22. janvier 2020 · Commentaires fermés sur Phèdre : une trahison triplement mortelle · Catégories: Première · Tags:
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 Jean Racine est un dramaturge du dix-septième siècle dont les pièces s’inspirent à la fois du théâtre antique et des théories jansénistes . D‘Aristote, il s’efforce de respecter les règles des trois unités , de la bienséance et met en scène la catharsis , ce mélange pour le spectateur de terreur et de pitié qui doit purger ses passions et le libérer  de leur  violence . Des Anciens, il reprend les  mythes , récits symboliques chargés d’enseignement pour ses contemporains mais il les modifie afin qu’ils soient plus proches des théories jansénistes dont il est le défenseur. A la différence du catholicisme,  inspiré des jésuites, qui  considère que l’homme dispose d’une liberté de choix, les jansénistes croient en la prédestination et pensent que tous les hommes n’ont pas la possibilité de sauver leur âme; Certains sont donc fatalement voués à la damnation . Racine s’accorde,en partie, avec la fatalité antique mais il va toutefois infléchir le déroulement de l’intrigue .  Ainsi  l’héroïne Phèdre, dans la tragédie éponyme de Racine, se suicide bien à la fin de la pièce, comme dans la version antique  mais seulement après avoir longuement  exprimé ses remords et avoué ses fautes et  son mensonge. Dans les versions d’Euripide et de Sénéque, Phèdre s’empoisonne certes mais sans jamais avoir avoué qu’elle a menti . Racine atténue donc , en quelque sorte, la noirceur du personnage afin de la rendre un peu moins coupable et surtout repentante, aux yeux du spectateur . 

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Phèdre parait surtout victime d’une vengeance de la part de Vénus; cette dernière qui trompait  régulièrement son mari le Dieu Vulcain avec un autre Dieu, Mars, le Dieu de la guerre, a été dénoncée par le grand-père de Phèdre, Hélios, le Dieu soleil, qui a découvert les deux amants . La déesse de l’amour , vexée décide  alors de se venger sur la descendance d’Hélios; elle a puni la mère de Phèdre , Pasiphaé en l’ensorcelant pour qu’elle s’accouple avec un taureau dont elle enfantera le Minotaure, ce monstre qui ravagera la Créte . Elle punit également Phèdre en lui insufflant un passion mortelle et coupable pour son beau-fils, le jeune Hippolyte, fruit de l’union de Thèsée et d’Antiope, la reine des Amazones. C’est d’ailleurs en combattant le Minotaure que Thésée va faire la rencontre d’Ariane, la soeur de Phèdre à laquelle il promet de l’épouser en échange du fil d’ Ariane, avant de finalement l’abandonner sur une île sur le chemin du retour. 

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Au moment où la tragédie débute, Thèse est parti depuis de longues années et sa jeune épouse souffre d’un amour qui lui empoisonne la vie : elle est tombée amoureuse de son beau-fils, retrouvant dans sa jeunesse les traits de son père à son âge. Cet amour peut être vu comme une sorte de malédiction divine et , le retour soudain de Thésée, coup de théâtre au début de l’acte IV, va précipiter le dénouement funeste. Phèdre laisse sa  confidente Oenone calomnier Hippolyte, l’accusant d’avoir tenté d’abuser de sa belle-mère. Phèdre est alors folle de jalousie car elle vient d’apprendre que le jeune homme, qui a repoussé ses avances , partage un amour réciproque mais impossible avec Aricie l’unique survivante des Pallantides, le peuple ennemi exterminé par Thèse avant de prendre le trône de Trézène. Racine réussit donc ici à concilier différents motifs tragiques de l’amour impossible .

Au début de la scène que nous étudions , Thésée qui vient d’apprendre le crime de son fils, laisse éclater sa colère et implore le Dieu Poséidon de l’aider à accomplir sa vengeance . Aux premiers regards échangés, Thésée peine à voir la trahison d’Hippolyte et voit plutôt la vertu sur le front de son fils. Il pose alors une question essentielle : à quel signes reconnait-on à coup sûr, la trahison : “ Ne devrait-on pas , à des signes certains / Reconnaître le coeur des perfides humains ? ” Tragédie amoureuse, Phèdre est également tragique à cause d’une erreur de jugement . Le père s’est fié à la parole d’une confidente , de son épouse et n’a pas pris en considération les dénégations de son propre fils qu’il condamne hâtivement , sous le coup d’une fureur qu’il peine à contrôler . 

Nous pouvons , dans cet extrait montrer comment la trahison apparaît et de quelle manière la colère de Thésée devient un instrument tragique ; 

La trahison

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Le mot perfide au vers 1 désigne à cette époque celui qui agit sournoisement, avec l’intention de nuire, en paroles ou en actions . Souvent associé  par métonymie comme adjectif à des parties du corps (regard perfide, gestes perfides) il peut désigner la personne toute entière  et devenir un substantif. Il est immédiatement suivi du mot monstre qui désigne celui qui n’appartient plus au genre humain ou qui se comporte de manière inhumaine.  Hippolyte est ensuite comparé à un ” reste impur des brigands ” triple dévalorisation ici ; Le mot reste , en effet, révèle des origines douteuses ; le qualificatif impur renvoie à la souillure de la trahison et remet en cause la naissance de cet enfant ; Son sort peut ainsi apparaître semblable à celui des brigands dont Thésée a purgé le pays; On voit à travers l’ emploi du verbe purger que la vengeance qui va s’exercer est justifiée par la monstruosité de l’acte commis ; Le roi mentionne  ensuite,au vers 4, un amour plein d’horreur et le mot fureur à la rime de l’alexandrin suivant , dresse un portrait peu flatteur de ce fils meurtrier monstrueux

La Punition du “traître ” 

Le vers 6 identifie Hippolyte comme une tête ennemie ce qui connote une hostilité du père et il lui reproche son infamie , mot utilisé pour qualifier des actes ignobles. La condamnation est l’exil qui frappe les criminels les moins pardonnables car les Anciens pensaient que le bannissement et l’opprobre, c’est à dire le fait d’être rejeté par tous, étaient des châtiments plus durs que la mort qui délivrait le coupable de ses tourments. La souffrance infligée par l’exil s’accompagne souvent d’une vengeance des Dieux qui poursuivent les criminels avec , par exemple, les Furies ou Erynies ( comme Oreste et Oedipe ) . L’ignominie du fils entache toute la lignée et le déshonneur va nécessairement rejaillir sur Thésée comme l’indiquent les vers 14 et 15 . S’il devient infanticide  et tue son fils de ses propres mains, Thésée déshonore son nom et craint qu’on ne retienne de lui que cet acte odieux : il a peur qu’en tuant son enfant cela ‘vienne souiller sa gloire “ . Sa réputation serait doublement ternie : elle l’est déjà à cause de ce “fils si criminel ” . Thèse menace alors Hippolyte et l’enjoint de fuir : l’anaphore de l’impératif aux vers 10,16 et 20 insiste sur la nécessité d’un décret immédiat et “sans retour “(vers 20) . Pour el spectateur, il est facile d’imaginer la fuite  éperdue du jeune homme ; c’est en fuyant pour avoir la vi sauve que le monstre marin va le précipiter vers sa fin de manière tragique te non sans faire preuve une dernière fois de bravoure.  Sa mort va alors attirer la compassion du spectateur qui le sait innocent du crime dont son père l’accuse. Le récit du messager Théramène qui rapporte à Thésée la mort de son fils est un des moments d'”émotion de la tragédie . En nous faisant revivre cet épisode , avec comme principal spectateur le père éploré , Racine emploie ici la double énonciation propre au spectacle théâtral. 

Une intercession divine : le prix de la vengeance 

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La colère de Thésée fait place à une invocation de la colère divine : le père furieux se tourne alors vers les Dieux pour qu’ils accomplissent sa vengeance en récompense des actes héroïques commis en leur honneur; Il s’agit d’une sorte d’échange de bons procédés et Thésée rappelle qu’il rendit service à Neptune en tuant “d’ infâmes assassins” et que le Dieu lui doit donc une faveur ” pour prix de mes efforts heureux / tu promis d’exaucer le premier de mes voeux ” Cette idée selon laquelle les Dieux s’engagent auprès des hommes et sont liés par leurs serments, contraste avec l’idée d’une fatalité aveugle et implacable; Neptune agit ici à la demande du père et parce qu’il lui doit un service. Le spectateur peut se douter que la promesse sera exaucée et il sait que le jeune homme est perdu doublement ; " j’abandonne ce traître à toute ta colère / étouffe dans son sang ses désirs effrontés . ”  Cette imprécation est véritablement tragique car d’une part, elle signe la mort d’Hippolyte injustement : il  est innocent du crime pour lequel son père l’a condamné et d’autre part, la trahison et le mensonge de Phèdre ont eu des conséquences tragiques : cette dernière se donnera la mort , suivant ainsi celle d’Oenone qui s’est jetée dans la mer en réalisant ce que sa fausse accusation avait déclenché .

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En conclusion, la colère du roi a ici des conséquences tragiques . Alors qu’il pense punir un traitre, Thésée sacrifie un fils innocent et n’ a pas démasqué la véritable trahison : celle de son épouse. Aveuglé par la colère et le ressentiment , il s’abandonne à ses passions et perd la raison en déclenchant le courroux des Dieux . La tragédie classique montre à quel point il est dangereux de suivre ses sentiments et de se laisser emporter par ses passions . Les Dieux finissent toujours par triompher et se vengent de ceux qui les ont offensés ; Vénus punit , à travers  la passion coupable de  Phèdre, les descendants d’ Hélios . Et Thésée paraît ici puni pour son orgueil démesuré et ses crimes passés. L’ironie tragique réside dans le fait que c’est à sa propre demande que s’empresse de répondre Neptune  en tuant son fils et en accomplissant une vengeance inutile.