10. octobre 2020 · Commentaires fermés sur Perrette et le pot au lait : lecture linéaire · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: ,

Jean de La Fontaine est un     auteur et  poète  français du courant classique  dont l’histoire littéraire retient essentiellement les Fables, dont certaines  sont inspirées d’Esope   une . La plupart de ses fables, en nous donnant des leçons de sagesse , confirment son ambition de   moraliste. Proche de Fouquet, son premier mécène mais également son ami  , Jean de La Fontaine restera longtemps  à l’écart de la cour royale après sa disgrâce .  Il fut, en effet, écarté de la Cour pour avoir pris la défense du surintendant des finances contre le roi en écrivant un poème satirique : Elégie aux nymphes de Vaux ( Vaux le Vicomte était la demeure de Fouquet). De retour à la Cour, il fréquente alors les  salons et les cercles  littéraires   comme celui de Madame de La Sablière qui deviendra l’une de ses protectrices.
Composé à partir de 1878, le second recueil de fables, dédié à Madame de Montespan  comporte 4 livres  et plus de 70 fables. La laitière et le pot au lait : appartient au Livre VII des Fables. L’animal n’est plus ici le personnage central du récit : le fabuliste met en scène une jeune paysanne entreprenante qui se rend à la ville et rêve de fortune.  Son imagination va la mener très loin Comment l’auteur met-il en scène le bonheur et ensuite le malheur de Perrette  et quelle leçon devons-nous retenir ? 

Lecture linéaire 
L’histoire raconte les malheurs de la jeune laitière Perette. Cette fable est inspirée d’une nouvelle d’ un écrivain du seizième siècle, Bonaventure des Périers . Récit composé de 2 parties en écho, la fable montre d’abord la construction des rêves de la jeune femme avant de révéler, avec un coup de théâtre, sa terrible désillusion. Derrière cette histoire, simple en apparence, se cache en fait un  véritable débat philosophique important au 17ème siècle : celui qui tourne autour de la question des puissances et de la force de l’imagination et qui  oppose libertins et dévots.
 

Au vers 1 commence la présentation de Perrette avec, en premier lieu, l’objet le plus important du récit :  le fameux « pot au lait. ». La jeune femme a pris ses précautions et, avec l’art du détail qui le caractérise, le fabuliste, précise qu’elle a installé un « coussinet. » sur lequel elle va caler le précieux récipient. Elle a donc conscience de ce que cela représente et agissant en jeune femme raisonnable,  elle a décidé de porter des vêtements confortables pour « être plus agile  »Les précautions prises par la jeune fermière prouvent qu’il ne s’agit nullement d’une écervelée mais au contraire , de quelqu’un de réfléchi qui a bien conscience de transporter un trésor . La Fontaine nous fait donc apprécier ce personnage qui cherche justement à ce que tout se passe pour le mieux. Son souhait est affiché dès le vers 3  : elle « prétendait arriver sans encombre à la ville. » Cependant, le lecteur perspicace aura déjà noté la présence de ce verbe prétendre qui annonce que les chose ne se passeront  pas comme prévu.
Perrette donne une impression positive et elle sacrifie sa coquetterie, son désir de paraître belle afin de pouvoir marcher plus vite : ses « souliers plats» au vers 6 , sont la preuve qu’elle a opté pour une tenue pratique et sans fioriture . De plus, l’utilisation du pronom possessif « nôtre» au vers 7, amène une certaine complicité entre le personnage, le fabuliste et le lecteur.  La jeune Perette est donc présentée comme une brave jeune fille qui va vendre au marché le lait de sa vache. Mais ses pensées lui échappent  : le mot « pensée » au vers 8 est ici employé dans le sens de son imagination. Elle commence à imaginer tout ce qu’elle va pouvoir acheter avec l ’ argent de la vente et la fable développe alors le rêve de la jeune femme à partir du vers 10.
Elle  imagine d’abord qu’elle va pouvoir acheter des œufs qui vont lui procurer des poussins à une allure rapide comme l’indique l’expression du vers 10 : « triple couvée »

L’adjectif « diligent » qui signifie rapide, efficace, est   associé au nom « soin » au vers 11 : cela nous montre les efforts fournis par la jeune paysanne qui se voit déjà à la tête d’un poulailler tout entier. Le fabuliste souligne, avec humour, son empressement à imaginer une fortune extrêmement rapide. Par une série de liens logiques, on passe des poussins aux « poulets autour de ma maison. La fortune de la jeune femme s’agrandit visiblement et ensuite l’achat un cochon est envisagé grâce à l’argent de la vente des poules. Pour l’époque, l’achat d’un cochon représente quelque chose de très important car il peut nourrir toute une famille pendant longtemps  en leur fournissant notamment sa viande . Dans les campagnes, on partage le cochon lorsqu’on le tue et c’est l’occasion de se rassembler autour d’un repas en commun et surtout de pouvoir manger à sa faim. En effet, le thème de la faim est omniprésent dans Les Fables : c’est la préoccupation principale des animaux mais aussi celle de nombreux humains. . 

Perrette ne néglige pas ce qui pourrait lui arriver et se montre, encore une fois , plutôt prévoyante en imaginant, par exemple, le danger constitué par un  éventuel « renard »  au vers 14 dans le rôle du prédateur naturel des poules.  Mais même en dépit de ce risque, elle considère que sa fortune est faite. Son esprit semble ne plus vouloir s’arrêter et on passe du cochon à une nouvelle vache. 

A chaque étape de son raisonnement, elle tente cependant d’imaginer tout ce qui pourrait  arriver ;  Ainsi, au vers 15, si elle anticipe d’éventuels dégâts causés par le renard, elle demeure optimiste en précisant que le porc lui coutera peu en nourriture .Son imagination lui permet de  se projeter dans le futur en rêvant que le cochon va grossir et deviendra, au vers 17 de « grosseur raisonnable » pour pouvoir être vendu.  En fait, elle voit son argent grossir au fur et à mesure qu’elle se laisse emporter par son rêve : le « prix de son lait » au vers 9 devient au vers 18 de : « l’argent bel et bon »   pour constituer, au vers 25 , une véritable « fortune »

Les futurs comme au vers 18 : «j’aurai » ou au vers 19 la question oratoire : « qui m’empêchera de mettre en notre étable ? »  nous transportent nous aussi dans le    futur idyllique de la jeune femme . La chute est d’autant plus brutale qu’elle est marquée par le passage du rêve à la réalité avec une astuce du fabuliste qui superpose justement les rêves de la jeune fille à sa réalité. Au moment où elle est  en train d’imaginer sa nouvelle vache avec son veau « sauter au milieu du troupeau », la jeune fille se met elle aussi à sauter de joie. Emportée par l’allégresse, ce saut lui fait renverser le lait qu’elle portait sur la tête. Son rêve s’écroule car le précieux liquide se répand sur le sol ; « Sa fortune »est ainsi répandue au vers 25 et on peut souligner ici le double sens du mot répandre. Il s’agit d’un jeu de mots car la fortune de Perrette s’était répandue, au sens figuré, dans son imagination pour finalement se répandre, au sens propre, sous la forme du lait qui tombe, au vers 23. Le fabuliste prend note de sa terrible déception en introduisant une énumération au vers 23 : « adieu veau vache cochon couvée ».  La Fontaine reprend les termes de cette énumération dans l’ordre inverse de celui dans lequel ils sont apparus dans le récit , comme une sorte de film que l’on déroule à l’envers. L’humour vient ici de plusieurs procédés qui se cumulent. On note, tout d’abord, l’utilisation du verbe sauter dans les deux plans : c’est en imaginant la vache sauter « au milieu du troupeau » que Perrette l’imite et ce faisant, brise son rêve au moment où il était le plus délicieux. Cet « adieu » marque également la tristesse de la jeune femme qui perd  le lait et tout ce qu’elle imaginait avoir gagné. La Fontaine mentionne même les conséquences de cette perte. Perrette va devoir affronter au vers 26 la colère de son mari et il place à la rime, l’adjectif marri qui désigne, dans ce sens, son désarroi. Encore une forme d’humour avec cette rime pour l’oreille.

La jeune femme risque même d’être battue pour avoir perdu le lait qu’elle allait vendre. Est-elle ainsi punie de s’être laissé aller à imaginer sa fortune ? C’est ce que le lecteur pourrait penser mais le fabuliste lui indique qu’il faut considérer cette histoire comme une farce, au vers 28 c’est-à-dire en rire. A cette époque, le mot farce est surtout associé aux pièces de théâtre comiques qui se jouent sur les places des villes et qui montrent, avec un humour souvent grossier, les méchants punis. C’est donc sur le mode de la plaisanterie qu’il faut lire cette fable qui délivre alors une morale.

A partir du vers 30, le récit dont Perrette était l’héroïne se transforme en leçon de sagesse et l’auteur s’adresse directement à ses lecteurs sous la forme d’une question oratoire : « quel esprit ne bat la campagne » : l’expression figurée battre la campagne signifie ne plus savoir où l’on va, être égaré. Cette idée est reprise au vers suivant par une expression imagée similaire : faire des châteaux en Espagne. L’origine de cette expression médiévale est controversée. Certains prétendent que lorsque les Maures envahirent le sud de l’Espagne, les soldats espagnols préférèrent détruire leurs châteaux plutôt que de les voir conquis par les envahisseurs. D’autres pensent que c’est parce qu’ils n’avaient pas de véritables châteaux fortifiés dignes de ce nom en Espagne que la péninsule andalouse fut si rapidement conquise par les Arabes venus du sud par le détroit d’Algésiras. Quoi qu’il en soit, à l’époque de La Fontaine, imaginer des châteaux en Espagne veut dire tout simplement rêver à quelque chose qui n’existe pas , faire des projets utopiques qui ne se réaliseront jamais ; Au vers 32, le fabuliste cite deux personnages célèbres pour illustrer sa leçon de morale : l’un fictif qui provient des romans de François Rabelais et un héros qui vient de l’histoire romaine . Picrochole est un mauvais roi qui attaque, pour une raison futile, le royaume de Grandgousier le père du géant Gargantua et qui voit ses armées se faire massacrer ; Quant à Pyrrhus, c’est un roi d’Épire qui réussit finalement à gagner des batailles contre les Romains mais au prix de terribles pertes pour son peuple. Une victoire à la Pyrrhus désigne ainsi une victoire qui est, en réalité, une défaite pour le vainqueur dont le pays est détruit. Ces deux personnages représentent chacun des exemples de folie alors que la Laitièreparait bien plus sage. On remarque ici que le conteur place son personnage au même rang que les deux précédents, un peu comme s’il devait servir, lui aussi, d’exemple pour les lecteurs. La leçon de morale devient ainsi universelle : en partant de trois personnages qui résument « autant les sages que les fous » au vers 33, le fabuliste démontre que l’imagination est une puissance qui nous « emporte alors nos âmes » au vers 35. Personne ne peut vraiment lui résister car elle possède le pouvoir d’agir sur nos esprits de manière séduisante : comme « une flatteuse erreur. » Elle trompe donc notre esprit donc et nous devons nous en méfier mais pourtant, La Fontaine reconnaît, au vers 34, qu’il « n’est rien de plus doux » que de rêver. Pour désigner l’activité de notre esprit, il emploie même  une antithèse  au vers 34 : « chacun songe en veillant ». Le verbe songer dans les Fables est souvent employé avec le sens de mensonge plaisant comme par exemple dans Les Obsèques de la Lionne où on retrouve dans la morale finale le conseil suivant  « amusez les rois par des songes et ..vous serez leur ami. » La fable se termine sur une sorte de mise en garde amusée : La Fontaine rappelle que chacun est susceptible de se laisser aller à rêver qu’il est le roi du monde et que « les diadèmes vont pleuvant sur ma tête »  image hyperbolique  au vers 41 qui signifie que le rêveur se croit le maître de toutes les richesses du monde ; Ici le diadème est la métonymie à la fois de la richesse et du pouvoir car les empereurs et les princes portent un diadème sur le front, qui est souvent constitué de pierres précieuses.
Au 17ème siècle, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, Jean La Fontaine, à la différence d’écrivains comme Pascal et Bossuet,  qui soutiennent tous deux le parti dévot, ne condamne pas clairement  l’imagination même s’il en montre les dangers. Il nous met en garde, de manière plaisante, contre la déception qui peut naître, d’avoir pris ses rêves pour des réalités.  Cette fable nous rappelle qu’il faut nous méfier de notre imagination et garder les pieds sur terre sinon nous serons déçus et nous nous retrouverons comme Perrette, « gros Jean comme devant » au vers final. Gros Jean était un personnage de farce utilisé pour sa bêtise : il ne retenait rien de ce qu’on lui expliquait . Le fabuliste montre avec ce personnage que Perrette se retrouve bête d’avoir perdu son lait et qu’il faut que cela lui serve de leçon . Malgré elle , son imagination a pris les rênes de sa raison et l’a emportée dans un royaume imaginaire où elle était devenue la reine .