12. janvier 2016 · Commentaires fermés sur la casquette de Charles · Catégories: Divers · Tags:

Madame Bovary comporte un certain nombre de scènes révélatrices et on évoque souvent , au sein de l’incipit, l’épisode de la casquette de Charles ; Que nous apprend  au juste cette scène sur l’identité de ce personnage et ses rapports avec Emma  ? 

Flaubert
élabore avec
Madame
Bovary

le portrait d’une femme prisonnière des hommes et de son
environnement. . Très tôt dans le texte on annonce la couleur des
ténèbres : la redondante rengaine des journées domestiques pousse
Emma à vouloir atteindre un plus haut degré d’existence, au sens
littéral d’une sortie de soi (
«Elle
s
ouhaitait
à la fois mourir et habiter Paris»
.
Emma Bovary, jusque dans son nom de mariage, porte sur elle une
douloureuse marque d’engourdissement. Jadis pensionnaire au couvent
des Ursulines et sujette aux motifs d’une «
belle
éducation
»
, Emma Rouault, en s’unissant avec Charles Bovary, contracte du
même coup la maladie du bovarysme, une affection grave passée à la
postérité littéraire et qui signifie l’impossibilité de
réaliser la moindre part de fantasme en nous.

Si
Emma est tout de même un peu responsable de ses noces avec Charles,
elle ne pouvait en revanche pas connaître les détails fondateurs de
la jeunesse de son mari. Qui plus est, tout un équipage de malins
génies semble avoir conspiré à la rencontre et à la formation
d’un élan amoureux entre Emma Rouault et Charles Bovary. D’une
part l’accident du père Rouault (la jambe cassée) constitue un
premier signe de fatalité, celui-ci étant d’autre part recouvert
par l’ambiance chagrine du veuvage (la mère Rouault est morte
depuis deux ans, laissant son mari et sa fille dans la solitude subie
d’une vie monotone).

C’est
donc une souffrance que Charles découvre lorsqu’il arrive à la
ferme des Bertaux pour soigner le père Rouault – le gémissement
du corps meurtri et la discrète déploration d’une âme délaissée.
On l’a fait appeler à la ferme alors que Charles est le médecin
de Tostes, une commune située à «six bonnes lieues de traverse»
des Bertaux . Sans doute qu’il eût été possible de faire appel à
un autre praticien, cependant ce choix en apparence anodin domine de
tout son hasard la nécessité d’une troisième souffrance dans la
maison des Rouault, à savoir l’entrée du bovarysme parmi les
affligés. Le bovarysme est imperceptible et facilement
transmissible, surtout lorsque le malade originel s’avère
insatisfait d’un premier mariage (avec Héloïse Dubuc) et qu’il
fait la connaissance d’une jeune femme peinée (Emma Rouault). de
l’Étude à travers lequel on voit débarquer un Charles Bovary de
quinze ans, paradigme de l’anti-héros, «nouveau» de la classe
qui ne correspond à rien de brillant et d’un tant soit peu
prometteur .

Le
nouveau de la classe est par définition un objet fondamental de
curiosité; il ne fait rien comme il faudrait.
Il
est précisé en amont, à la toute première page du livre, que
Charles dépasse tout le monde en taille, attribut qui le rend
immédiatement différent. . On le regarde comme on observerait une
anomalie. Non seulement il ne ressemble pas à la communauté des
élèves, mais en plus il ne détient aucune sorte de créance ou
d’intuition sur ce qu’il serait convenable de faire en vue de
faciliter son intégration. Pour preuve, Charles n’ose pas
esquisser un mouvement ; il est pétrifié par son introduction à la
fois sociale et romanesque («
la
prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur
ses deux genoux»
).Par
son absence de mouvement et son allure de statue maladroite, Charles
est tout de suite caractérisé par un état de grande pesanteur. Il
apparaît au lecteur à l’instar d’un être dépourvu d’énergie,
une victime dont on se moque volontiers. Effrayé par des
collégiens, comment Charles pourra-t-il s’affirmer dans la
carrière d’une vie adulte ? Comment pourra-t-il assumer les
devoirs qui incombent à l’homme mûr ? Le jeune Charles est en
réalité déjà intimidé par les événements et par la découverte
du nouveau.

Quand
le professeur demande à Charles de se lever, ce dernier devient
réellement le centre de toutes les attentions. Faisant tomber sa
casquette à cette occasion, la maladresse de Charles suscite le
«rire éclatant» du public juvénile, donnant à la scène une
atmosphère de cirque. Charles est un clown malgré lui. Il est un
objet de railleries, un défouloir. Les persécuteurs doivent
profiter au maximum de cette nouvelle attraction. En outre, tout au
long de sa vie, Charles sera toujours une espèce de «nouveau». Il
sera un homme
déplacé,
un homme intempestif qui ne semble jamais être à sa place .

Ce
pauvre caractère est d’autre part indirectement indiqué par un
vêtement. La casquette du collégien Charles Bovary constitue le
parfait symbole de ce personnage. Il s’agit d’un petit objet
étrange («
une
de ces pauvres choses»
)
assez inqualifiable («
une
de ces coiffures d’ordre
composite»).
En premier lieu, lorsque Flaubert évoque l’incertitude esthétique
de l’objet, en somme sa banalité constitutive, il évoque de
manière sous-jacente la petitesse de l’être-Bovary. Si Charles
est physiquement fort, il est caractériellement faible à bien des
égards. Embarrassé par sa condition, il est semblable à un animal
qu’on aurait arraché de son milieu naturel. Or quel est le milieu
naturel de Charles Bovary sinon la passivité et la vie conditionnée
de bout en bout ? D’ailleurs, une fois son mariage consommé avec
Emma, il joindra la vie d’un esprit croupissant à celle d’un
corps accommodant : il empâtera .

En
second lieu, ce couvre-chef présente de nombreuses nuances
animalières. On parle d’un «bonnet de poil», d’une
«casquette de loutre», «ovoïde et renflée de
baleines
», pourvue de «poils de lapin». Ce bestiaire du
vêtement transforme Charles en un personnage qui ne fait plus partie
du règne classique des hommes. Il subit une forme de déclassement.

D’une
certaine façon, la casquette de Charles traverse tous les mondes
possibles en vertu de ses multiples matières, néanmoins elle semble
étrangère à toute notion fixe. Elle est partout à la fois et
partout rejetée . Cet accoutrement résume clairement la condition
de son propriétaire. N’empêche que le pire concerne la dernière
partie de cette description cruelle : «[…] d’où pendait, au
bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or,
en manière de gland. Elle était neuve ; la visière
brillait»
. Pour commencer par l’élément le plus objectif, la
casquette est aussi neuve que Charles est nouveau dans la classe.
C’est sur lui probablement la seule chose capable de briller. Par
conséquent, lorsque la casquette tombe, on ne voit que cela. Le
scintillement de la casquette met en relief la médiocrité des
gestes de Charles. Finalement vaincu par l’oisiveté et par une
somnolence qu’il hérite de son père Charles effectue à Rouen
des études passables qui ne feront pas tout à fait de lui un
docteur en médecine mais plutôt un officier de santé. En étant un
cran en-dessous, il est exactement à sa place.

Composée
d’un amas de matières, cette casquette est la première pièce
montée du roman. Elle précède la description du gâteau de mariage
servi pendant les noces de Charles et d’Emma Autant le chapeau du
jeune Charles fait éclater des rires, autant la pièce montée de
son mariage «[fera] pousser des cris» . Les rires et les
cris procèdent d’un rassemblement d’émotions divertissantes au
détriment de Charles. Au même titre que la casquette, cette pièce
montée n’impressionne pas; elle subjugue par sa grotesquerie.

Pour
finir cet épisode de la salle de classe, notons que le texte dénote
par sa quasi-absence de parole. La voix injonctive du professeur et
les borborygmes de Charles mis à part, personne ne parle car en
réalité tout le monde s’esclaffe. Dès le début de la scène, le
poids du silence est perceptible. Charles et son couvre-chef
accaparent l’attention. Le public est suspendu à cette double
présence insolite. La voix qui s’introduit dans le silence général
est celle du professeur – c’est la voix de l’ordre et elle
enjoint Charles à se lever. L’ordre du professeur renforce la
dimension subalterne de l’adolescent. Charles est quelqu’un de
subordonné qui ne paraît pouvoir agir que sous l’effet d’un
ordre ou d’une obligation formelle. Dans le silence pesant de la
salle de classe, on comprend que c’est un être qui obéit
davantage qu’il ne s’exprime. . En fin de compte le professeur
confirme Charles dans sa place de bouc-émissaire ; il autorise le
couronnement de l’humiliation.

Puis
les rires surgissent, puissants et concertés, annulant toute
velléité de parole chez le souffre-douleur. Cette faille du langage
justifie la figure d’un Charles bredouillant. À mesure que les
ordres s’intensifient, la gêne et l’angoisse s’emparent de
Charles, aggravées par le despotisme croissant des écoliers. Ainsi
lorsque le professeur demande à Charles son nom, ce n’est pas son
identité conventionnelle qui sort. C’est plutôt son identité
propre qui se révèle par le biais d’une crase en laquelle se
concentre toute l’agglutination des platitudes qui président à ce
tempérament étouffé : «
Charbovari».
Ce «
Charbovari»
déclenche le «vacarme» des élèves qui n’attendaient qu’une
opportunité supplémentaire pour se vautrer dans le ricanement. En
d’autres termes, on assiste au triomphe du bruit aux dépens de la
parole intelligible.

Enfin,
tandis que le «
Charbovari»
s’estompe lentement, il demeure cependant comme à l’état
d’écho, telle une persistance de ce que sera l’existence de
Charles Bovary : une série de vexations et de dissonances. Dans ce
«
Charbovari»
caractéristique, on distingue une identité gluante, mal formée,
mal née, inexprimable, uniquement fonctionnelle à travers la
littérature.