06. novembre 2023 · Commentaires fermés sur Le Malade imaginaire : la fausse mort d’Argan · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags:

La comédie -ballet de Molière intitulée Le malade imaginaireréserve plusieurs surprises aux spectateurs.  La comédie s’ouvre en effet sur un prologue chanté et comporte des intermèdes qui accompagnent l’intrigue et divertissent les spectateurs. Le dramaturge nous raconte l’histoire d’Argan , un homme qui se croit toujours malade et qui voue une admiration excessive aux médecins et  suit aveuglément leurs ordonnances. A tel point qu’il décide, égoïstement,  de donner comme mari à sa fille Angélique , le fils d’un médecin  .   Pour aider Angélique à échapper à ce mariage et faire douter Argan des médecins, Toinette , avec la complicité de Béralde, se déguise en médecin volant et  au terme d’une consultation loufoque, parvient à faire douter Argan  . Il est  désormais prêt  à accepter de se faire passer pour mort afin de tester son entourage, et de connaître leurs véritables sentiments. La scène se situe à la fin de l’acte III  et c’est. Béline qui  est la première victime de ce dispositif , sorte de théâtre dans le théâtre . On peut observer trois mouvements dans l’extrait : Toinette imite la tragédie, Béline se démasque et le spectateur apprécie la surprise finale avec le “réveil ” d’Argan .

 Depuis le début de la pièce, le spectateur est informé que Béline est animée de mauvaises intentions : Toinette la met directement en cause et Angélique ne semble pas apprécier sa belle- mère; Cependant lorsqu’elle entre en scène à l’acte I,  scène 6, elle se montre extrêmement affectueuse avec son mari auquel elle s’adresse comme s’il était un petit garçon malade.  Dans la scène suivante, en compagnie de son notaire, elle affirme que le seul mot de testament “la fait tressaillir de douleur”  et prétend même qu’en cas de décès de son mari , elle suivra ses pas . Mais le public a bien perçu l’hypocrisie de Béline qui ne revient en scène  ,très brièvement , dans le second acte , pour dénoncer  la présence d’un homme dans la chambre d’Angélique et accuser Louison d’être complice de sa soeur .  Le public attend donc avec impatience que la véritable nature de Béline et sa malveillance soient enfin dévoilées.  L’extrait que nous présentons  constitue   donc sa troisième entrée en scène : elle est accueillie par les exclamations  éplorées de Toinette  qui sont vraiment  dignes d’une tragédie.

On notera au passage que la première réplique de Toinette imite le style tragique avec un alexandrin ( vers de 12 syllabes )  rythmé par deux exclamatives ; Le champ lexical de la tragédie est présent avec “ malheur et accident “ . Ce second terme désigne par euphémisme un grave événement comme un décès. L‘interrogative brève de Béline est immédiatement suivie d’une courte exclamative de Toinette : les stichomythies donnent de la vivacité à l’échange et une forme d’intensité dramatique ; Le redoublement de l’interrogation au vers 4 a un effet comique : l’effet est ici celui de la redondance car Béline pose tout simplement deux fois la même question . Molière met en place un jeu d’échos comme le confirme le vers suivant : Toinette s’écrie sous une forme affirmative ” Votre mari est mort” révélation qui doit surprendre Béline et cette dernière reproduit la phrase sous sa forme interrogative comme pour mimer l’incrédulité . Toinette continue sur sa lancée avec un pathétique “Hélas “ qui rappelle le style tragique  et son pléonasme a lui aussi , un effet comique  “Le pauvre défunt est trépassé ” : On note ici le registre pathétique avec l’adjectif pauvre qui qualifie le défunt qui est forcément trépassé car défunt signifie mort et a le même sens que le participe passé du verbe : trépasser peut montrer l’action de mourir alors que le participe passé révèle l’état une fois que l’action est accomplie ; C’est exactement comme si l’on disait que le mort est mort . 

Le jeu d’échos se poursuit encore avec la réplique suivante : c’est l’adverbe ” assurément ” qui est prononcé , tour à tour, par les deux femmes . Molière joue ici , en partie sur le quiproquo : on pourrait en effet, penser que Béline ne veut pas croire à cette terrible nouvelle; En réalité, Béline veut être absolument certaine que son mari est bien décédé car il s’agit d’une excellente nouvelle pour elle . Le dramaturge ménage ici ses effets et diffère la surprise de la réplique suivante. Toinette se lance  alors dans une tentative d’explications : elle précise les circonstances du décès qu’elle n’ose  toujours pas véritablement nommer ; Elle emploie à nouveau l’euphémisme accident “ et déplore le caractère brutal et inexplicable de la mort d’ Argan . La périphrase verbale ” vient de passer ” indique ici le passé proche et elle désigne au public la dépouille d’Argan avec le présentatif “voilà”  le voilà de tout son long dans cette chaise ” ; On retrouve ici la dimension visuelle du spectacle théâtral qui nomme les actions et les montre ensuite . Le langage précède  et souvent redouble l’effet spectaculaire de l’action. 

La réplique de Béline ” Le ciel en soit loué ” parait alors totalement incongrue : au lieu de maudire les Dieux pour leur cruauté comme dans les tragédies , elle remercie , au contraire, le destin d’avoir fait disparaître son époux; la voici disqualifiée aux yeux du public . Toinette va alors pouvoir savourer son triomphe. L’expression “grand fardeau” pour caractériser le couple que Béline formait avec Argan traduit l’idée d’une souffrance de la jeune femme dans ce mariage. Un fardeau est un poids très lourd à supporter donc cette union était pour elle une véritable corvée : toutes ses remarques affectueuses étaient dictées par la vénalité , c’est à dire le désir de récupérer la fortune de son mari.  Ce personnage féminin est la caricature de ces jeunes femmes qui recherchent de vieux hommes riches afin de devenir des veuves fortunées et Béline pense qu’elle peut désormais révéler ses  véritables motivations. Elle pousse la méchanceté jusqu’à reprocher à la servante d’être triste ; Ici Molière dépeint un caractère profondément cruel et le spectateur se réjouit par le rire , de la punition du méchant; C’est en effet une des fonctions du rire dans la comédie et Molière conçoit l’ensemble du spectacle théâtral comme un miroir qui permet de corriger les défauts des hommes en se moquant de leurs vices. Examinons ce qu’il écrit dans la Préface du Tartuffe , quelques années avant le Malade imaginaire : ”  Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés… nous avons vu que le Théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse Morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la Satire, et rien ne reprend mieux la plupart des Hommes, que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point de la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. ”

Béline,  dans cette scène, est doublement  ridiculisée: d’une part par les réactions de Toinette qui mime la tragédie et l’incitent à révéler sa propre joie  et ensuite par la découverte qu’elle a été dupée par un mise en scène trompeuse.

Le rôle de Toinette est de créer la complicité avec le public . La réplique du vers 14 “Je pensais Madame qu’il fallut pleurer ” est spirituelle car elle révèle , grâce notamment  à l’emploi du subjonctif imparfait ici pour la concordance des temps ( le verbe de la principale est en effet à l’imparfait pensais ) , l’écart entre la réaction attendue et celle de la veuve. Toinette se fait ici la porte- parole de l’opinion commune qui veut que lorsqu’on perd un conjoint auquel on est tendrement attaché, on éprouve une grande affliction. La joie  déplacée de Béline et son portrait extrêmement critique d’Argan continuent à la discréditer  aux yeux du spectateur . 

La répartie de Béline est ici sans ambiguïté : “ quelle perte est-ce que la sienne et de quoi servait -il sur la terre” : victime de la machination de la rusée Toinette, la belle-mère est tombée dan le piège tendu et se répand en récriminations; Elle a des mots très durs envers Argan qui vont lui attirer l’inimitié du public  ; En effet, elle lui ôte toute forme de valeur et se montre particulièrement cruelle envers son mari . Le portrait qu’elle brosse de lui est un portrait à charge avec un effet comique lié aux accumulations d’adjectifs critiques qui , de plus , rappellent le caractère d’Argan ” incommode, malpropre, dégoûtant ” ; On a peut- être ici un effet de gradation dans la mesure où les défauts du personnage incombent autant à son caractère qu’à son physique et finissent par produire de l’aversion contre lui . Dans la suite du portrait , Béline continue à mêler la dimension morale et le physique du personnage  en passant des crachats  à son manque d’esprit . Ce procédé a lui aussi un effet comique car on peut comprendre que l’état maladif d’Argan  et son obsession des traitements et des médecines, déclenchent du dégoût mais ceci n’a aucun rapport avec le reproche d’être ” sans esprit ” “ennuyeux” de mauvaise humeur “ . Ce dont se plaint ici Béline, c’est du côté acariâtre du personnage qui rejoint ainsi la galerie des vieillards atrabilaires que Molière se réjouit de critiquer dans la plupart de ses comédies  .  Même si elle n’a pas complètement tort dans les aspects négatifs qu’elle évoque, le public ne peut manquer de noter l’hypocrisie de la jeune femme et son double jeu. Elle simule des sentiments qu’elle n’éprouve pas et il aura fallu inventer ce stratagème de la fausse mort pour dévoiler la vérité . De plus, pour s’attirer la sympathie de Toinette, elle ne manque pas d’insister sur le mauvais comportement du maître avec ses serviteurs ” grondant jour et nuit servantes et valets “ ; L‘hyperbole ici marque l’exagération des propos et rend la critique plaisante .

Toinette note avec un trait d’ ironie la dimension choquante du portrait du défunt ; L’adjectif ” belle ” est ironique dans la mesure où il met en évidence la contraste attendu entre ce qui vient d’être dit d’Argan et l’éloge qu’on a coutume de faire lorsque quelqu’un décède. Il est très rare , en effet, qu’on dise du mal des défunts. La suite de la scène montre le “dessein” de Béline : elle a l’intention de dissimuler  la mort d’Argan avec la complicité de Toinette qu’elle cherche à acheter ” tu peux croire qu’en me servant ta récompense est sûre “ ; L’allusion ici est claire : Toinette touchera une partie de l”argent que s’emploie à récupérer sa maîtresse en volant Argan. Bien décidée à passer à l’action, Béline fait les poches de la dépouille afin de lui voler les clés qui permettront d’ouvrir les tiroirs et les meubles où il range son argent.  Molière rappelle une situation courante : de nombreuses jeunes femmes épousaient de riches veufs et attendaient patiemment leur mort pour hériter d’une partie de leur fortune. Ces femmes vénales regrettaient ainsi de passer leurs “plus belles années ” auprès de vieillards : ce que déplore Béline à la fin de sa réplique.

Pour le plus grand plaisir du spectateur, Argan intervient enfin et la jeune femme pousse un cri “Ahy”   que la didascalie attribue à la fois à la surprise et à l’épouvante; Elle assiste , en effet, à la résurrection d’un mort et le fait est marquant. Elle quitte la scène avec précipitation et Argan ne peut s’empêcher de marquer sa désapprobation et peut être son étonnement comme le marque l’interrogation “ c’est ainsi que vous m’aimez ? ” Démasquée et sans doute honteuse, Béline bat en retraite et Toinette se réjouit du cocasse de la situation avec une réplique , prononcée au milieu des rires , qui rappelle le début de la scène “ le défunt n’est pas mort “ et nous renvoie au stratagème initial . C’est à Argan que revient le dernier mot et le triomphe final : son ironie rappelle celle de Toinette “ je suis bien aise de voir votre amitié et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi “; Là encore on note l’utilisation ironique du mot panégyrique qui dans l’Antiquité, désigne les discours d’hommage qu’on prononce en l’honneur des grands hommes et des héros. A l’époque de Molière, le mot garde son sens de discours flatteur . 

Pour conclure, la scène se termine donc par la sortie définitive de Béline dont les  véritables intentions ont été mises à jour grâce au stratagème de Toinette. Cette scène de comédie met le rire au service du triomphe de la vérité et précède une scène construite selon le même principe, qui verra cette fois, avec le duo père-fille, le triomphe des bons sentiments. Au final, Argan comprend en qui il doit avoir confiance et sort plutôt grandi ; Il a pu corriger certaines de ses erreurs liées à son emportement et cette fois le rire ne s’est pas retourné contre lui mais contre ceux qui cherchaient à lui nuire. C’est une scène déterminante sur le plan dramatique et qui comporte une étape du dénouement  : le méchant est démasqué aux yeux de tous et le héros prend conscience de son erreur . De plus, cette scène particulièrement spectaculaire illustre le principe de la mise en abyme et renforce le rôle de Toinette en tant que metteur en scène car elle est, une fois encore, à l’origine de la mystification .