
« il
l’exhortait à la religion dans un
petit
bavardage câlin

qui ne manquait pas d’agrément »
.

Enfin,
lorsqu’il vante à Homais les mérites de la confession, c’est
pour en souligner l’intérêt pratique :
« Il
s’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opérer »
.

C’est
pourquoi Flaubert, lorsqu’il montre Bournisien dans l’exercice de
son culte, s’attache à le décrire de l’extérieur. Nous ne
voyons plus alors que des gestes qui semblent absurdes, parce que
dénués de toute signification. Ainsi, Flaubert ne nous dit presque
jamais que Bournisien est en train de prier, mais il écrit :
« Le
prêtre, appuyé sur un genou,
marmottait
des paroles basses »
.

Enfin,
la dernière image que nous garderons de Bournisien sera totalement
négative : c’est celle d’un homme acariâtre et presque
gâteux. Flaubert laisse alors la parole à Homais, le plus grand
adversaire du curé :
« D’ailleurs,
le bonhomme tournait à l’intolérance, au fanatisme, disait
Homais ; il fulminait contre l’esprit du siècle, et ne
manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l’agonie
de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun
le sait »
.

Le
portrait que Flaubert a tracé de Bournisien est donc extrêmement
sévère. Flaubert a traduit dans la peinture de ce prêtre tout le
ressentiment qu’il éprouvait contre une certaine forme de clergé
et peut-être contre tout clergé. .

Dans
son souci de faire de Bournisien un prêtre ordinaire, il en fait le
représentant du clergé. Or, quelle est son attaque fondamentale ?
Nous avons montré que tout tend à souligner le côté uniquement
humain de Bournisien : l’accent mis sur sa description
physique, le fait de le montrer la plupart du temps dans des
activités purement matérielles et de décrire, de l’extérieur,
les gestes sacerdotaux du prêtre ; enfin, les propos uniquement
matérialistes de celui-ci, qui sont le signe d’une religion
infantile, considérée comme une sorte de passeport pour une
éventuelle vie future et fondée sur une série de dogmes qu’il
s’agit de suivre à la lettre, sans les comprendre.

À
travers Bournisien est donc dénoncée la fonction même du prêtre :
les prêtres ne sont que des hommes, souvent bêtes, plus ou moins
grossiers et qui, bien évidemment, ne sont chargés d’aucune
mission divine, ne sont les représentants d’aucun dieu.

La
critique de Flaubert est d’autant plus grave que, contrairement à
Balzac et à Stendhal, il montre l’abbé Bournisien dans l’exercice
de ses fonctions — préparation des enfants à la communion ;
la messe ; l’extrême-onction — et que, à travers lui, ce
n’est pas seulement le clergé qui est attaqué, mais la religion
tout entière.

Un
article de Claudine Vercollier