12. février 2020 · Commentaires fermés sur Une apparition troublante : Frédéric tombe sous le charme d’une mystérieuse inconnue dans l’Education Sentimentale de Flaubert .. · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: , ,

Un rencontre amoureuse peut constituer un moment décisif dans le parcours d’un personnage ou ne représenter qu’une possibilité qui tourne court. Gustave Flaubert peint dans L’Education Sentimentale un véritable coup de foudre qui va durablement marquer son héros à tel point qu’il ne réussira jamais à trouver la volonté ou le courage ou la force de transformer cet amour idéalisé en amour “vécu”.  L’individu se heurte à plusieurs obstacles de taille: barrière de la morale tout d’abord car la femme aimée est mariée et mère et barrière sociale car Frédéric,  doit élaborer des stratégies matrimoniales pour s’élever dans la société et Marie Arnoux ne peut lui, être, sur ce plan, d’aucune utilité . Voyons comment l’auteur nous décrit cette rencontre déterminante pour le destin du personnage .

D’emblée la rencontre est présentée comme une apparition et cette femme inconnue se pare des attributs d’une divinité. Sa solitude parait d’emblée subjective et soumise à caution car le narrateur précise “du moins il ne distingua personne “ Cette remarque laisse à penser que le regard du personnage est sous l’emprise d’un choc; En effet, sur ce bateau qui transporte de nombreux voyageurs de Paris à Rouen, il y a sans doute beaucoup de monde mais la rencontre est ainsi mise en relief dans sa dimension extraordinaire; Cet éblouissement que subit le héros à la ligne 3 , a pour origine les yeux de la mystérieuse inconnue; Le jeune homme , pour autant , ne l’aborde pas ; Son corps accuse lui aussi le coup de cette rencontre car “il fléchit involontairement les épaules ” ; ce geste souligné par le narrateur traduit une forme de soumission, de passivité  et même d’asservissement de Frédéric ; la femme est ici vue comme une déesse devant laquelle il se prosterne ; Il n’ose lever les yeux vers elle que lorsqu’il se trouve “plus loin” ;  Cette attitude du personnage peut passer pour une grande timidité ou une forme de peur, ou même une marque de son inexpérience ; Frédéric, rappelons, est âgé de 18 ans.

Le second paragraphe établit un portrait plus précis de la jeune femme  du point de vue du jeune homme ébloui comme l’indique le verbe : il la regarda.  La description suit  l’ordre canonique, du haut en bas; le chapeau de paille rappelle la lumière de cette belle journée d’été et les rubans roses sont ici personnifiés : comme le coeur de Frédéric qui s’emballe sous l’effet du coup de foudre, les rubans “palpitaient au vent ” Le regard descend et contemple les cheveux, dissimulés sous des bandeaux qui entourent “amoureusement” l’ovale du visage; Là encore, l’adverbe reflète les sentiments du jeune homme  et indique qu’il est bien à l’origine des perceptions ; La robe , autre élément de séduction , est également mise en valeur ; la légèreté du tissu, la mousseline, la couleur “claire ” évoquent un cadre lumineux: celui, romantique, à souhait d’une belle journée d’été. Flaubert fabrique un cadre idyllique à cette rencontre dont on devine pourtant la banalité; En effet, elle ne paraît extraordinaire que pour le personnage. Cette femme se donne à voir comme si elle était le sujet d’un tableau et ” sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu “.  Nous sommes déjà dans une visions fantasmée .  Cette belle inconnue va devenir l’incarnation du mystère amoureux :  elle demeure immobile telle la statue d’une divinité et le personnage se ridiculise à l’observer en la contournant de peur d’être vu; Cette tentative de dissimulation peut déjà nous transmettre certaines informations ; Frédéric craint d’être repéré et il paraît bien maladroit ; à la ligne 12, le verbe se “planta” a plutôt des connotations négatives et le choix de la position, derrière l’ombrelle, renforce l’idée d’un personnage peureux qui se cache et veut voir sans être vu. Il fait d’ailleurs semblant d’observer une chaloupe sur la rivière ” La passivité du héros est déjà bien présente au cours de cet épisode et l’un des enjeux du roman va, justement consister, à montrer son absence d’évolution .

Pour autant, c’est l’éblouissement qui domine encore avec l‘expression hyperboliquejamais il n’avait vu cette splendeur ” : la négation contribue à rendre encore plus exceptionnelle la beauté de la jeune femme : les éléments du portrait changent de nature et deviennent plus clairement l’expression du désir du jeune homme : le regard se porte sur “la séduction de sa taille ” ligne 14 et “cette finesse des doigts que la lumière traversait ” . Le narrateur montre la femme  en train de broder , activité somme toute, très ordinaire à cette époque et Frédéric semble quelque peu naïf et transporté par ses sentiments . C’est pourquoi on peut penser que la réalité est transfigurée grâce à l’utilisation du point de vue interne.  ; Les objets les plus triviaux lui apparaissent comme des trésors : il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement , comme une chose extraordinaire . ” On trouve, dans cette formulation, l’association d’un lexique très fort comme le mot “ébahissement ”  lui-même associé avec une comparaison quelque peu redondante , “extraordinaire ” : cette sorte de tautologie  rend le personnage un peu “ridicule “. Flaubert montre, de cette manière, à quel point la passion peut transformer notre vision des choses; Frédéric souffre déjà d’une sorte de désir insatiable qui se traduit par une litanie de questions ” quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ” peut -on lire à la ligne 15 . Il veut littéralement tout savoir de cette mystérieuse inconnue ; Son désir semble sans fin ; cette fois c’est l’ énumération des objets qui lui sont associés qui  permet de traduire la force de cette passion quasi instantanée : “ il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait .”  Le désir du héros tente de s’emparer de l’objet qu’il convoite dans une sorte de possession symbolique ; De même que son regard la cerne et l’entoure, ses pensées tentent  également de cerner de son existence toute entière . Cette convoitise est présentée comme douloureuse: on retrouve ici le paradoxe amoureux; En effet, le sentiment amoureux occasionne à la fois une grande joie et une grande souffrance à la pensée que l'objet que nous convoitons , pourrait nous échapper . Le narrateur tente de décrire avec davantage de précision, la nature du désir éprouvé par Frédéric: il élimine la simple possession physique pour faire référence à une forme de désir  supérieur , plus profond et plus total, qui n’est pas sans évoquer l’adoration religieuse. En effet, les mystiques s’efforçaient d’entrer en contact avec le divin  et d’unir leur esprit à une réalité supérieure : ils pouvaient parfois s’abandonner à des formes de contemplation qui pouvaient aller jusqu’au retrait du monde . La subordonnée finale ” une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ” pourrait être empruntée au vocabulaire religieux pour, justement, caractériser, l’expérience mystique.

L’écrivain s’amuse maintenant à nuancer ce tableau religieux qui pourrait ressembler à une adoration de la Vierge avec l’apparition, non seulement de l’enfant mais également de la nourrice de ce dernier “une négresse”  ( l 20 ) ; le terme ici n’est pas péjoratif mais désigne simplement une femme de couleur . La mystérieuse inconnue est donc d’un statut bourgeois car elle a une domestique et probablement mère car elle prend l’enfant sur ses genoux. Il ne s’agit donc pas d’une rencontre entre deux jeunes gens qui semblent promis l’un à l’autre . Le jeune héros est ici fasciné par une mère de famille : ce qui peut heurter la moral et  on devine une liaison adultère se profiler si la femme est mariée. La précision “déjà grande ” ,  à propos de  l’enfant ,indique que les deux personnages n’ont pas le même âge et là encore, la différence d’âge ainsi que  le fait qu’un très jeune homme tombe amoureux d’une femme plus âgée, peut heurter certaines convictions morales d’un lecteur en 1860. Dès les premières lignes de cette rencontre amoureuse, le romancier prépare l’évolution de l’intrigue entre son héros, Frédéric et celle qu’il considérera comme le grand amour de sa vie mais aucun des deux personnages ne parviendra à vaincre les obstacles qui les séparent .

Marie Arnoux devient un objet de fantasme mais le héros ne transformera jamais cet amour en réalité partagée. Lorsqu’à la fin du passage, il se décide à intervenir pour rattraper son châle qui allait tomber à l’eau à la ligne 26, il peut , grâce à ce geste créer un premier contact mais il ne réussira pas à aller plus loin que de simples formules de politesse. C’est son imagination qui prend le dessus et il rêve à toutes les fois où son châle a servi à la réchauffer; Par l’intermédiaire de cet objet fantasmé, le narrateur nous fait lire son désir : “en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans. ” Les allusions sont claires et indiquent une forte attirance et un désir de partager l’intimité de Marie, d’être, en quelque sorte, à la place de son châle. Frédéric devient , par son geste , “le rattrapa ” une sorte de héros mais nous sommes bien loin de l’idéal chevaleresque .

Flaubert met en scène , au début du roman, une rencontre amoureuse qui s’apparente à un coup de foudre mystique et laisse deviner au lecteur perspicace que cette liaison est condamnée à échouer car le personnage a donné à la femme le statut d’une divinité inaccessible . En choisissant , qui plus est, une femme mariée et déjà mère, le romancier cherche également ,  à nous faire réfléchir à la manière dont la société de son époque tolère ce type de liaisons . Marie Arnoux sera sur le point de succomber à l’ardeur des sentiments du jeune homme mais , comme La princesse de Clèves, elle ne se résoudra pas à devenir la maîtresse de Frédéric; le jour où ils avaient rendez-vous à l’hôtel, son enfant est tombé malade et elle y a lu comme un signe du destin; elle ne s’est donc pas rendue au rendez-vous et Frédéric fut fou de rage et de tristesse. L’occasion se représenta quand elle fut plus âgée

 Vous trouverez la totalité de la fiche avec le lien suivant : http://keepschool.com/fiches-de-cours/lycee/francais/education-sentimentale.html

Le projet du roman et ses grandes lignes

Le romancier Gustave Flaubert s’est librement inspiré de l’amour absolu et platonique qui le lie à jamais à Mme Schlésinger, cette femme qu’il rencontra jadis, il n’avait pas seize ans. « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération, écrit l’auteur ; “sentimentale” serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive. » Comme on peut s’en douter dès leur première rencontre, cette passion en sera jamais assouvie car le héros idéalise cet amour .Le roman met en scène les ambitions passives de Frédéric Moreau. L’intrigue se résume à la vacuité d’une carrière amoureuse et sociale ratée. Loin de l’image d’un héros romantique entreprenant et ambitieux ,  Frédéric Moreau est bien plutôt un anti-héros. Sa passion pour Marie Arnoux, jamais démentie, jamais aboutie, se résume à une contemplation  plus ou moins perturbée par les mouvements sociaux et politiques de 1848. Ses ambitions sociales, politiques et matrimoniales échouent successivement, Il symbolise à lui seul toute une génération, l’échec d’une jeunesse romantique face à la société bourgeoise et à l’Histoire. Marie Arnoux est la femme adulée. Épouse d’un bourgeois , mère de deux enfants, elle est pour Frédéric l’amante idéalisée, une promesse de bonheur. À la voir, il éprouve « une sorte de crainte religieuse ». Vingt ans plus tard, il la retrouve, et voit « ses cheveux blancs.  » Son désir pour elle est contrarié par quelque chose « comme l’effroi d’un inceste », la crainte du dégoût ou de l’embarras, et le désir de « ne pas dégrader son idéal ». Autour de Frédéric graviteront d’autres figures féminines secondaires. Louise Roque, jeune fille riche et amoureuse qu’il finira par épouser et qu’il quittera, Mme Dambreuse, mondaine parisienne, dont il deviendra l’amant  et Rosanette, courtisane facile avec laquelle il aura une liaison mouvementée, faite de séparations et de retrouvailles  . Aucune de ces trois femmes ne semble pourtant rivaliser avec cet idéal incarné qui obsède Frédéric et qui constituera un échec supplémentaire dans sa vie faite de ratages successifs.