01. octobre 2023 · Commentaires fermés sur Le Malade imaginaire : la fin de la consultation de Toinette · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags:

Molière compose en 1673 une comédie -ballet qui aborde notamment la satire de la médecine et  la peur de la maladie exploitée par certains charlatans. Argan se croit malade, se pense malade et vit comme un malade, soumis aux décisions de son médecin le docteur Purgon .Comment faire ouvrir les yeux à Argan et lui permettre d’échapper à l’emprise qu’exercent sur lui les médecins en général, et le sien en particulier ? Lui que la peur d’être malade terrorise en permanence, ne se sent en sécurité qu’entouré de médecins à tel point qu’il compte bien en faire épouser un à sa fille Angélique. C’est le problème que va tenter de résoudre Toinette, sa servante, en se déguisant en médecin volant . Dans l’une des scènes les plus drôles de la comédie, elle campe un curieux médecin  ambulant, de passage en ville, et qui prétend vouloir affronter  et vaincre les plus terribles maladies . Cette scène10 de l’acte III se lit comme un écho à la consultation des Diafoirus menée lors du second acte.Pour le plus grand plaisir du spectateur, Toinette joue au médecin .

C’est Toinette qui  a eu l’idée de cette mise en scène ; elle est  déguisée  et effectue à son tour, un examen médical des plus surprenants pour le public comme pour son patient. Elle commence par parodier une véritable auscultation et pose un diagnostic avant même d’écouter son patient : selon elle, Argan souffre du poumon et tous ses petits malaises s’expliquent aisément si on accepte cette cause unique “ le poumon” . Le passage que nous présentons est constitué par la fin de cette surprenante consultation . Toinette cherche à discréditer totalement l’art de la médecine aux yeux d’Argan et va tenter de l’effrayer en lui proposant des solutions radicales aux maux dont il souffre . Notre extrait se base sur trois mouvements : après l’avoir mis en confiance ( l 1 à 5 ) Toinette propose à Argan de lui couper un bras ( 6/12 )  et enfin  de lui crever un oeil ( l 13/17 ) et elle  quitte la scène en laissant le soin à Béralde  son complice de faire réfléchir Argan ( l 18/27 ) 

L’utilisation du latin est une source de comique dans la pièce ; Toinette décline ici l’adjectif ignorant comme pour signifier que les médecins sont tous des ignorants et elle prodigue à Argan des conseils alimentaires totalement en contradiction avec ceux du docteur Purgon . De manière fantaisiste, elle lui suggère de manger gras et de boire du vin pur. Il était courant , à l’époque de Molière de consommer du vin à table qu’on diluait dans de l’eau : ce qui avait comme effet , bénéfique pour la santé, de faire baisser son degré d’alcool. De plus, pour lutter contre les excès liés à une alimentation trop riche et essentiellement carnée, les médecins avaient coutume de conseiller à leurs patients de consommer davantage de viande dites “maigres ” comme le poulet , le lapin  ; Ces changements  d’habitudes alimentaires   avaient pour but de lutter contre des maladies telles que la goutte, affection extrêmement douloureuse provoquée par une augmentation de l’acide urique qui se dépose dans les articulations et provoque des poussées inflammatoires  ou tout simplement les maladies cardio-vasculaires car un excès de graisse est préjudiciable au bon  fonctionnement des organes . 

En poussant Argan à consommer des mets gras , Toilette évoque de manière malicieuse , des pseudo-propriétés du bon gros fromage de Hollande de “coller et conglutiner” ; La répétition des deux adjectifs “bon et gros ” a elle aussi un effet comique et l’emploi du terme “bête ” pour désigner le médecin, juste après le bœuf et le porc, a lui aussi un effet comique;  Le terme bête appliqué à un humain à cette époque souligne sa bêtise, son ignorance. Afin de mettre en confiance Argan, Toinette se propose de  le considérer comme un patient privilégié et elle n’hésite pas à lui recommander un de ces illustres confrères : ce qui ne peut manquer de rassurer ce dernier qui aime se sentir  entouré par l’ensemble du corps médical . Toinette sait également qu’Argan aime beaucoup qu’on s’occupe de lui : sa proposition ne peut donc manquer de lui faire plaisir ; elle enchaîne aussitôt sur une première question . 

Que diantre faites vous de ce bras là ? ” La question peut paraître saugrenue car à aucun moment Argan ne s’est plaint de douleurs aux bras : il a juste évoqué une certaine lassitude qui le prend parfois dans tous les membres , comme une sorte de fatigue passagère; Les questions vont alors se succéder et rendre l’échange cocasse . Argan va ,de surprise en surprise, et son incrédulité apparait de manière très claire, à chacune des phrases interrogatives. La scène  construit au fil des répétitions, un scénario qui se met en place avec le bras et qui ensuite recommencera avec l’oeil.  La suggestion de Toinette “ Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure ” n’est absolument pas justifiée : comme depuis le début de sa consultation, elle donne les solutions avant même d’entendre les explications. Décontenancé, Argan lui demande ” pourquoi “ et la réponse ne se fait pas attendre “ Ne voyez vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture ” ; Molière fait ici allusion au fait d’être droitier et donc de se servir principalement de sa main droite pour manger .  Ce simple constat est transformé en “handicap “; D’après Toinette, le fait d’être droitier aurait des conséquences négatives sur l’autre côté du corps, le côté gauche “ et qu’il empêche ce côté là de profiter” Si on pousse le raisonnement absurde à l’extrême, on comprend que l’amputation du bras droit obligera Argan à manger de la main gauche et ce sera donc cette fois le côté droit du corps qui sera lésé. Ici le spectateur rit pour différentes raisons : d’abord il se réjouit de la peur causée à Argan car il est dans la confidence et rit aux dépens de la victime de ce canular; Il rit aussi devant l’absurdité des propos de Toinette et il se réjouit que la leçon semble fonctionner . On se souvient que Molière est un adepte de la devise des comédiens italiens : castigat ridendo mores “; Le rire n’est jamais gratuit : il sert une noble cause car il entreprend de corriger l’homme de certains de ses défauts en se servant du spectacle comme d’un miroir révélateur et en mettant en scène des leçons à visée morale.  On peut aussi évoquer, l’effet de surprise , car les solutions de Toinette pour guérir Argan peuvent paraître assez radicales et pour le moins étonnantes. 

Comme souvent, le comique de répétition est convoqué et le stratagème du bras  est réactualisé avec l’oeil droit . Molière joue sur la symétrie des répliques; Les deux phrases de Toinette sont construites de manière identique  “ Ne voyez vous pas qu’il incommode l’autre et lui dérobe sa nourriture ” ; La phrase débute par une interpellation ; Toinette semble faire appel au bon sens d’Argan et tente de le convaincre avec la formule  interro- négative “ne voyez vous pas ” ; Elle emploie le conditionnel qui a ici a valeur à la fois d’une suggestion et d’un futur proche . Et la réplique se termine par une subordonnée circonstancielle de condition : Si j’étais à votre place reprend le si j’étais que de vous de la première réplique .  Ainsi elle se montre convaincante et essaie d’associer son patient à son diagnostic. Mais Argan résiste et se montre peu enclin à suivre les recommandations de son médecin.  Il contredit même l’avis médical ” Oui mais j’ai besoin de mon bras ” : le bon sens ici s’oppose à la folie de ce docteur qui perd , peu à peu, son prestige au fur et à mesure qu’il propose à son patient de lui infliger des amputations.  

Le spectateur se réjouit du constat absurde croyez moi faites vous le crever au plus tôt: vous en verrez plus clair de l’oeil gauche.” A cette époque déjà, on savait que la perte d’un oeil a des conséquences sur la qualité de la vision globale et ce qu’affirme Toinette relève de l’aberration . Le public comprend parfaitement qu’il s’agit de ridiculiser certains médecins et leurs pratiques qui , sous couvert de préserver la santé de leurs patients, ont en réalité des conséquences néfastes . Si certains traitements pouvaient paraître inoffensifs, on sait par exemple que les saignées étaient souvent mortelles car elles fragilisent l’état général du malade. Mais Argan n’ose pas contredire celui qu’il prend pour un prestigieux médecin: il se contente de différer l’exécution de ses recommandations en disant ” cela n’est pas pressé ” . On voit ici la lâcheté du personnage et son incapacité à refuser tout simplement ce diagnostic absurde.

Après avoir quelque peu déstabilisé  Argan, Toinette prépare sa sortie : dans la scène suivante, elle va , en effet, redevenir la servante et donc quitter le déguisement de médecin. Sa sortie est précédée d’une anecdote particulièrement drôle : en effet, elle justifie son départ en prenant prétexte d’une urgence médicale ” une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier ” Argan ne manque pas de s’étonner de ce qui peut sembler contradictoire : comment en effet soigner un mort ? Et la réponse du médecin c’est à dire  la réponse de Toinette ,est comique ” pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu  lui faire pour le guérir ” ; On noter ici la redondance des deux verbes aviser et voir qui soulignent qu’un débat peut avoir lieu entre les participants . Aviser comporte l’idée d’une réflexion préalable à la décision qu’on doit prendre . Chose bien inutile ici car le patient est décédé. Une fois de plus, Molière démontre que les médecins ne s’intéressent guère au sort de leurs malades mais font de cette science un enjeu de discussions stériles et inutiles ; ils cherchent  simplement à imposer leur point de vue , à avoir raison.

Béralde ne peut s’empêcher d’intervenir de manière ironique  et ces remarques contribuent à parachever le travail de déstabilisation mené par Toinette” voilà un médecin vraiment qui paraît fort habile ”  dit -il de manière ironique. Mais Argan, enfermé dans ses croyances  ne décèle pas l’ironie dans cette réplique ; Il souligne simplement ,par une formule cocasse son appréhension ” mais il va un peu bien vite ” On notera au passage la contradiction amusante  entre un peu et bien . Ces deux adverbes , en effet, sont de sens opposé : l’un  montre une petite quantité ou un faible degré comme dans l’expression avoir un peu mal . Alors que bien désigne un degré important comme avoir bien mal . Un peu bien vite ne veut donc rien dire car les deux mots s’opposent . Le spectateur comprend qu ‘Argan a peur et se montre hésitant . Grâce à Béralde, il finit par reconnaître qu’il ne partage pas l’avis de ce “grand médecin “ qui veut le rendre ” borgne et manchot” . Cette fois c’est lui qui se montre ironique avec cette  expression “ la belle opération ” pour désigner, par antiphrase, une double amputation . En l’absence du docteur, Argan finit par oser  exprimer, à son frère, ses réticences 

Pour conclure , comme nous l’avons vu, cette scène de consultation mêle de nombreux effets comiques ; comique de caractère de ce médecin présomptueux , travestissement de la servante, parodie d’une véritable consultation ; cette scène qui est en fait du théâtre dans le théâtre , a lieu en présence de Béralde, et prépare la cérémonie finale qui va consacrer Argan, médecin .  Le personnage de Toinette est  ici central et le public appréciera particulièrement le numéro de la servante rouée qui se moque de son maître tout en cherchant à  lui rendre service, à lui faire retrouver la raison ; En effet, son but est de le détourner de l’influence de M Purgon et d’ébranler sa foi en l’art des médecins; Cette scène  est assurément, l’une des plus drôles et des plus rythmées de la comédie. Sa dimension spectaculaire sera incarnée par le jeu de la comédienne et sa présence scénique, ainsi que la virtuosité du changement de costume .Molière a trouvé ici un bon moyen de faire la satire de certains médecins qui  prétendent tout savoir et qui sont , en fait, incapables de comprendre ce dont souffre un patient ou de lui proposer des  remèdes efficaces pour le soulager ou le guérir . Mais comment avouer à un malade qu’on ne peut rien faire pour lui ?  La satire de la médecine dans la comédie fait  parfois résonner l’angoisse intemporelle de l’homme face à la maladie et  qui doit pourtant se confronter à ce qui le dépasse.