12. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Un lecteur perspicace : le jugement d’une époque et d’un homme sur un livre · Catégories: Divers · Tags:

Albert Thibaudet ( 1874/1936 )  est un critique littéraire qui a lu avec une attention tout particulière Madame Bovary, plus de quarante ans après sa parution : je vous livre ici l’article tel qu’il l’a rédigé pour le journal dans lequel il écrivait ses critiques littéraires . Partagez- vous l’avis de  ce lecteur érudit ? 

Madame
Bovary par Gustave Flaubert

La
publication en volumes de Madame
Bovary

est le bruit et l’événement du monde littéraire. On se souvient
que le roman, paru d’abord dans la
Revue de Paris
,
avait attiré les menaces du parquet, et que, sur l’éloquente
plaidoirie de Me Sénart, il fut acquitté par un arrêt
in extenso
qui
fixera désormais la jurisprudence en matière littéraire.

Le
banal reproche d’immoralité adressé au livre tombe devant une
lecture attentive qui montre avec une évidente clarté le but de
l’auteur, – la punition de l’adultère. Qu’est-ce, en effet, que
Madame. Bovary ? une petite provinciale prise d’un faux élan de
don quichottisme, une femme menée et surmenée par ses sens, roulant
de chute en chute et de faute en faute dans la fange de la perdition.
C’est le spectacle navrant et profondément philosophique d’une âme
déchaînée et rebelle voulant échapper de son corps, quelque chose
comme l’ascension d’une Icare bourgeoise fondant aux rayons du soleil
ses ailes de cire et de papier peint.

En
un village de Normandie, sentant le cidre doux dans la floraison de
ses pommiers, un pauvre médecin de campagne a établi sa résidence.
À son sort il a associé une triste femme, sèche, malingre, une
fourmi de ménage pour l’épargne ; quand il rentre fatigué et
poudreux de ses courses, il rencontre un visage noir, des bras
osseux, non pas une femme mais une femelle. Une maladie rapide le
débarrasse de cet être anguleux dont la démarche à ressort laisse
dans l’esprit un bruit de mécanique. Bovary est né sous une étoile
fâcheuse, pâtira au collège, carabin misérable à Rouen, marié à
une pauvre créature, ayant peu de clients et mal payé, le voici
veuf, et si revêche que fut sa femme, isolé comme il l’est, il la
regrette.

Cependant
à quelques lieues de là habite un gros fermier avec sa fille, une
demoiselle élevée à la ville et qui, sous les coiffes rustiques de
la paysanne, cache déjà la scélératesse  d’un petit cœur
ambitieux. Lorsqu’elle jette les yeux à l’entour d’elle, elle ne
voit que grossiers valets de ferme, gens rustauds, épais, coqs de
village lourdement endimanchés, ayant ramassé leur gaîté dans les
cabarets et leurs grâces dans les almanachs.

Imaginez
une campagnarde habituée aux chatteries du couvent, au chant de
l’orgue, aux effusions de la prière, au parfum de l’encens, aux
caquetages mignards et chaussant tout d’un coup les plus gros sabots
de l’églogue. Tout la froisse, la blesse, la rebute. L’humiliation,
la rage, l’envie l’obsèdent de mauvais désirs et enfièvrent sa
cervelle. De la ferme elle ne sent que les dégoûts, la mare, le
fumier, le vagissement des étables, le suint des moutons, le toit
des porcs ; son imagination échauffée de lecture, voltige vers
la ville. Maintenant mettez sur sa route un visage humain, fût-ce
celui d’un pauvre médecin de campagne, Bovary, par exemple, en lui
elle entrevoit un sauveur qui l’arrachera à la besogne ingrate de la
ferme, elle se croit dame déjà, elle se rêve à Rouen, marchant de
pair avec les filles des commerçants, ses anciennes camarades de
couvent.

Emma
Rouault est jolie, plus que jolie, charmante, et lorsque Bovary la
compare à son acariâtre défunte, le pauvre hère s’enflamme vite.
Le père Rouault s’est cassé la jambe, Bovary la lui remet ; de
là des visites, puis l’intimité, la demande en mariage et les
épousailles, noces copieuses où festoie une parenté venue de dix
lieues à la ronde.

À
quelque temps de là, Monsieur . et Madame. Bovary étaient
invités au château de la Vaubyessard, chez le marquis
d’Andervilliers, un des clients du médecin. Dans un château
seigneurial, paré de tout le luxe du confort et des recherches
parisiennes, le jeune ménage descend, mêlé à une société rare,
fine, aristocratique, vannée sur l’almanach de Gotha. Emma ouvre de
grands yeux, aspire à pleins poumons, aussi éblouie à la table du
marquis qu’un gardeur de pourceaux antiques admis dans l’Olympe à la
table des dieux. Les hommes lui semblent beaux, fringants,
d’accomplis cavaliers ; les femmes, des créatures vaporeuses,
éthérées, supérieures, pétries d’un limon plus noble et plus pur
que le vulgaire bétail de l’humanité ; et lorsqu’après deux
jours de fête miraculeuses elle rentre dans son froid intérieur, le
souvenir de ces deux jours la poursuit obstinément comme un duc
exilé dans ses terres regretterait Versailles.

Malgré
elle, Madame Bovary jetait les yeux sur son mari, et, le comparant
aux merveilleux seigneurs de la Vaubyessard, elle le trouvait
mesquin, mal appris, médiocre, et se sentait rongée de tristesse.
Le contact d’un homme commun, les mesquins détails d’une vie
bourgeoise, la monotonie des mêmes jours s’amassant sur les mêmes
jours exaspéraient son âme tumultueuse. Elle dévorait des livres,
des journaux, elle prenait son entourage en horreur, elle avait des
idées de suicide, tantôt bavardant avec exaltation, tantôt gardant
un silence farouche. Une maladie de langueur, dont il ignorait la
cause, força Bovary à quitter le pays de Tostes et à se fixer au
bourg de Yonville, à huit lieues de Rouen.

Le
roman ainsi posé en prémisses si simples et si vraies va se
dérouler désormais en s’accélérant avec une imperturbable
logique. Bovary restera ce qu’il est, un être bon, affectueux et
nul, Emma se développe, les mauvaises semences germent et éclatent.
Cette odieuse vie bourgeoise qu’elle fuit à tire-d’aile en colombe
blessée la pourchasse, l’étreint, lui pèse. A Yonville elle
retrouvera le personnel habituel des villages, des marchands
usuriers, des maires importants, des hôteliers bavards, des paysans
soupçonneux, des pharmaciens empesés, plus barbouillés de fausse
science qu’une étiquette de bocal. Je vous recommande surtout
l’apothicaire Homais, une majestueuse figure de sot, qui a l’ampleur
satisfaite, la niaiserie cossue et le rengorgement avantageux d’un
Prudhomme de village. À lui seul Homais est une création et jamais
la dindonnerie affectée et bouffie n’eut de plus magnifique
représentant.

Après
son installation à Yonville, Madame Bovary s’ennuie et de quel
ennui lourd, accablant, léthifère. En vain elle porte un enfant
dans son sein, pour elle la maternité n’est pas une douceur, une
attache à la vie et à ses devoirs, c’est un accident, une maladie
passagère, car son enfant ce n’est point elle, c’est encore Bovary
et Bovary multiplié, quelle croix ! Du mépris du mari au choix
d’un amant il n’y a qu’un pas. Mais sur qui arrêter ses regards. Il
y a bien un jeune clerc de notaire, mince jeune homme, freluquet
imberbe, bon tout au plus à réciter des vers de romance, à frôler
en rougissant les doigts d’une cousine, ignorant s’il aime ou non,
timide à l’excès, pourpre comme une cerise, aimant mieux se faire
hacher menu que de se déclarer. N’y tenant plus et pressé aussi par
sa famille notre petit bonhomme quitte Yonville, ne se doutant pas
qu’il ait pu faire songer Emma et rêvant d’ailleurs de plus libres
et de plus faciles amours dans la capitale.

 Madame Bovary
n’a pas failli encore, qu’elle est corrompue déjà, gangrenée
jusqu’à l’âme, et nous assistons de jour en jour et d’heure en
heure à une rapide décomposition morale qu’envenime un incurable
ennui. Mère, elle a parfois pour sa petite fille des effusions de
tendresse et d’autres fois des élans de fureur, elle la câline,
elle la dorlotte, elle l’accable de caresses rageuses ou la rejette,
la brusque et la renvoie. Où elle aurait dû trouver une force, un
refuge et une consolation, elle redoute un remords, un embarras, une
accusation. En vain elle se plonge dans d’immenses lectures, elle
fait des excès de musique, de promenades ; elle arrange sa
maison, employant son activité à parer sa chambre, à poser des
papier neufs et frais, à enjoliver ses fenêtres de rideaux, à
mettre des tapis, à fleurir des jardinières de bouquets, innocentes
et puériles distractions. Si pour rafraîchir ses lèvres brûlantes
elle s’approche des piscines de l’Église, elle se trouve en face
d’une benoîte et simple figure de curé de village, accomplissant
ses devoirs avec une monotone bonhomie comme une faction de
sentinelle, mais ne soupçonnant pas les orages de ce cœur
bouleversé, impuissant à les conjurer d’ailleurs. Il lui aurait
fallu un directeur mystique et délié, elle trouve un bon prêtre,
mais un homme ordinaire, et la religion lui semble lettre close.
Ainsi meurtrie, anxieuse, désespérée, elle court au-devant de
l’adultère.

Un
hobereau du voisinage, un gros garçon vif, bien découplé, superbe,
à bonnes fortunes, en fera sa proie. Chasseur intrépide, bon
cavalier, franc buveur, Rodolphe est un ogre sensuel. Il ne conçoit
que les brutales amours et il domine Emma comme un maître. Elle
l’aime et le craint, elle se rend à lui avec des soumissions
d’esclave tremblante devant son robuste autocrate. Non contente des
longues promenades à cheval dans les bois voisins, au risque de se
compromettre, elle va le trouver dès l’aube à son château, ou le
reçoit nuitamment dans son propre jardin, le danger même l’excite,
car l’extrême péril a en lui l’inquiétude et la nouveauté d’une
émotion poignante. Le premier, Rodolphe se dégoûte de cette
insatiable maîtresse. Au moment où elle organise sa fuite avec lui,
il la quitte, ou pour mieux dire il la plante là, en bourru et en
lâche.

À
la suite d’un pareil abandon, une terrible maladie de rage rentrée
plus que de remords s’empare de Mad. Bovary et la met à deux
doigts d’une mort qu’elle accueillerait avec reconnaissance, tant
elle est confuse et désabusée. Sa vivace nature, secondée par la
tendresse et les soins de son mari, la tirent de sa maladie, et
revenue à la vie, la pauvre créature est plus faible et plus
pâlissante encore. Ce n’est point son corps, c’est son âme qui
souffre, ce à quoi ne peuvent rien, ni la sollicitude de Bovary, ni
les médicaments saugrenus d’Homais.

À
tout prix il faut se distraire, s’étourdir, noyer son chagrin,
étouffer ses souvenirs. Et voyez la fâcheuse chance : quand
Bovary emmène sa femme à Rouen, c’est au spectacle, sous
l’impression de la Lucie,
cette mélancolique partition de Bellini, qu’elle rencontre Léon,
son premier amoureux, le petit clerc d’Yonville, aujourd’hui dans une
étude achalandée de Rouen. Combien un an de la vie de Paris a
changé le jouvenceau timide ; sa gaucherie s’est redressée en
fierté, son regard incertain s’assure, une légère moustache ombre
sa lèvre ; la coupe élégante de ses habits, la frisure de ses
cheveux l’ont métamorphosé. À sa vue, les souvenirs mal endormis
d’Emma se ravivent, les cendres mal éteintes de sa passion se
rallument, et le petit clerc d’Yonville, devenu jeune-premier et
dégourdi de sa niaiserie villageoise par les grisettes du quartier
Latin, met à profit les tendres dispositions de Madame Bovary.
L’ingénieux prétexte de leçons de piano à prendre permet à Emma
de revenir à Rouen trois fois par semaine sans éveiller les
soupçons de son mari. Il faut voir alors quelles amours, quelles
mignardises, quelles parties fines, quels roucoulements de
tourtereaux ! Timide avec Rodolphe, hardie avec Léon, elle
l’entraîne, l’enivre, le fascine. Jamais courtisane rompue aux
artifices de la galanterie ne déploya plus de séductions, n’inventa
plus de fantaisies folles, ne trouva plus de ruses amoureuses.

Pendant
que cet amour flambe par les deux bouts et que la fête recommence
toujours, la maison Bovary, minée par les dilapidations d’Emma
s’écroule, les intérêts des sommes empruntées s’accumulent, le
passif gonfle, les créanciers se montrent, les dettes criardes
aboient, les huissiers et les recors à face patibulaire déchaînent
les protêts et les papiers timbrés. Le crédit épuisé, que
faire ? Mendier la pitié des créanciers, demander l’aumône à
des bourse fermées, renouveler la ressource des hypothèques, vendre
des biens, grever des terres ? Rien ne peut combler l’abîme du
déficit. Et de quel front avouer à son mari ces dépenses ? Où
tout cet argent a-t-il passé, tandis que le pauvre diable, confiant,
se fatigue dans les labeurs qui, assouvi déjà, la rebute, et
d’humiliation en humiliation, elle s’en va frapper à la porte de son
ancien amant, de ce Rodolphe qui lui a faussé parole et l’accueille
avec l’impudence satisfaite d’un amant heureux.

Il
ne reste à Madame Bovary qu’une dernière et fatale ressource, le
suicide, elle s’y cramponne et prend bravement de l’arsenic. Elle
meurt ainsi dans toute la force obstinée de sa volonté en Madeleine
qui ne se repent pas, humiliée, vaincue, déchirée, emportant dans
la tombe le secret ou la rage de ses illusions perdues.

Le
triste Bovary, attaché à cette femme, alors même qu’il a surpris
la trace de ses perfidies, meurt également de douleur.

Tel
est ce livre navrant, d’une vérité désespérante et logique,
analysant la chute de la femme avec une impitoyable cruauté, avec
une puissance de déduction et un enchaînement de faits qui ont la
valeur et l’évidence d’une leçon de dissection.

Autour
de la figure de Madame Bovary, belle d’impudeur, élevée
au-dessus de tous les qu’en dira-t-on, mais si caressante, si souple
et si féminine, parée de l’attrait et des séductions du fruit
défendu, l’auteur a crayonné vingt portraits d’un tour net, exact
et précis, si vivants qu’il passent dans la rue. Nous avons indiqué
ce qu’était Homais, sans rien dire du père Rouault, du père
Bovary, du curé Bournisien, du marchand l’Heureux [
sic

], de la noble tête du docteur Larivière, un Dupuytren provincial.
Tout ce monde est observé, saisi, pénétré dans ses mœurs, dans
son langage, dans ses attitudes, ses vêtements, ses manies et ses
vices avec une fidélité passionnée et mouvante qui est la vie
même. Ce ne sont pas des poncifs copiés sur des livres, ni des
mannequins ajustés d’oripeaux, mais des êtres de chair et de sang,
et quand on les appelle, volontiers on se retournerait comme à des
noms de vieilles connaissances.

Voilà
de la bonne et franche réalité et non du réalisme pour prendre le
mot d’ordre d’une école qui, née sur la borne de Restif, n’a
produit jusqu’à présent que des ramasseurs de clous fouillant tous
les ruisseaux littéraires.

Comme
la femme est comprise, devinée, interprétée, quelles roueries
délicieuses, quelles scélératesses charmantes, quels mensonges
caressants, quelles grâces câlines de sirène et d’enchanteresse.
Timorée et superbe, déliée et forte, Madame Bovary vous attache
invinciblement, tant émane d’elle de volupté, d’œillades et de
sourires. Elle demeure comme un type parfait et définitif, et prend
son rang à la suite des héroïnes connues, des Clarisse Harlowe,
des Corinne, des Lélia, des Marneffe, sans être accablée ou
diminuée par ses illustres devancières.

Le
paysage, peint d’une touche large et sûre, rend l’aspect de la
Normandie dans son intimité et dans son ensemble comme les maîtres
hollandais et flamands rendent La Hollande et les Flandres depuis les
grasses prairies où tourne l’aile des moulins à vent, depuis les
mers calmes ou tempétueuses jusqu’aux fins cavaliers, jusqu’aux
paysans terreux, façonnés à coups de serpe et humant le piot dans
les tavernes.

C’est
toujours une grande joie pour nous de signaler une œuvre hors ligne,
et nous en sommes assurés, Madame Bovary restera, car après l’avoir
lu, on s’apercevra vite que Balzac [a] laissé un héritier, Gustave
Flaubert ; retenez bien ce nom, il est de ceux qu’on n’oublie
pas.