21. octobre 2021 · Commentaires fermés sur L ‘illusion Comique : une comédie étrange de Pierre Corneille · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags:

Pierre Corneille fait partie des trois dramaturges les plus connus du classicisme avec Molière et Racine . Surtout célèbre pour sa tragi-comédie Le Cid  qui retrace les amours contrariées de Chimène et de Rodrigue, il compose en 1635, juste avant Le Cid  sa septième pièce,  une comédie étrange qui aborde le sujet du… théâtre .  Voyez plutôt ..

Cette pièce possède en effet une particularité car elle défend le métier de dramaturge et celui de comédien. L’action de la pièce se déroule en France, dans la grotte d’un  curieux magicien  réputé pour ses pouvoirs: le mage Alcandre . Pridamant est un père inconsolable car son fils Clindor, le jugeant trop sévère, a quitté la maison paternelle dix ans plus tôt et n’a jamais donné la moindre nouvelle;  Informé par son ami Dorante de l’existence et des pouvoirs de ce magicien, Pridamant vient le trouver pour qu’il lui indique si son fils est encore en vie .  Le magicien fait alors apparaître des images de la vie de Clindor et raconte ses aventures à son père qui finit par entrer dans la grotte magique.

Le deuxième acte nous montre Clindor au service de son maître Matamore, un soldat fanfaron qui raconte ses fabuleux exploits et se vante d’avoir conquis le coeur d’Isabelle , courtisée en vain  par Adraste. Elle prétend ne jamais vouloir l’épouser même s’il demande sa main à son père Géronte. Matador arrive en prétextant délivrer la jeune femme de ce prétendant qui l’ennuie et elle se moque de ses avances; un page qui  prétend être  envoyé par la reine d’Islande mais qui est en réalité au service de Matamore, entre en scène et Clindor profite de la sortie de Matamore pour déclarer son amour à Isabelle. Cette dernière semble ne craindre aucun obstacle et s’enfuit en voyant Adraste revenir. Ce dernier comprend que Clindor est son rival et il est renseigné par Lyse la suivante d’Isabelle qui est jalouse de l’amour de Clindor pour sa maîtresse. Pridamant en assistant à ce spectacle mouvementé s’inquiète pour son fils mais le magicien le rassure.

Au cours du troisième acte, Isabelle tient tête à Géronte son père, à propos du mariage; ce dernier chasse Matamore et Lyse garde rancune à Clindor qui prétend l’aimer autant que sa maîtresse mais qui a besoin d’argent : elle finit par se décider à livrer Clindor à Adraste ; Pendant ce temps, Matamore surprend la conversation de Clindor et d’Isabelle et furieux, il réalise qu’il a été dupé par son valet. Il sauve la face en prétendant donner les jeunes gens l’un à l’autre et l’acte se termine par l’arrivée de Géronte et de ses hommes.  Clindor au cours du combat blesse Adraste et il est fait prisonnier alors que Matamore s’est enfui. Pridamant croit son fils mort mais il n’est pas au bout de ses surprises.

Le quatrième acte est plus sombre : Adraste a succombé à ses blessures, Clindor , emprisonné, va être exécuté et Isabelle se désespère mais Lyse lui avoue qu’elle compte faire évader Clindor cette nuit même car elle se sent coupable de l’avoir attiré dans un piège : en échange de ce service, elle accepte d’épouser le geôlier. Ce dernier déguisé en bourreau fait sortir Clindor qui retrouve les deux femmes. Pridamant, sur scène ,  est soulagé.

Tout a changé pour ce  dernier acte : Isabelle devenue princesse se plaint que son mari Clindor la trompe et souhaite se venger de l’inconstance de ce dernier. Uns scène assez dure éclate entre le couple : Clindor fait l’éloge de l’infidélité et pense que l’amour est par nature passager; Isabelle veut mourir mais   ils finissent par se réconcilier mais un officier  du Prince  Florilame , le mari trompé,  blesse mortellement Clindor. Le rideau tombe une première fois. Alcandre le magicien sort de sa grotte avec Pridamant effondré , qui veut lui aussi es donner la mort . Le mage commente alors  ce qui vient de se passer ;   le rideau se relève sur  la grotte magique où les comédiens comptent leur argent . Les acteurs  interprétaient tout simplement le final d’une tragédie . Le père comprend alors quel métier fait son fils car il a éprouvé l’illusion théâtrale en pensant que tout ce qu’il a vu dans la grotte (qui représente du coup la scène ) était réel. Il a donc éprouvé des émotions grâce au théâtre et à son art. Le père se déclare prêt  à aller à Paris pour s’y réconcilier avec son fils, devenu comédien. 

L’extrait que nous présentons constitue le dénouement heureux de la pièce mais il débute par un événement tragique . En effet, le registre employé par Alcandre est celui de la tragédie : nous retrouvons les mots crime et la présence de la mort . Le registre pathétique est également très présent avec la métaphore :  douleurs qui rongent vos entrailles . Cette image traduit l’intensité du chagrin du père qui vient de retrouver son fils et de le voir mourir.  On peut toutefois noter que le magicien insiste bizarrement sur le spectacle de cette mort  et au vers 5 : il évoque les funérailles en invitant le père à contempler ce spectacle. Cela peut donc sembler étrange car cette vision va  redoubler le désespoir du père comme l’indique le vers 6 .  La didascalie nous permet de comprendre la situation d‘illusion théâtrale.  Les détails de la vie quotidienne des comédiens sont évoqués comme la présence de leurs portiers  et l’argent qui provient des prix des places payées par les spectateurs pour assister à la représentation. Le portier est un employé qui était chargé de récolter l’argent du public: placé à l’entrée des salles de spectacle ou autour des scènes en extérieur , il faisait partie de la troupe.

La surprise du père est traduite par de nombreuses phrases interrogatives directes comme au vers 7 : Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ? et le dramaturge multiplie les verbes de vision pour bien marquer le caractère spectaculaire de ce qui se déroule sous les yeux de Pridamant, éberlué. La remarque du magicien sur l’attention des comédiens portée à leur recette reprend l’un des thèmes traditionnels  de la comédie : dénoncer l’appât du gain.  L‘anaphore du verbe voir rend compte du dévoilement progressif de la vérité et de la dissipation de l’illusion : le père constate que les différents personnages ont joué des rôles à l’intérieur du spectacle théâtral. Les assassins s’accordent désormais avec leurs prétendues victimes car la fiction est dissipée ; Le mot charme employé dans l’interrogative a ici son sens étymologique de “pouvoir magique ” . Les acteurs , une fois le spectacle, terminé, forment, en effet, une troupe unie , ce que rappelle Alcandre dans sa réplique la plus longue . Il dresse un tableau élogieux du théâtre .

Corneille emploie , pour décrire la pratique du théâtre, des mots qu’on associe habituellement à la poésie : on lit notamment au vers 14, “poème récité ” ; A l’époque, le langage utilisé par les dramaturges , est en effet, une langue soutenue, versifiée , très proche de la poésie , notamment dans la tragédie . Molière, lui même , dans ses comédies, aura parfois recours au langage versifié. La série d’antithèses : ” l’un tue et l’autre meurt” traduit cette opposition et ce partage des rôles propre aux personnages stéréotypés des comédies traditionnelles issues  notamment du théâtre italien . La fin du vers “l’autre vous fait pitié ” évoque le registre tragique avec cette dimension pathétique déjà soulignée au début de la scène .  Le vers suivant rappelle qu’il s’agit d’une illusion c’est à dire d’une fiction qui n’est valable que sur scène ; le mots scène est ici la métonymie du théâtre .

Les effets de la parole théâtrale sont mis en évidence, au vers suivant par le premier hémistiche : ” leurs vers font leurs combats “ : Corneille veut montrer que les affrontements, au théâtre , sont avant tout des affrontements verbaux ; Toutefois, ces échanges sont suivis par des actions concrètes à l’intérieur du spectacle: ” leur mort suit leurs paroles “; En effet, le langage au théâtre a des fonctions spécifiques : il est le prélude des actions; Il précède les gestes, en est le principal moteur; On peut parler de fonction pragmatique de la parole ou pour résumer quand dire, c’est faire. Les acteurs ne conservent pas de traces de leurs rôles dans leur propre vie : ce qui explique, selon le dramaturge, qu’ils puissent , à l’issue des représentations, se retrouver “ amis comme devant. ”  Ces discordes, ces conflits sont eux aussi illusoires et prouvent que le comédien ne ressent pas les émotions que son personnage manifeste dans la fiction ou, tout au moins, qu’elles ne font que l’effleurer.  Les antithèses reprennent l’opposition entre “traître et trahi ” qui se prolonge avec le mort et le vivant “.

La fin de la réplique d’Alcandre explique les raisons qui ont poussé Clindor à devenir comédien: il n’avait pas la vocation, comme on dit, mais s’est retrouvé par nécessité , obligé de choisir le théâtre pour ne pas mourir de faim.  Le mot extrémité traduit les dangers encourus par Clindor , chassé de son domicile familial et sans ressources. Alcandre joue ici sur le sentiment de culpabilité que doit éprouver Pridamant; En effet, ce dernier peut se sentir, en grande partie, responsable de ce qui est arrivé car c’est lui qui a mis son fils à la porte . Pourtant, à cette époque, le choix du métier de comédien était décrié : l’exclamation du père au vers 25 traduit, en plus de l’étonnement ,  son indignation ou sa désapprobation : ce qui a pu se jouer, dans certaines mises en scène, par une gifle donnée au fils . Pour un jeune bien né, être un comédien était synonyme de déclassement social .  Les acteurs, en effet, étaient pour beaucoup, originaires  des couches populaires les plus modestes. 

Le magicien se lance alors dans un vif éloge du théâtre : ce type de discours qui défend une cause porte le nom  de panégyrique . Corneille cherche à changer l’image du théâtre et il en vante les bienfaits. Il commence par insister sur la difficulté de cet art : jouer la comédie n’est pas donné à tout le monde ; Le talent doit s’accompagner d’une quantité de travail; Un comédien apprend ses textes et passe de longues heures à les répéter . Sur scène, il n’y a pas de droit à l’erreur . Il met ensuite le mot asile à la rime qui est synonyme de refuge, d’endroit où on peut s’abriter, être en sécurité.  Il rappelle la présence de la fiction et de l’illusion, en reprenant les différents tableaux auxquels Pridamant a pu assister : son adultère amour , son trépas imprévu ” . On retrouve , une fois encore, les répétitions du verbe voir  avec une gradation finale : la comédie est un spectacle qui ravit “un peuple tout entier ; l’hyperbole montre la valeur de cet art et l’importance de ses bienfaits. Corneille valorise le métier de comédien en utilisant l”adjectif “noble “ qui donne ainsi l’idée de l’estime qu’il porte aux acteurs . L’extrait se termine par le rappel de l’illusion avec cette fois le mot feinte et la tournure restrictive : “ce n’était que feinte ”

Comme l’indiquait déjà le titre de la pièce,  L’illusion comique le dramaturge tente de saisir l’essence de l’illusion de la fiction en insistant sur la dimension spectaculaire des images qui ne sont que des leurres pour le spectateur . Des siècles avant qu’on théorise les effets produits par la fiction et notamment l’idée d’illusion référentielle , Corneille tente de convaincre le public des bienfaits du spectacle théâtral. C’est une démarche très moderne et innovante de prendre ainsi la défense de ceux qu’on considère comme des saltimbanques et des marginaux et à qui l’Église catholique refuse encore une sépulture. Le roi Louis XIV fera une exception pour la mort de Molière mais pendant longtemps encore, les comédiens seront mal considérés. Corneille milite donc, dans cette étrange comédie, pour la reconnaissance du statut et du métier de comédien en démontrant , comme Molière, les bienfaits et les charmes du théâtre, art du divertissement par excellence . Cette pièce est d’autant plus spectaculaire qu’elle se fonde sur une double  illusion : celle procurée par les images du magicien , images qui sont mensongères car elles appartiennent à la fiction d’une représentation, et celle du spectateur qui lui aussi est pris au même piège que Pridamant : miroir en trompe l’oeil d e la mise en abyme du spectacle théâtral : ainsi une pièce de théâtre est jouée à l’intérieur de la pièce elle-même , pour justement, révéler la magie du théâtre.  Molière lui aussi, dans Le Malade imaginaire, fait référence à son oeuvre dans sa pièce afin de montrer les bienfaits du spectacle comme art du divertissement.