09. mars 2020 · Commentaires fermés sur Phèdre : la passion est-elle une faiblesse de l’individu ? · Catégories: Dissertations sur oeuvre, Première · Tags: ,

Par définition, et depuis l’Antiquité qui met en scène des héros mythiques ,  le personnage tragique se confronte à des forces supérieures  et  lutte contre un destin imposé . Est-ce ce refus de la fatalité qui lui donne sa dimension héroïque ? En effet, on peut se demander ce qui caractérise le héros tragique et d’où lui vient sa force ou ,au  contraire, sa faiblesse ? Si l’on choisit les héros des pièces de Corneille, on constate qu’ils possèdent tous une force, un éclat, une forme de grandeur dans leurs actions; à l’exception du personnage de   Médée, qui est une meurtrière, Rodrigue dans Le Cid,  ou Auguste dans Cinna sont des modèles de bravoure et de courage; Ils possèdent également une grande force morale. Les héros de Racine paraissent davantage emprisonnés dans leurs passions et cette passion destructrice peut alors apparaître comme une faiblesse. Le tragique provient désormais davantage de la faute de ces héros imparfaits “ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants ” comme le dit Racine dans la Préface d’Andromaque. Voyons si la passion peut être considérée comme une faiblesse de l’individu , dans Phèdre et dans La Princesse de Clèves .

La recherche de la faute :  des personnages tous  coupables ? L’amour comme principale faiblesse ?

Lorsqu’on explore la matière tragique, on cherche souvent la faute des personnages afin de comprendre quel sens donner à la punition divine. Thésée, par exemple, est d’emblée qualifié de héros et son fils, admiratif sur ce point  rappelle ses nombreux exploits mais Hippolyte critique ouvertement ses conquêtes qui lui font horreur; Phèdre elle même le dépeint comme  “volage adorateur de mille objets divers ” : ( acte II, scène 5 ) Son fils fera mention de ses nombreuses conquêtes féminines dès le début de la pièce : “sa foi partout offerte , et reçue en cent lieux… trop crédules esprits que sa flamme a trompés. ( I, 1) On peut donc mesurer ici une part de responsabilité de Thésée qui justifie, en partie, les agissements de son épouse délaissée ; De plus, Hippolyte a une très mauvaise opinion de son père : ce qui ne facilitera pas leurs échanges. En étant séducteur, Thésée participe activement au malheur qui va le frapper et qui peut, sous un certain angle, apparaître comme une sorte de punition en rapport avec ses agissements passés. 

Le personnage de Phèdre incarne, à elle seule,  plusieurs facettes de la tragédie: d’une certaine manière, on peut penser que son point faible, c’est sa généalogie, cette famille  semi-divine qui lui  a, pourtant, transmis une hérédité monstrueuse. Petite fille du Soleil , qui a trahi le secret des amours de Mars et de Vénus, elle est également la fille d’une mère condamnée à s’accoupler avec un taureau .  La faute originelle semble incomber à son ancêtre  mais l’héroïne en subit les conséquences. Elle pourrait, de plus, à cause de son ascendance, partager ainsi une forme de fureur , sorte de rage animale, avec son demi-frère . Sa mort à la fin de la pièce rendrait au monde une forme de clarté, de pureté et servirait à effacer ses fautes .  Mais de quoi est-elle coupable au juste ? De se livrer à une passion incestueuse et immorale .  Dans sa préface, Racine précise qu’elle” est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur la première;" Et il ajoute qu'elle" fait tous ses efforts pour la surmonter“. Enfin, il admet qu’à ses yeux , “son crime est plutôt une punition des dieux qu’une manifestation de sa volonté “ ; Il va même jusqu'à adapter la tragédie d'Euripide dans laquelle le personnage de Phèdre accusait elle-même Hippolyte ; Ainsi le dramaturge la rend moins coupable mais la rend-t-il plus forte ? Sa volonté est vaincue en permanence par la force de sa passion; néanmoins, elle paraît, au début de la pièce, prête à mourir plutôt que d'avouer son amour odieux.Et elle finit par mourir après avoir révélé la vérité. Sa mort est- elle une forme de défaite ou marque-t elle le caractère inexorable de sa destinée ?

Oenone , dans la tragédie, incarne, elle aussi, une forme d’excès: celui de l’amour maternel passionné. Sa faiblesse : c’est son attachement pour Phèdre qu’elle a élevée et sur laquelle elle veille. Cet amour va la pousser à mentir et elle finira par être rejetée par Phèdre : ce qui causera sa mort; Voilà ce dont l’accuse la reine avant de la chasser : ” Et puisse ton supplice à jamais effrayer/ Ceux qui , comme toi, par de lâches adresses,/ Des princes malheureux nourrissent les faiblesses.”  Oenone est ici accusée d’avoir encouragé Phèdre à commettre une mauvaise action en laissant accuser un innocent  Le mot faiblesse  revient à plusieurs reprises  et désignerait,à la fois une forme de lâcheté morale et le fait de se laisser aller à cette passion criminelle. Oenone est donc accusée d’avoir encouragé la passion de sa maîtresse “les poussent au penchant où leur coeur est enclin ” Phèdre la renvoie en  la traitant de perfide et en l’accusant d’avoir abusé de sa faiblesse extrême .

Racine, par rapport aux versions antiques, a également modifié le personnage d’Hippolyte; Il a voulu en faire un jeune homme fier, qui s’est longtemps méfié du sentiment amoureux avant de rencontrer Aricie. Dans la pièce, Hippolyte est accusé d’avoir voulu abuser de sa belle-mère mais il aurait été repoussé à temps;  Cependant Racine avoue lui avoir donné” quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable aux yeux de son père , sans pourtant rien lui ôter de la grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre et se laisse opprimer sans l’accuser”; Voilà ce qu'ajoute Racine dans sa Préface :  ” j’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la soeur des ennemis mortels de son père ” On voit donc que la passion constitue bien , dans ce cas précis, une faiblesse de l’individu , que le dramaturge a choisie d’ajouter au caractère du personnage antique. Aux yeux du jeune homme, l’amour s’apparente donc à une tromperie et peut paraître comme une faiblesse ; Il va s’empresser de fuir Aricie lorsqu’il  se découvre un sentiment pour elle. “Et moi-même , à mon tour, je me verrais lié “ s’exclame – t-il en découvrant qu’il est amoureux

L’individu plus faible que les Dieux : l’homme écrasé par la fatalité

Deux dieux principaux sont à l’oeuvre dans la tragédie : Vénus qui  joue un rôle très important et Neptune , qui est à la fois , le père putatif de Thésée et celui qui va accomplir la vengeance de ce dernier en tuant son fils; En 1934, Cocteau définit ainsi la tragédie au théâtre : “une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un simple mortel ” On mesure à quel point l’homme paraît une faible créature dans ce contexte d’oppression divine.

Le rôle de l’idéologie janséniste dans la tragédie racinienne est important  : on peut , en effet,  lier le motif de la faiblesse à une lecture janséniste de la pièce ; Racine  aurait souhaité montrer , les tourments du péché. Dieu aurait abandonné le personnage de Phèdre à la perversité de son coeur en punition de ses fautes passées; Le jansénisme peut être défini comme un courant religieux, proche du catholicisme mais qui insiste sur la notion de faute et de péché originel; Selon ses adeptes, l’homme est une créature imparfaite et faible , par nature pécheresse . Le chrétien ne peut obtenir le salut que par la grâce divine et les élus sont très rares . “ vous aimez , dit Oenone à Phèdre/ On ne peut vaincre sa destinée/ Par un charme fatal, vous fûtes entraînée ( IV, 6 ) . En conclusion, la faiblesse du personnage serait un ingrédient essentiel dans la tragédie car elle permettrait aux spectateurs d’éprouver de la pitié pour les héros; Il faut qu’il puisse les plaindre sans trop les détester donc il faut les doter d’une bonté médiocre ou autrement dit , d’une vertu capable de faiblesse et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute. La notion de faute est bien ici une donnée intrinsèquement liée à l’idée de faiblesse.

L’individu confronté aux troubles de la passion : un combat perdu d’avance

Une lecture contemporaine nourrie des découvertes de la psychanalyse peut montrer Phèdre prisonnière d’un désir qui lui fait horreur mais qui s’impose à elle . Son sens moral et son sens du devoir combattent contre la force qui l’attire vers Hippolyte; cette force ne prend en compte ni les interdits de la société ni les liens familiaux ; On dit ainsi que le désir s’affranchit des loi set dse conventions ; Il n’a d’autre objet que la satisfaction d’une pulsion profonde de l’individu, indépendamment de ce qui l’entoure . La société peut juger Phèdre et parler de transgression ou de tabou, le personnage, animé par son désir , semble au-dessus des lois humaines . Impossible à vivre , cet amour interdit porte en germe la mort du personnage incapable de concilier une vie ne société avec une passion interdite et condamnée moralement. A plusieurs reprises , et notamment au premier acte , scène 3,  l’amour s’exprime donc comme une “fureur ”  “un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ” ; A la scène 5 de l’acte II, l’amour est ,cette fois, considéré comme une passion furieuse qu’il faut éradiquer pour purifier le monde ; Phèdre évoque le “feu fatal ” qui coule dans ses veines et les dieux qui s’efforcent de “séduire le coeur d’une faible mortelle” La passion paraît ainsi un instrument d’asservissement de l’individu : ce dernier , soumis tragiquement à cette force anihilante, peut tenter de la combattre mais il part perdant , vaincu d’avance, pourrait-on dire , du moins au sein de l’univers tragique; Il n’en va pas de même dans le roman précieux ou moral de la même époque ; l’être aimé prend les apparences d’un ennemi qu’il faut combattre de toutes ses forces alors qu’on l’idolâtre comme le rappelle Phèdre , à propos d’Hippolyte. La tragédie s’impose comme un tableau des dangers de la passion . Racine le fait dire à Oenone dans le quatrième acte , scène 6 : ” L’amour n’a t-il encore triomphé que de vous ? La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle / Mortelle, subissez le sort d’une mortelle. ” Elle semble montrer ici que toute résistance est inutile pour Phèdre, condamnée.

Un combat réussi contre la passion : le cas de La Princesse de Clèves

Contrairement à Phèdre qui n’échappe pas à sa tragique destinée, l’héroïne inventée par Madame de La Fayette démontre qu’il est possible de vaincre sa passion. Si l’amour y demeure un combat violent et une force contre laquelle il est difficile de lutter , l’individu, en se raisonnant , peut lui échapper . La Princesse fuit la présence du Duc de Nemours et si les réactions de son corps trahissent parfois son violent émoi, elle reste fidèle à des principes moraux légués par sa mère ; Dans son cas, son patrimoine familial est un atout pour résister à la passion et la crainte des conséquences l’emportera sur son désir. L’amour est présenté non pas comme un simple sentiment mais plutôt comme un mal physique et il est fréquent depuis l’Antiquité qu’on utilise la peinture des passions comme une menace pour les liens de la famille, de la société ; En somme pour tout ce qui peut figurer l’ordre ; En semant le désordre au sein de l’individu, la passion sème également le désordre dans leur entourage et c’est une des raisons pour laquelle elle doit être vaincue . La victoire de l’ordre signe ainsi la défaite de l’individu qui ne peut donner libre cours à ses sentiments personnels; Madame de Clèves demeure fidèle à son époux , à son mariage, à sa vertu  et à ses devoirs familiaux mais, pour maintenir cet ordre, elle renonce à son épanouissement personnel; L’individu s’efface au profit de la société à laquelle il appartient . La Morale et la vertu triomphent de concert. Le roman accompagne ici une forme de moralisation de la société en adaptant ce thème du danger des passions . Cette héroïne force l’admiration car elle ne succombe pas à sa passion .