( Voir l’introduction proposée sur le digipad Badine )
La tragédie racinienne libère la parole amoureuse qui marque souvent une forme de transgression : La longue tirade de Phèdre commence par une déclaration d’amour à Thésée qui , par glissements successifs, finit par révéler , sa passion pour le “charmant” Hippolyte. Le jeune homme , honteux , pense tout d’abord qu’il s’est mépris et qu’il a accusé , à tort sa belle-mère d’être amoureuse de lui . Alors qu’il souhaite se retirer , Phèdre entreprend de le détromper et avoue, cette fois sans détour, son amour . Elle ne joue pas avec les mots et dévoile les plus sombres secrets de son coeur .
Texte : De ” Ah cruel, tu m’as trop entendue..à délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.” Comment Phèdre exprime-t-elle ici, à la fois , les souffrances de sa passion et son caractère monstrueux ? Comment sa parole se libère-t-elle et met-elle son coeur à nu ?
Le premier mouvement présente , une fois de plus , Phèdre comme la victime d’une fatalité incontrôlable, le jouet de Dieux cruels.
–
L’émotion est ici poussée à son paroxysme, comme le montrent les points d’exclamation et l’interjection « Ah », ainsi que le terme d’adresse « Cruel » qui paraît ici désigner ici le jeune homme . On entend davantage la cruauté d’un amour non réciproque et la cruauté de la souffrance qu’il inflige, malgré lui , à sa belle-mère, par sa simple vue. La ponctuation expressive marque ici la violence verbale et annonce la violence physique.- La présence de verbes injonctifs semble traduire l’ emportement de l’héroïne contre la fatalité de cette passion. . Phèdre a désormais le pouvoir, celui de la parole libératrice : « Connais », « ne pense pas » : le temps n’est plus à la réflexion. Et la parole de Phèdre s’apparente à une révélation qui montre ce qu’on ne devait pas voir, qui met à jour ce qui était dans l’ombre . – D’ailleurs le terme ” fureur” qui peut être considéré comme manifestation de l’Hybris, cet orgueil humain démesuré, propre à la tragédie, est également une manière de rendre visible ce qu’on ne voyait pas : Phèdre est à présent hors de contrôle. La fureur désigne donc l’emportement du personnage : elle semble poussée par une force incontrôlable, propre à la passion . Le contraste est particulièrement frappant avec son aveu , qui tient en 2 mots : « J’aime ». et qui, pour le coup, est d’une grande sobriété alors que le mouvement précédent annonçait une montée en puissance . Cette sorte de chute , d’adoucissement , montre que c’est bien là l’essentiel de ce qu’elle voulait dire . Et pourtant, ce « J’aime » ressemble à une bombe à retardement. La précision en fin de vers « je t’aime » paraît touchante et fait résonner aux deux extrémités de l’alexandrin l’amour de Phèdre . Pourtant , très vite il apparaît que cet amour doit être combattu car il a un caractère infamant (dégradant ) : « fol amour », « trouble ma raison », « lâche complaisance », « poison », « feu fatal ». On retrouve ici le champ lexical de l’aliénation provoquée par la passion qui, pour les anciens, est assimilée à une malédiction divine .
Phèdre se présente ici comme une victime de la malédiction de Vénus, lancée contre toute sa lignée. Le terme « dieux » revient par trois fois, renforcé par la métaphore « vengeances célestes » et la métonymie «contre tout mon sang ». – Pour insister sur le caractère odieux de la machination dont elle est victime, elle se qualifie de « faible mortelle », sorte d’antithèse qui vient en contrepoint de « dieux » et qui démontre son impuissance ; Le registre pathétique est déployé pour faciliter la compassion du spectateur, qui , avec la terreur , est le ressort essentiel du spectacle tragique comme le démontre Aristote . Le spectateur, pour pouvoir s’émouvoir du sort de Phèdre doit considérer l’héroïne tragique comme une victime d’une fatalité qui la dépasse. Le personnage explique donc l’origine de cette passion incontrôlable , pour mieux tenter de se justifier aux yeux du spectateur et présente cet amour qui lui fait horreur comme le montre l’acmé de ce premier mouvement : « Je m’abhorre encore plus que tu ne me détestes » : formule frappante où on note , à la fois une gradation descendante et des effets d’ hyperbole. le verbe abhorrer signifiant un rejet très fort d’elle-même : elle se juge elle même coupable et se dégoûte.
– On retrouve également dans cette tirade l’idée que Phèdre a tenté de se prémunir contre cette passion mais que ces précautions ont été inutiles “ inutiles soins ” ce qui renforce l’ironie tragique : elle est justement confrontée avec cette arrivée à Trézène à ce qu’elle voulait “fuir ” : la tragédie devient un piège qui se referme sur un personnage et plus il cherche à éloigner le péril, plus le filet se resserre autour de lui . On voit donc ici qu’elle mène une lutte inutile contre elle-même. – Alors que le présent dominait le premier mouvement, c’est le passé qui est dès lors employé (passé composé + imparfait). : Phèdre se remémore la façon dont elle a cherché à lutter et fuir cet amour qui s’imposait à elle.- Elle cherche ainsi à prouver qu’elle n’est pas à l’origine de ses sentiments monstrueux, qu’elle n’a pas subi passivement le feu de la passion qui s’est mis à la consumer : elle a tenté d’agir en chassant le jeune homme ; Le champ lexical de la haine montre qu’elle l’a persécuté : «fuir », «chassé », «odieuse », «inhumaine », «j’ai recherché ta haine », « tes malheurs ». Cette idée est corroborée par le verbe « résister » mais la femme de Thésée a échoué avec cette stratégie ” Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ” Le dramaturge a combiné ici trois procédés d’écriture pour obtenir un effet maximal ; l’effet de chiasme avec ce croisement Je et Tu , l’ antithèse avec l’opposition haïr et aimer et enfin , la litote car ” je ne t’aimais pas moins ” signifie qu’elle ne parvient pas à chasser cet amour ; ce vers illustre ainsi les limites de cette lutte interne. Racine montre ensuite , de manière assez traditionnelle, les manifestations physiques de cette passion destructrice : ” J’ai langui, j’ai séché, dans les feux , dans les larmes ” Un nouveau chiasme ( languir est associé à larmes et signifie être triste et le verbe sécher est associé à l’action du feu ) matérialise les douleurs de Phèdre .- Malheureuse, elle inspire la pitié et elle implore Hippolyte ; La proposition subordonnée circonstancielle de condition « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder » a des allures de prière. Cette didascalie interne laisse imaginer l’attitude du jeune prince : en effet, on peut imaginer qu’il a détourné les yeux, sous le coup de cette révélation ; La honte qu’il ressent est d’avoir pu, à son corps défendant, inspirer cette passion à celle qu’il respecte comme étant l’épouse de son père .
Mouvement 2 : une nouvelle étape dans cet aveu : Phèdre revient sur la force qu’elle subit comme une fatalité . Les questions rhétoriques montrent qu’elle n’agit pas cette fois, de son plein gré mais poussée par des circonstances exceptionnelles . ” cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? ” le ton ici n’est plus celui de la supplique . La reine fait retour sur sa situation qui vient d’évoluer et met en avant son rôle de mère protectrice; En effet, en apprenant la “fausse “mort de Thésée son mari , elle craint les luttes pour le pouvoir; elle a peur que son beau-fils cherche à éliminer d’autres héritiers potentiels les jeunes enfants qu’elle a eux avec Thésée. Elle venait donc le prier “de ne le point haïr ” . On retrouve ainsi, un parallélisme de situation: elle le supplie , en quelque sorte, deux fois: une première fois en tant que mère et une seconde fois, en tant que femme amoureuse . Cette situation rappelle que les tragédies de Racine sont toujours sous-tendues par des drames politiques : l’amour n’y joue pas un rôle de premier plan.La ponctuation exclamative marque à nouveau l’effervescence qui anime la jeune femme. L’interjection « Hélas » souligne la perte de toute forme d’illusion et ne laisse à Phèdre que l’espoir d’une mort libératrice.
Mouvement 3 : Un nécessaire sacrifice sur l’autel de la passion . Elle conjure Hippolyte d’abréger ses souffrances grâce à de nouveaux verbes à l’impératif qui forment un parallélisme et une antithèse : « Venge-toi » / « Punis-moi » : de victime, elle devient coupable et présente sa mort comme une solution avantageuse alors que quelques instants plus tôt, elle venait plaider pour la protection de ses enfants; On remarque la contradiction du personnage en proie à un accès de folie passionnelle ; Souvent , sous l’effet de la passion, les sentiments se mêlent et et le discours peut paraître incohérent. Sa prière fait appel aux qualités héroïques du jeune homme qui en la tuant, accède au même rang que son père et répète les exploits de ce dernier; On se souvient, en effet que Thésée est un chasseur de monstres célèbre et qu’il a accompli de nombreux exploits comme le fait de tuer le Minotaure . Hippolyte peut ainsi , symboliquement, se hisser au même rang que son père dont il devient le digne fils . Le vers suivant contient cette idée « Délivre l’univers » est une hyperbole qui accentue la monstruosité de Phèdre et permet au jeune homme de “devenir un digne fils de héros ” c’est à dire d’agir, à son tour , en héros. En se jetant sur son épée, Phèdre fait appel, à la fois à son orgueil et à son sens du devoir . Le champ lexical de l’amour trouve encore sa place dans une sorte de gradation tragique « un cœur trop plein de ce qu’il aime », « un odieux amour»: on assiste à une métamorphose de cet amour, qui correspond à la métamorphose monstrueuse de Phèdre elle-même : elle fait corps avec ses sentiments. Le vers résonne comme une sentence irrévocable. Notons enfin qu’elle emploie une périphrase pour se désigner « la veuve de Thésée » mettant en lumière ainsi son statut de belle-mère. Elle se présente non seulement comme un “monstre affreux “mais ses paroles sont autant d’appels à la haine. Comme si, par ses mots, elle tentait de convaincre Hippolyte de passer à l’acte . Le tour présentatif “Voilà mon coeur” est à prendre à la fois au sens propre comme une didascalie interne : elle désigne sa poitrine comme cible. Mais on peut également y lire la thématique de l’aveu dans le sens où elle a mis son coeur à nu .Elle adopte une attitude héroïque en es déclarant “impatiente” de mourit pour pouvoir expier sa faute ; On retrouve ici la valeur chrétienne de l’expiation et du châtiment des offenses. Elle s’avance ici au devant de son trépas en demandant au jeune homme d’être l’instrument de sa mort ; Ce qu’il va refuser et son refus obliger aPhèdre à recourir au suicide . le rejet “Frappe ” donne uen allur etragique à cet impératif . Cependant l’héroïne anticipe un possible refus et se déclare , dès lors, prête à utiliser elle-même l’épée . Les trois raisons invoquées se complétent et sont quelque peu redondantes : indigne de tes coups, ta haine , un sang trop vil ” ; On retrouve l’idée que la souffrance doit être supérieure à la mort et qu’un héros ne se salit pas les mains en tuant un ” monstre ” ; elle ne mérite pas de mourir de la main de son beau-fils et devra donc se tuer elle-même. Cette scène se termine par la sortie précipitée de Phèdre qui , à la demande d’Hippolyte, entre dans le palais pour se cacher: ce qui met un terme à leur face à face. Ils ne se reparleront plus jamais jusqu’à la fin de la pièce. Après la mort du jeune homme, Phèder avouera alors à son époux toute la vérité avant de mourir , sosu l’effet du poison qu’elle a avalé.
En conclusion : Phèdre, en se déclarant à Hippolyte, vient de franchir un point de non-retour. Déclenchant , à plusieurs reprises , la pitié du spectateur elle s’inscrit dans cet aveu monstrueux comme une véritable héroïne tragique, victime de la fatalité et de l’hybris. A la fois victime et coupable, elle fait corps avec ses sentiments et envisage la mort comme remède à ses tourments. Les paroles de Phèdre seront lourdes de conséquences et la tragédi eest en marche . Cette épée qui devait servir à tuer Phèdre va ensuite jouer un rôle crucial dans la tragédie car elle va servir de preuve à la tentative de viol dont Oenone, la confidente de Phèdre, va accuser Hippolyte . Le quatrième acte s’ouvre, en effet , avec l’entrevue entre Thésée et Oenone qui accuse Hippolyte : le roi reconnait l’épée de son fils entre les mains de la nourrice ” j’ai reconnu le fer, instrument de sa rage/ ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage .” Thésée convoque son fils et convaincu de sa culpabilité , il lui lance ” il fallait en fuyant ne pas abandonner le fer , qui dans ses mains aide à te condamner . Un monstre marin sortdes flots à la demande de Neptune et tue le jeune homme innocent .La tragédie est en marche, et rien ne pourra plus l’arrêter. Cette épée est devenue l’agent du destin d’Hippolyte . Les paroles de Phèdre ont déclenché l’engrenage tragique.