25. novembre 2020 · Commentaires fermés sur Le mythe de Narcisse : la construction du Moi · Catégories: Terminale spécialité HLP

Cet article résume l’ouvrage de Pierre Péju illustré par le dessinateur Alfred , dans la collection Philophile, chez Gallimard qui est intitulé: Sommes- nous tous narcissiques ?

Le mythe de Narcisse est à mettre en relation avec le chapitre consacré aux variations du Moi .
Le point de départ de l’évocation du mythe repose sur la mode des selfies ; l’auteur considère que le selfie ne reproduit qu’une apparence de moi-même . Ces clichés peuvent-ils tenir lieu d’identité ? En offrant des images instantanées de moments successifs , parvient on à reconstituer l’unité du Moi ? L’enseignement de Socrate qu’on résume souvent par la devise : connais- toi toi même , signifie en fait que l’individu doit apprendre à accéder à son essence , à ce que nous avons tous en commun et qui définit une forme de stabilité , de permanence de notre Moi, ce qui nous constitue essentiellement. Le narcissisme contemporain , en fondant notre identité sur l’image que nous exposons publiquement et que nous mettons en scène , parfois sur les réseaux sociaux , va à l’encontre du précepte socratique . La fascination des images entraîne justement une confusion regrettable enter le désir de plaire et la recherche de soi . Le reflet se substitue à la réflexion .

Qui est Narcisse et en quoi son histoire nous intéresse-t-elle dans notre recherche de ce qui nous constitue ?

Ce jeune homme , selon les versions du mythe , est mort d’amour pour son reflet . Il était aimé par la nymphe Echo mais il la fuit comme il fuyait tous ceux qui l’approchaient et cette dernière se transforma, sous l’effet de la douleur , en rocher. Pour punir ce jeune homme qui était source de tant de souffrances amoureuses, la déesse Némesis ordonna qu’il aime éperdument et qu’il découvre la souffrance de ne pouvoir posséder qui l’on aime. Narcisse tombe alors en contemplation devant son propre reflet ( qu’il aperçut dans une mare d’eau )  et s’éprend de son image jusqu’à en mourir . A la place de son corps pousse alors une fleur jaune qui porte son nom.
Son existence est donc formée deux temps : d’abord il n’aspirait qu’à la solitude et refusait qu’on l’aime . Ce refus de toute forme de contact avec autrui a paru excessif et il a été puni pour avoir mis en équilibre l’équilibre du cosmos .

A l’époque moderne, le narcissisme est d’abord un terme clinique qui désigne le comportement selon lequel un individu éprouve un bien-être sexuel en caressant son propre corps . Par extension ,cette expression désigne aujourd’hui un amour excessif et parfois abusif de sa propre personne avec parfois le plaisir pris à contempler sa propre image. Etre narcissique c’est souvent dévaloriser autrui pour chercher à se magnifier. L’histoire de Narcisse intéresse les penseurs et les philosophes car elle met en scène une situation au sein de laquelle l’illusion l’emporte sur la réalité . Narcisse est trompé par ses sens et s’attache à son reflet : il s’éloigne ainsi de la réalité et du Vrai.
Pourtant Platon, lui aussi , reprend l’idée que s’aimer soi-même  est important avec l’histoire d’Aristophane dans Le Banquet . A l’origine des temps, les êtres humains étaient doubles : pourvus de deux identités mâles et femelles ; Ils étaient ainsi androgynes ; Zeus , pour les punir de leur orgueil, les coupa tous en deux moitiés qu’il mélangea. Chacune se met alors à errer autour du monde à la recherche de sa véritable moitié ; la recherche de l’amour s’apparente ainsi à une quête de sa moitié perdue . Dans cette perspective, l’amour authentique est défini comme la tentative de réunification de soi-même .

Le mythe de Narcisse sera réutilisé par la pensée chrétienne comme un avertissement contre la sensualité trompeuse et l’amour de soi-même qui mène l’homme à sa perte. L’Eglise demandera même des illustrations du mythe afin d’effrayer les chrétiens et de les mettre en garde contre la luxure et l’orgueil . L’homme qui se laisse abuser par son reflet, s’éloigne de l’amour de Dieu qui peut le punir par la folie, ou la mort ; Sa propre apparence , trompeuse, est assimilée à l’amour de la chair qui est condamnable .
Les philosophes insistent sur la nécessité de s’aimer soi -même dans la mesure où il s’agit d’un amour de ce qu’il y en nous d’universel et qui nous attache aux autres. S’aimer ne veut pas dire se préférer mais s’accorder de l’estime ;Pour exister en tant que sujet, l’homme doit enfin s’accorder de l’importance et vouloir préserver cet attachement existentiel .

Sigmund Freud, au début du vingtième siècle va contribuer à préciser cette notion de narcissisme dans le champ psychanalytique en la réservant à l’attitude du bébé dans le ventre de sa mère : ce dernier , en effet, ne se préoccupe que de son bien-être et n’aurait d’autre intention   que sa propre conservation, son instinct de survie. Ce premier stade est appelé narcissisme pulsionnel et se prolonge tant que le bébé est en symbiose avec l’organisme maternel dont il dépend. Il ne fait encore aucune différence entre son moi et le monde extérieur. Cette période précoce et limitée de l’état psychique et de la vie , constitue aux yeux de Freud, le stade , au fond de l’inconscient, le plus proche du bonheur et de l’amour absolu de soi . La construction de notre identité et de notre Moi propre passe donc inexorablement par la séparation avec cet organisme maternel auquel le bébé a la sensation d’appartenir. Cette étape fondamentale  où l’enfant reconnait son reflet dans une glace et se perçoit en tant qu’individu séparé est à la fois jubilatoire et terriblement angoissante . Jacques Lacan a nommé cette étape de la construction du Moi justement le stade du miroir.
Le petit humain peut alors avoir une vie sociale et aimer autrui : d’abord sa mère,qui devient pour lui une personne  séparée et ensuite sa famille, ses proches. En grandissant , cet amour premier va , peu à peu se transférer sur des personnes plus ou moins lointaines : c’est la découverte de l’amitié et des premiers émois amoureux . Le Moi aspire alors à retrouver cet état originel où il était comblé et en faisait qu’un avec sa mère : il aurait la nostalgie de ce « nirvana » pré existentiel et rechercherait , à travers le désir amoureux, à recréer , à reformer un tout avec l’être aimé. S’il est déçu par cette expérience , l’individu peut alors revenir à des formes de jouissance personnelle: ce que Freud a nommé le narcissisme secondaire . Cet état conduit à une fascination pour soi-même et à une préoccupation constante de son propre plaisir.
Beaucoup qualifient ce narcissisme secondaire d’égoïsme ou d’égocentrisme . Si nous en percevons souvent les défauts , il ne faut cependant pas oublier que l’égoïsme est aussi un mode de protection contre les attaques des autres et notamment contre des désirs non partagés. Etre égoïste c’est refuser de donner du plaisir à l’autre quand cela passe par ma propre souffrance : c’est ne pas consentir , notamment dans le domaine sexuel, à une relation non désirée .
En réalité, nous devons parfois nous retirer du monde pour nous sentir exister pleinement : le sommeil, cette parenthèse qui nous permet de libérer notre vie psychique par les rêves, est considéré , à ce titre par Freud , comme une parenthèse narcissique .

Le mythe de Narcisse est donc riche de significations et la littérature nous révèle différentes illustrations du narcissisme, notamment dans les contes; Ainsi, il existerait une blessure narcissique féminine, celle de la reine dans Blanche-neige par exemple, qui ne souffre pas de voir sa beauté égalée par une rivale, fut -elle sa propre fille; ce désir d’être constamment préférée trouve un écho dans l’interrogation lancinante envoyée au miroir dans lequel elle se contemple : suis-je toujours la plus belle ? La poursuite et la mise à mort des rivales , doit lui assurer de demeurer éternellement objet de désir ; on mesure ici à quel point le temps qui passe devient une menace pour le narcissique amoureux de son reflet : en abîmant l’image de soi , il dégrade l’idée qu’on se fait de soi-même ; La vieillesse, est à plus d’un titre vécue comme une dégradation sur ce plan narcissique.

Oscar Wilde a imaginé , dans un court roman fantastique qu’un jeune homme avait trouvé la solution : Dorian Gray, pour ne pas abîmer son image décide de faire vieillir son portrait peint , à sa place . Mais son reflet finit par le rattraper .
Un réalisateur américain Billy Wilder a eu une idée originale à partir de laquelle il a cherché à traduire la blessure narcissique liée aux effets du temps; Il a imaginé le personnage de Norma Desmond, ex- star du muet , actrice qui se désespère d’être tombée dans l’oubli avec l’invention du cinéma parlant. Réfugiée dans sa luxueuse villa , elle s’entoure de milliers de photos d’elle et meurt folle, persuadée que sa beauté est demeurée intacte. Ce film au titre évocateur Boulevard du crépuscule la montre qui se transforme en meurtrière et tue l’homme qui lui avoue qu’il ne l’aimait pas ; quand la police vient l’arrêter, elle croit qu’il s’agit des caméras du tournage d’un film . Elle a complètement perdu pied avec la réalité .

Les visages de Narcisse sont donc multiples : le type du narcisse lumineux ne songe qu’à se mettre en valeur, en lumière en scène, sous son meilleur jour meilleur profil. Il dépérit s’il n’a plus cet éclairage que lui apporte l’admiration des autres.Le narcisse de l’ombre , lui , se tient en retrait et se confronte rarement aux choses : il a peur que l’image qu’il se fait de lui-même ne résiste pas à un éventuel échec. Il se veut en permanence triomphant de tout et n’accepte pas le risque d’échouer car sa blessure narcissique serait trop forte ; Mauvais perdant, il accuse les autres de tricher et toute défaite lui est insupportable . Le narcisse exemplaire a toujours tout vu, tout fait et tout bon : il tient en permanence à ce qu’on remarque son abnégation, son sens du sacrifice et du devoir . On trouve aussi des modèles de narcisse jaloux qui critique tout et tout le monde et pense qu’en critiquant constamment les autres, il se grandit lui-même .Le narcisse manipulateur est une espèce dangereuse qui s’en prend à des êtres fragiles qu’il soumet ainsi facilement à son influence ; Ensuite il,les humilie et tente de les détruire ; derrière cette attitude d’humiliation se cache souvent les traces d’anciennes blessures et surtout une angoisse d’impuissance . Le narcisse hypocondriaque ne pense qu’à ce que son corps pourrait lui infliger et redoute une déchéance physique .

Et vous quel Narcisse êtes-vous plutôt ? Parce que nous sommes tous un peu des narcisses particulièrement à l’époque actuelle où l’individualisme bat des records. Dans les siècles précédents, les individus qui naissaient étaient fortement caractérisés par leur appartenance à une classe , un nom, une famille, un milieu . Leur place dans la fratrie était déterminante : par exemple , seul l’aîné héritait . Aujourd’hui , nous voyons apparaître des narcissismes de masse : un groupe proclame n’aimer que ceux qui sont fidèles à l’image qu’il a choisie ; Vu sous cette angle, le racisme est un narcissisme de groupe qui prétend  est la proclamation que certains gênes, certains individus appartenant à une même catégorie, sont supérieurs à tous les autres.

En conclusion, nul n’échappe au narcissisme car il fait partie de la construction de notre Moi mais si certains ne parviennent pas à dépasser ce stade, d’autres s’accommodent de leur part de narcissisme et se lancent dans l’aventure d’aimer les autres . S’il est important de continuer à s’aimer soi-même, un amour exclusif de soi peut mener à la folie : le Moi ne peut demeurer unique objet de désir sous peine de succomber à l’afflux des pulsions ; Nous devons donc restreindre notre part inhérente de narcissisme et apprendre à nous laisser aimer en acceptant d’être parfois,désiré , pour des raisons qui nous échappent . Accepter d’aimer l’autre, même (et surtout ) s’il ne nous ressemble pas et accepter que l’image que nous renvoie le regard de l’autre ,ne soit pas celle que nous contemplons chaque matin dans notre miroir, sont les deux conditions pour que notre Narcisse intérieur ne nous gâche pas la vie . Notre Moi se construit et s’enrichit ainsi par le jeu de l’altérité . Nous pouvons alors demander à notre miroir : « miroir, gentil miroir, dis-moi qui je suis »