20. décembre 2023 · Commentaires fermés sur Voltaire et la cause des femmes: portrait d’une femme qui a le verbe haut …discours de la maréchale de Grancey · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags:

Au XVIIIe siècle, le courant littéraire des Lumières se caractérise par sa volonté de réformer la société . Les philosophes et les écrivains qui en font partie , ont combattu, dans leurs œuvres, de nombreuses injustices telles que l’esclavage, l’intolérance religieuse, l’usage de la torture . Voltaire, dans ses contes philosophiques comme Candide, L’Ingénu et dans les articles qu’il écrit pour l’Encyclopédie, aborde  ces différents points avec un registre ironique dont il ne se départit que rarement. Dans le passage que nous étudions, extrait d’un recueil de  Mélanges et pamphlets  il dénonce les injustices dans la relation maritale grâce à un personnage éloquent : la maréchale de Grancey . Cette dernière est furieuse car elle a lu dans les Épîtres de saint Paul  le conseil suivant: «  Femmes, soyez soumises à vos maris. » et elle entend démontrer que le religieux a tort de vouloir la sujétion  des femmes. Pour mener ce combat de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, Voltaire a construit , à partir d’une anecdote, et sous la forme d’un discours, un réquisitoire virulent : Comment le personnage de la maréchale permet-il à Voltaire de promouvoir la cause des femmes, et de mettre en évidence les préjugés sexistes? Le premier mouvement du texte interroge le lecteur sur la condition féminine et ses « malheurs » ;( 1/12 ) Le second mouvement illustre les raisons  supposées de la supériorité masculine ( 13/21 ) ; Le dernier mouvement fait l’éloge d’une femme politique admirable et montre le brillant exercice du pouvoir au féminin 

. La maréchale montre d’emblée sa détermination et son fort caractère quand elle se compare à la femme de l’évangéliste Saint Paul. Elle critique l’ obéissance  de cette dernière et sa passivité qu’elle met sur le compte d’une certaine gentillesse ou d’une certaine bêtise ; En effet ; la périphrase «  bien bonne créature «  peut avoir une valeur péjorative . La maréchale semble donc pourvue d’une forte personnalité et ne se laisse pas faire comme l’indique l’expression courante «  je lui aurais fait voir du pays «  , expression qui sous- entend qu’elle aurait montré une farouche résistance face aux exigences d’obéissance de son époux. D’ailleurs, la manière dont elle reprend cette injonction maritale et le point d’exclamation ,traduisent ici sa colère, son indignation. Elle semble offusquée des paroles de l’homme d’église et sa réaction peut faire sourire les lecteurs .

La maréchale énumère ensuite , une série de qualités qu’on attribue , le plus souvent, aux femmes, comme la douceur, la complaisance , trait de caractère qui consiste à se plier aux demandes ou à la volonté d’autrui, par peur de le lui déplaire ou de le fâcher. Elle cite également l’attention portée aux autres , qualité liée pour beaucoup, à l’ expérience de la maternité mais qui peut également dépendre , en partie, de l’éducation qu’on donnait aux jeunes filles . En effet, à cette époque, et jusqu’au milieu du siècle dernier , on enseignait aux femmes à obéir à leur mari et on les élevait avec l’idée qu’elles étaient inférieures au sexe masculin, parce que nées femmes ; La dernière qualité vantée par le personnage, c’est l’économie. Là encore, il s’agit d’un trait humoristique car une femme ne pouvait gérer seule sa fortune et devait donc se contenter de ce que lui allouait son époux .

Les récriminations de la maréchale font suite à une série de questions qui traduisent sa volonté de comprendre les cause de cette situation . On retrouve la valeur argumentative de la question rhétorique , à la ligne 4 , par exemple. «  et pourquoi soumises s’il vous plait ? » . Loin d’attendre une réponse, le personnage enchaîne aussitôt avec l’exemple de son mariage . Là encore, Voltaire a recours à la satire en faisant état de l’infidélité réciproque des époux. Aucun des deux époux n’ a respecté son engagement d’être fidèle et c’est pour l’auteur , une occasion de montrer l’égalité au sein du couple , sur ce point. La double négation «  je n’ai pas trop gardé, ni lui » met, en effet, les conjoints au même niveau de responsabilité ; Une nouvelle négation démontre leur liberté dans le domaine de l’obéissance «  ni lui ni moi ne promîmes d’obéir ». Le maréchal et son épouse forment donc un couple « libre » et leur mariage préserve leurs libertés individuelles ; Il ne s’agit pas de l’image traditionnelle du mariage car comme le rappellera Olympe de Gouges un siècle plus tard, le mariage , a pour beaucoup, la réputation d’être « le tombeau de l’amour » et bon nombre d’épouses se soumettent aux volontés de leurs maris ; Voltaire campe donc ici une maîtresse femme , bien décidée à ne pas se laisser faire et à résister aux tentatives d’intimidation des hommes .

La seconde question rhétorique, qui garde une valeur argumentative, établit un parallèle entre mariage et esclavage . Le statut des femmes dans une société patriarcale serait aussi peu enviable que celui des esclaves dans une société coloniale. Olympe de Gouges, elle aussi, reprendra cette comparaison afin de montrer à quel point les femmes sont maltraitées par les hommes. D’une manière originale, Voltaire développe ensuite les aléas de la physiologie féminine et évoque des sujets parfois considérés comme tabou . Au moyen de périphrases qui appartiennent au domaine médical, il désigne certains maux typiquement féminins comme la grossesse et les règles . Ainsi « une maladie de neuf mois quelque fois mortelle » fait référence aux neuf mois durant lesquels la mère doit porter l’enfant avant d’accoucher. Les douleurs de l’accouchement et sa dangerosité , ne sont pas oubliées ; La souffrance de l’accouchement est évoquée sous la forme d’un superlatif « très grandes douleurs »

Le personnage fait également référence , avec une pointe de cynisme, aux procès que les enfants peuvent intenter contre leurs parents et notamment contre leurs mères, afin de récupérer leur héritage, l’argent auquel ils estiment avoir droit ; En l’espèce, la loi ne protège pas les droits du conjoint survivant mais donne bien priorité aux ascendants directs . C’est donc une vision amère  et peu conventionnelle de la maternité, considérée non pas comme une source de joies inépuisables mais bien plus comme une source de désagréments et de blessures.

Voltaire construit ici une image des malheurs de la condition féminine et souligne , un dernier détail liée aux particularités de l’anatomie féminine : les règles . La périphrase «  incommodités très désagréables « ainsi que l’emploi du mot maladie pour désigner les menstrues , peuvent avoir un effet comique . Les règles pas plus que la grossesse ne sont des maladies mais pour la maréchale, ce sont des calamités . D’ailleurs, la grossesse est redoutée au dix-huitième siècle en raison du fort taux de mortalité des parturientes , de l’ordre de 12 %; En deux siècles , le taux de mortalité maternelle en France a été divisé par 100 environ ; Le taux de mortalité infantile quant à lui est encore plus effrayant : un enfant sur deux ne vivra pas jusqu’à l’âge de 5 ans et 70 % des décès des moins de 5 ans ont lieu dans les trois jours qui suivent l’accouchement . Lorsqu’on évoque les risques mortels de la grossesse, ce n’est donc pas une exagération mais une réalité . Raison de plus, selon la maréchale, pour qu’on ne demande pas aux femmes d’obéir à leurs maris qui sont responsables de leurs grossesses . Il s’agit , en quelque sorte d’une inégalité des sexes face aux risques encourus pour leur santé .

Le second mouvement comporte des arguments très convaincants . La maréchale  s’appuie sur l’exemple de la nature  et de son fonctionnement :elle insiste sur la complémentarité des hommes et des femmes : « en nous rendant nécessaires les uns des autres » (l. 24). Ce sont des arguments souvent employés par les philosophes qui combattent pour l’égalité des droits . Voltaire indique ainsi une complémentarité naturelle des deux sexes; La Nature, en effet, a pensé la différence  ” elle nous a fait des organes différents ” en vue d’une union complémentaire ; Il ne s’agit pas de raisonner en terme d’infériorité ou de supériorité mais bien de complémentarité ; De l’union des deux sexes dépend la bonne marche de la société; En invoquant la nécessité , la maréchale se range ainsi aux arguments des scientifiques qui défendent une égalité naturelle des deux sexes . L’égalité est donc bien naturelle et ce  sont les usages sociaux qui pervertissent cette relation  entre les deux sexes en la fondant sur la supériorité de l’homme sur la femme. Le mot ” esclavage ” est repris à la ligne 14 pour bien montrer à quel point il existe une perversion de la relation homme / femme . La maréchale emploie ensuite un argument qui faisait déjà sourire aux siècles passés et elle cite Molière comme une sorte de garant de son point de vue. “ Du côté de la barbe est la toute puissance ” ; Quand on sait quel sort le dramaturge réserve aux barbons dans ces comédies, on mesure à quel point il s’agit d’une antiphrase; Certes, les hommes imaginent que leur appartenance au sexe masculin et donc leur pilosité , qui les différencie des femmes , leur conférerait une sorte de “toute puissance ” mais il n’en est rien. C’est même d’ailleurs une explication qui peut paraître totalement saugrenue. 

La maréchale se montre , à la fois amusée et indignée par cette manière de penser et l’adjectif plaisante qu’elle associe au mot raison traduit bien son agacement.  La périphrase “vilain poil rude ” montre  bien sûr l’ironie dont fait preuve ici, Voltaire, par l’entremise des paroles de son personnage. On notera  l’enchainement logique avec la subordonnée circonstancielle causale introduite par parce que, qui énumère les 3 causes potentielles ( en réalité une seule et même raison ) qui entraînent la domination des hommes sur les femmes. Il est totalement ridicule, quand on réfléchit bien, de fonder la domination des hommes sur cet élément de leur physique et pourtant , de la barbe on va passer aux “muscles ” et la maréchale, cette fois,  sous- entend que si les femmes obéissent,  et se soumettent, ce n’est pas du tout parce qu’elles sont persuadées de la supériorité naturelle des hommes mais, bien plutôt, parce qu’elles craignent leurs “muscles plus forts ” c’est à dire de se faire battre, de prendre des coups si elles se montrent désobéissantes. La violence est nettement désignée au moyen de l’expression de la ligne 19 : ” donner un coup de poing mieux appliqué ” . La démonstration de la maréchale se termine avec sa véritable pensée   : les femmes craignent les hommes et c’est cette peur, et rien d’autre , qui est véritablement à l’origine de leur domination . Avec beaucoup de clairvoyance et de finesse, la maréchale est parvenue à exprimer une vérité souvent cachée ; Si les hommes détiennent une quelconque supériorité sur les femmes c’est parce qu’ils s’imposent au moyen de la force et qu’elles les laissent, parfois, faire parce qu’elles ont “peur ” de représailles physiques. 

 Après avoir contesté , de manière très convaincante, les pseudo-arguments des hommes pour justifier leur supériorité,  elle termine son discours par l’éloge d’ une reine. Il s’agit , dans cette dernière étape du raisonnement , de contester la suprématie masculine dans le domaine politique . Les hommes font état de leur “ tête mieux organisée ” afin de justifier leurs compétences pour l’exercice du pouvoir ; Voltaire ne partage pas cet avis et le personnage de la Maréchale se fait ici la porte-paroles de ses idées. Le modèle politique de Voltaire était alors la princesse d’origine allemande par son père, qui va régner sous le nom de Catherine de Russie .  La  maréchale semble , quant à elle, persuadée de l’égalité des aptitudes politiques des deux sexes ;

Elle fait un portrait élogieux de la souveraine qui travaille sans relâche :« se lève à  cinq heures du matin l 23 »; Cette reine se préoccupe avant tout du bonheur de son peuple comme l’indique la ligne 24 ” travailler à rendre ses sujets heureux “; La souveraine parait posséder une autorité naturelle et ses capacités semblent hors du commun ” elle répond à toutes les lettres “, allusion directe à sa véritable  correspondance avec le philosophe ; A la mort de son mari, le tsar Pierre III,  Catherine II (1729-1796) se fait sacrer impératrice à Moscou, en 1762.  Voltaire  lui voue une réelle admiration : il n’hésite pas à l’appeler « la bienfaitrice de l’humanité ». Dès 1763, ils échangent une correspondance qui comptera près de 200  lettres.  À la mort de Voltaire, Catherine II acquiert sa bibliothèque de 7 000 volumes, conservés aujourd’hui encore à Saint-Pétersbourg. Elle est représentative d’une nouvelle place des femmes dans la vie publique Protectrice des arts et de la culture , elle “répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières ” . Voltaire définit, avec ce personnage de reine parfaite ,un idéal politique caractéristique des Lumières : celui du despotisme éclairé. A la fois   toute-puissante et dotée de qualité humaines , elle répand l’esprit des Lumières  .

À travers ces nombreuses énumérations et le lexique mélioratif (« heureux », « bienfaits », « lumières »),  Voltaire , avec ce portrait de femme politique  dresse un tableau idéalisé de l’exercice du pouvoir .  L‘éloge est appuyé ; à la ligne 26, Voltaire établit un parallèle entre  son courage et ses connaissances  : à la fois femme d’action et intellectuelle , elle a reçu une éducation qui lui a permis de régner ; le discours, en effet, se termine par une violente diatribe contre l’éducation religieuse que reçoivent les jeunes femmes , en France. Comme beaucoup d’autres  philosophes, Diderot et Rousseau notamment, Voltaire critique les choix des religieux qui enferment les filles et les maintiennent dans l’ignorance ; Le chiasme finalapprenez ce qu’il faut ignorer , et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre ” matérialise , de manière cinglante, cette critique. En effet, de la qualité de l’éducation reçue vont dépendre les aptitudes des femmes à exercer le pouvoir . La maréchale a des mot très durs pour ces hommes d’église : elle les traite “d’imbéciles “ à la ligne 28 . Enfin, elle avoue admirer la souveraine et la considère comme un “modèle ” qui devrait inspirer les femmes françaises. 

 A la fin du texte , Voltaire ne donne même pas la parole à l’abbé et se contente de souligner, avec humour, qu’il semble craindre les réactions de la maréchale , cette femme au caractère bien trempé  et aux idées novatrices.

Pour conclure,  les personnages de ce court récit semblent tout droit sortis d’une pièce de théâtre. Dans cet apologue, la maréchale révèle une personnalité particulièrement vive et libérée et s’exprime  habilement pour critiquer violemment les hommes au profit d’un modèle de gouvernement féminin idéal. Elle emploie de nombreux arguments  pour nous convaincre de la justesse de ses vues et  elle se fonde, notamment , sur  la raison et la nature comme Olympe de Gouges .Derrière ce personnage féminin , on retrouve le style et les idées  de Voltaire ,qui défend ici avec humour et  à sa manière ,  l’égalité des droits entre les hommes et les femmes . Sur ce point , il est proche des thèses défendues par Rousseau dans son Contrat social, essai philosophique qu’admirera  justement Olympe de Gouges.La maréchale donne ici de la voix pour   pour défendre la cause des femmes pendant la Révolution, comme Olympe de Gouges qui écrira avec  la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne