12. février 2020 · Commentaires fermés sur Une apparition troublante : Frédéric tombe sous le charme d’une mystérieuse inconnue dans l’Education Sentimentale de Flaubert .. · Catégories: Lectures linéaires, Première · Tags: , ,

Un rencontre amoureuse peut constituer un moment décisif dans le parcours d’un personnage ou ne représenter qu’une possibilité qui tourne court. Gustave Flaubert peint dans L’Education Sentimentale un véritable coup de foudre qui va durablement marquer son héros à tel point qu’il ne réussira jamais à trouver la volonté ou le courage ou la force de transformer cet amour idéalisé en amour “vécu”.  L’individu se heurte à plusieurs obstacles de taille: barrière de la morale tout d’abord car la femme aimée est mariée et mère et barrière sociale car Frédéric,  doit élaborer des stratégies matrimoniales pour s’élever dans la société et Marie Arnoux ne peut lui, être, sur ce plan, d’aucune utilité . Voyons comment l’auteur nous décrit cette rencontre déterminante pour le destin du personnage .

D’emblée la rencontre est présentée comme une apparition et cette femme inconnue se pare des attributs d’une divinité. Sa solitude parait d’emblée subjective et soumise à caution car le narrateur précise “du moins il ne distingua personne “ Cette remarque laisse à penser que le regard du personnage est sous l’emprise d’un choc; En effet, sur ce bateau qui transporte de nombreux voyageurs de Paris à Rouen, il y a sans doute beaucoup de monde mais la rencontre est ainsi mise en relief dans sa dimension extraordinaire; Cet éblouissement que subit le héros à la ligne 3 , a pour origine les yeux de la mystérieuse inconnue; Le jeune homme , pour autant , ne l’aborde pas ; Son corps accuse lui aussi le coup de cette rencontre car “il fléchit involontairement les épaules ” ; ce geste souligné par le narrateur traduit une forme de soumission, de passivité  et même d’asservissement de Frédéric ; la femme est ici vue comme une déesse devant laquelle il se prosterne ; Il n’ose lever les yeux vers elle que lorsqu’il se trouve “plus loin” ;  Cette attitude du personnage peut passer pour une grande timidité ou une forme de peur, ou même une marque de son inexpérience ; Frédéric, rappelons, est âgé de 18 ans.

Le second paragraphe établit un portrait plus précis de la jeune femme  du point de vue du jeune homme ébloui comme l’indique le verbe : il la regarda.  La description suit  l’ordre canonique, du haut en bas; le chapeau de paille rappelle la lumière de cette belle journée d’été et les rubans roses sont ici personnifiés : comme le coeur de Frédéric qui s’emballe sous l’effet du coup de foudre, les rubans “palpitaient au vent ” Le regard descend et contemple les cheveux, dissimulés sous des bandeaux qui entourent “amoureusement” l’ovale du visage; Là encore, l’adverbe reflète les sentiments du jeune homme  et indique qu’il est bien à l’origine des perceptions ; La robe , autre élément de séduction , est également mise en valeur ; la légèreté du tissu, la mousseline, la couleur “claire ” évoquent un cadre lumineux: celui, romantique, à souhait d’une belle journée d’été. Flaubert fabrique un cadre idyllique à cette rencontre dont on devine pourtant la banalité; En effet, elle ne paraît extraordinaire que pour le personnage. Cette femme se donne à voir comme si elle était le sujet d’un tableau et ” sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu “.  Nous sommes déjà dans une visions fantasmée .  Cette belle inconnue va devenir l’incarnation du mystère amoureux :  elle demeure immobile telle la statue d’une divinité et le personnage se ridiculise à l’observer en la contournant de peur d’être vu; Cette tentative de dissimulation peut déjà nous transmettre certaines informations ; Frédéric craint d’être repéré et il paraît bien maladroit ; à la ligne 12, le verbe se “planta” a plutôt des connotations négatives et le choix de la position, derrière l’ombrelle, renforce l’idée d’un personnage peureux qui se cache et veut voir sans être vu. Il fait d’ailleurs semblant d’observer une chaloupe sur la rivière ” La passivité du héros est déjà bien présente au cours de cet épisode et l’un des enjeux du roman va, justement consister, à montrer son absence d’évolution .

Pour autant, c’est l’éblouissement qui domine encore avec l‘expression hyperboliquejamais il n’avait vu cette splendeur ” : la négation contribue à rendre encore plus exceptionnelle la beauté de la jeune femme : les éléments du portrait changent de nature et deviennent plus clairement l’expression du désir du jeune homme : le regard se porte sur “la séduction de sa taille ” ligne 14 et “cette finesse des doigts que la lumière traversait ” . Le narrateur montre la femme  en train de broder , activité somme toute, très ordinaire à cette époque et Frédéric semble quelque peu naïf et transporté par ses sentiments . C’est pourquoi on peut penser que la réalité est transfigurée grâce à l’utilisation du point de vue interne.  ; Les objets les plus triviaux lui apparaissent comme des trésors : il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement , comme une chose extraordinaire . ” On trouve, dans cette formulation, l’association d’un lexique très fort comme le mot “ébahissement ”  lui-même associé avec une comparaison quelque peu redondante , “extraordinaire ” : cette sorte de tautologie  rend le personnage un peu “ridicule “. Flaubert montre, de cette manière, à quel point la passion peut transformer notre vision des choses; Frédéric souffre déjà d’une sorte de désir insatiable qui se traduit par une litanie de questions ” quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ” peut -on lire à la ligne 15 . Il veut littéralement tout savoir de cette mystérieuse inconnue ; Son désir semble sans fin ; cette fois c’est l’ énumération des objets qui lui sont associés qui  permet de traduire la force de cette passion quasi instantanée : “ il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait .”  Le désir du héros tente de s’emparer de l’objet qu’il convoite dans une sorte de possession symbolique ; De même que son regard la cerne et l’entoure, ses pensées tentent  également de cerner de son existence toute entière . Cette convoitise est présentée comme douloureuse: on retrouve ici le paradoxe amoureux; En effet, le sentiment amoureux occasionne à la fois une grande joie et une grande souffrance à la pensée que l'objet que nous convoitons , pourrait nous échapper . Le narrateur tente de décrire avec davantage de précision, la nature du désir éprouvé par Frédéric: il élimine la simple possession physique pour faire référence à une forme de désir  supérieur , plus profond et plus total, qui n’est pas sans évoquer l’adoration religieuse. En effet, les mystiques s’efforçaient d’entrer en contact avec le divin  et d’unir leur esprit à une réalité supérieure : ils pouvaient parfois s’abandonner à des formes de contemplation qui pouvaient aller jusqu’au retrait du monde . La subordonnée finale ” une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ” pourrait être empruntée au vocabulaire religieux pour, justement, caractériser, l’expérience mystique.

L’écrivain s’amuse maintenant à nuancer ce tableau religieux qui pourrait ressembler à une adoration de la Vierge avec l’apparition, non seulement de l’enfant mais également de la nourrice de ce dernier “une négresse”  ( l 20 ) ; le terme ici n’est pas péjoratif mais désigne simplement une femme de couleur . La mystérieuse inconnue est donc d’un statut bourgeois car elle a une domestique et probablement mère car elle prend l’enfant sur ses genoux. Il ne s’agit donc pas d’une rencontre entre deux jeunes gens qui semblent promis l’un à l’autre . Le jeune héros est ici fasciné par une mère de famille : ce qui peut heurter la moral et  on devine une liaison adultère se profiler si la femme est mariée. La précision “déjà grande ” ,  à propos de  l’enfant ,indique que les deux personnages n’ont pas le même âge et là encore, la différence d’âge ainsi que  le fait qu’un très jeune homme tombe amoureux d’une femme plus âgée, peut heurter certaines convictions morales d’un lecteur en 1860. Dès les premières lignes de cette rencontre amoureuse, le romancier prépare l’évolution de l’intrigue entre son héros, Frédéric et celle qu’il considérera comme le grand amour de sa vie mais aucun des deux personnages ne parviendra à vaincre les obstacles qui les séparent .

Marie Arnoux devient un objet de fantasme mais le héros ne transformera jamais cet amour en réalité partagée. Lorsqu’à la fin du passage, il se décide à intervenir pour rattraper son châle qui allait tomber à l’eau à la ligne 26, il peut , grâce à ce geste créer un premier contact mais il ne réussira pas à aller plus loin que de simples formules de politesse. C’est son imagination qui prend le dessus et il rêve à toutes les fois où son châle a servi à la réchauffer; Par l’intermédiaire de cet objet fantasmé, le narrateur nous fait lire son désir : “en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans. ” Les allusions sont claires et indiquent une forte attirance et un désir de partager l’intimité de Marie, d’être, en quelque sorte, à la place de son châle. Frédéric devient , par son geste , “le rattrapa ” une sorte de héros mais nous sommes bien loin de l’idéal chevaleresque .

Flaubert met en scène , au début du roman, une rencontre amoureuse qui s’apparente à un coup de foudre mystique et laisse deviner au lecteur perspicace que cette liaison est condamnée à échouer car le personnage a donné à la femme le statut d’une divinité inaccessible . En choisissant , qui plus est, une femme mariée et déjà mère, le romancier cherche également ,  à nous faire réfléchir à la manière dont la société de son époque tolère ce type de liaisons . Marie Arnoux sera sur le point de succomber à l’ardeur des sentiments du jeune homme mais , comme La princesse de Clèves, elle ne se résoudra pas à devenir la maîtresse de Frédéric; le jour où ils avaient rendez-vous à l’hôtel, son enfant est tombé malade et elle y a lu comme un signe du destin; elle ne s’est donc pas rendue au rendez-vous et Frédéric fut fou de rage et de tristesse. L’occasion se représenta quand elle fut plus âgée

 Vous trouverez la totalité de la fiche avec le lien suivant : http://keepschool.com/fiches-de-cours/lycee/francais/education-sentimentale.html

Le projet du roman et ses grandes lignes

Le romancier Gustave Flaubert s’est librement inspiré de l’amour absolu et platonique qui le lie à jamais à Mme Schlésinger, cette femme qu’il rencontra jadis, il n’avait pas seize ans. « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération, écrit l’auteur ; “sentimentale” serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive. » Comme on peut s’en douter dès leur première rencontre, cette passion en sera jamais assouvie car le héros idéalise cet amour .Le roman met en scène les ambitions passives de Frédéric Moreau. L’intrigue se résume à la vacuité d’une carrière amoureuse et sociale ratée. Loin de l’image d’un héros romantique entreprenant et ambitieux ,  Frédéric Moreau est bien plutôt un anti-héros. Sa passion pour Marie Arnoux, jamais démentie, jamais aboutie, se résume à une contemplation  plus ou moins perturbée par les mouvements sociaux et politiques de 1848. Ses ambitions sociales, politiques et matrimoniales échouent successivement, Il symbolise à lui seul toute une génération, l’échec d’une jeunesse romantique face à la société bourgeoise et à l’Histoire. Marie Arnoux est la femme adulée. Épouse d’un bourgeois , mère de deux enfants, elle est pour Frédéric l’amante idéalisée, une promesse de bonheur. À la voir, il éprouve « une sorte de crainte religieuse ». Vingt ans plus tard, il la retrouve, et voit « ses cheveux blancs.  » Son désir pour elle est contrarié par quelque chose « comme l’effroi d’un inceste », la crainte du dégoût ou de l’embarras, et le désir de « ne pas dégrader son idéal ». Autour de Frédéric graviteront d’autres figures féminines secondaires. Louise Roque, jeune fille riche et amoureuse qu’il finira par épouser et qu’il quittera, Mme Dambreuse, mondaine parisienne, dont il deviendra l’amant  et Rosanette, courtisane facile avec laquelle il aura une liaison mouvementée, faite de séparations et de retrouvailles  . Aucune de ces trois femmes ne semble pourtant rivaliser avec cet idéal incarné qui obsède Frédéric et qui constituera un échec supplémentaire dans sa vie faite de ratages successifs.

19. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Le décor dans Madame Bovary · Catégories: Divers · Tags:

Cet article expurgé a été écrit par Claudine Vercollier, une universitaire  spécialiste de Flaubert; Je l’ai résumé et j’ai ôté les références savantes pour ne conserver que les citations les plus significatives. Entrainez-vous à retrouver le plan qui a guidé la rédaction de cette synthèse; Quelles fonctions joue le décor dans le roman ? 

Le
décor et sa signification dans
Madame
Bovary

L’univers
dans lequel vit Emma Bovary est fort limité. Le couvent tout
d’abord, où elle
« vivait
(…) sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes »
.
Mais le couvent est déjà lointain et les contours s’en sont peu à
peu estompés. Cette première prison semble douce à Emma qui
« regretta
son couvent »
.
Elle est remplacée par la ferme des Bertaux dont Emma, semble-t-il,
ne franchit jamais les limites :
« Une
jeune femme en robe de mérinos bleu (…) vint sur le seuil de la
maison pour recevoir M. Bovary. »
« Elle
le reconduisait toujours jusqu’à la première marche du perron. »
« Elle
était sur le seuil »
.
Et quand Charles redescend après avoir soigné le père Rouault, il
trouve Emma
« le
front contre la fenêtre »

, celle-ci étant perçue alors comme un obstacle séparant Emma du
monde extérieur. Lors d’une autre visite, Emma est en train de
coudre, tous volets fermés. Et, symboliquement, quand Emma acceptera
d’épouser Charles, le père Rouault ouvrira
« tout
grand l’auvent de la fenêtre contre le mur »
.
C’est comme le signe de libération, Emma ayant d’abord conçu
le mariage comme une évasion.

Nous
saurons dès son arrivée à Tostes, avant qu’elle-même s’en
rende compte que ce n’est qu’une illusion et qu’elle sera plus
prisonnière ici qu’aux Bertaux. Il n’est qu’à lire la
description de la maison. La première phrase déjà est
significative :
« La
façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou de la
route plutôt. »

.Le
jardin lui-même est clôturé, et qui plus est par une
« haie
d’épines »
.  Toute la maison de Tostes est placée sous le signe du petit, de
l’étroit :
« Sur
l’étroit chambranle de la cheminée. »
Le
bureau de Charles est une
« petite
pièce »

et le jardin
« plus
long que large allait, entre deux murs de bauge. »

Toute la maison s’ordonne autour du corridor. Ainsi prédomine une
impression de couloir, de murs qui vous emprisonnent et qui mènent
en peu de temps Emma près de la dépression nerveuse. L’ancien
maître de Charles ayant conseillé de
« la
changer d’air »
,
Charles emmène Emma ailleurs, dans un ailleurs qui sera, en pire,
une reproduction de l’ici.

Yonville-l’Abbaye
est
en fait un

bourg
« au
fond d’une vallée »
,
« au
bout de l’horizon »
.
Enfermé de toutes parts. Flaubert insiste sur le côté limité
d’Yonville :
« La
rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de
quelques boutiques s’arrête court au tournant de la route. Si on
la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte
Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière. »

Et
si, à Tostes, la grand-route permettait aux rêves d’Emma d’aller
jusqu’à Paris, à Yonville, il n’y a pas de route ;
simplement un
« chemin
de grande vicinalité »
.
Les maisons elles-mêmes sont
« encloses
de haies »
,
avec ce préfixe qui enferme davantage encore. Les toits cachent en
partie les fenêtres,

« comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux »
,
les murs des jardins sont garnis de tessons de bouteilles pour éviter
qu’on y pénètre.

.
Nous savons donc encore une fois, avant même qu’Emma en ait
conscience, qu’Yonville n’est qu’une copie dégradée de
Tostes ; la simple description du bourg nous a permis de le
déduire. L’assimilation entre les deux villages va d’ailleurs
être faite ensuite par Emma elle-même, peu après son arrivée.
Alors que Léon déplore que
« Yonville
offre si peu de ressources »
,
Emma répond :
« Comme
Tostes, sans doute »
.
Mais elle n’en tire pas alors toutes les conséquences et cela
reste pour elle une assimilation superficielle, car
« elle
ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à
des places différentes »
.

Et
pourtant l’intérieur de la maison présente les mêmes
caractéristiques qu’à Tostes. La salle, par exemple, est une
« longue
pièce à plafond bas »

et rappelle ainsi cette idée de corridor qui sera d’ailleurs pour
Emma l’image même de sa vie :
« L’avenir
était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien
fermée »
.
Une prison, donc, de plus en plus étroite, avec certaines
caractéristiques des cachots, telles le froid ou l’humidité.

Aux
Bertaux déjà, ferme pourtant d’apparence prospère, la peinture
verte du mur
« s’écaillait
sous le salpêtre »

et,

« comme la salle était fraîche, elle (Emma) grelottait tout
en mangeant »
.
De même à Tostes :
« L’hiver
fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et
la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres
dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée »
.

À
Yonville enfin :
« Emma,
dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge
humide, le froid du plâtre »
.

Le
froid est une limite de plus : il enserre directement le
personnage et le confine dans un cercle plus restreint encore, en
atténuant par exemple la lumière ou en obligeant Emma à se
réfugier dans une seule pièce :
« Dès
les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle »
.
Le froid finira par pénétrer Emma, pour l’envahir tout entière.
Ainsi, après le départ de Léon :

« Il fut de tous côtés nuit complète et elle demeura perdue
dans un froid horrible qui la traversait »
.

Ce
froid est associé à la mort. Quand Emma revient de ses rendez-vous
avec Léon :
« Emma,
ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements ; et se
sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’âme »
.
Il annonce le grand froid final.

« Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des
pieds jusqu’au cœur »
.

Le
monde d’Emma est donc extrêmement étroit, rétréci, mais il est
en même temps curieusement
« bourré »,
rempli au maximum, ce qui accentue encore l’effet d’emprisonnement
et crée même une impression d’asphyxie. Emma est symboliquement
sujette aux étouffements. Les mots tels que
« suffoquer »,
« haleter », « étouffer », « étouffement »

reviennent plus de dix fois au cours du roman. Ils accompagnent Emma
depuis son premier printemps à Tostes :
« Elle
eut des étouffements aux premières chaleurs »
.
Jusqu’à sa mort :
« 
Ouvre la fenêtre…, j’étouffe »
.


Comme
Emma, dès notre entrée dans la maison de Tostes, nous sommes
accueillis par une série d’objets accrochés derrière la porte :
« un
manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir (…) »
.
De même, la grande pièce qui donne sur la cour est
« pleine
de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture
hors de service »
.
Le jardin lui-même est soumis à cette profusion et, pour accentuer
encore cette impression de multiplication des objets, Flaubert
emploie

« la description en chaîne »
.
Ainsi,
« sur
l’étroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à
tête d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaqué sous
des globes de forme ovale »
.
Cette profusion absurde est encore plus évidente à Yonville
lorsque Flaubert en décrit les maisons :
« Elles
sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments
épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, disséminés sous
les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux
accrochées dans leur branchage »
.

On
passe d’un objet à l’autre sans coupure ; le vide,
semble-t-il, n’existe plus. Et même parfois il y a « 
redondance »
de matière ; les objets se chevauchent les uns les autres :
les flambeaux sont recouverts de globes, les rideaux s’entrecroisent
et les murs du jardin sont recouverts d’abricots en espalier.

De
plus, il faut remarquer que très souvent Flaubert décrit, non pas
les pièces maîtresses de l’ameublement, mais les détails.

Ce
monde clos et restreint est donc rempli d’objets, d’objets
souvent inutiles et, comme pour leur donner plus d’importance
encore, comme pour les rendre plus envahissants, Flaubert en précise
(très souvent et même presque systématiquement) la matière et,
parfois aussi, la couleur. Ainsi, les rideaux sont en
« calicot
blanc »
,
les flambeaux en
« argent
plaqué »
,
la bibliothèque en

« bois de sapin »
,
les murs qui enserrent le jardin
« en
bauge »
,
le curé
« en
plâtre »
,
le cadran solaire en
« ardoise »,
le lit en
« acajou »,
les rubans qui nouent le premier bouquet de mariée, en
« satin
blanc »
.

Emma
est donc doublement prisonnière,
« prise »
d’une part à cause des limites mêmes d’un monde étroit,
d’autre part parce que ce monde est atteint d’une sorte de
cancer, totalement rempli, envahi de matière, étouffant ceux qui
s’y trouvent. Attitude significative que celle d’Emma assise dans
un fauteuil au milieu de sa chambre, tandis
« qu’on
disposait ses affaires autour d’elle »
.

Certes,
cette profusion se manifestait déjà aux Bertaux ; témoins ces
sacs de blé qui envahissaient la salle à manger :

« c’était le trop plein du grenier proche »

ou l’abondance pantagruélique des plats le jour de la
noce :
« Quatre
aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois
gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de
quatre andouilles à l’oseille »
.

Abondance
qui trouve son apothéose dans la pièce montée du pâtissier
d’Yvetot, sorte de pyramide qui n’en finit plus et que Flaubert
décrit minutieusement et à dessein pendant une quinzaine de lignes.

À
Tostes, tout va changer. Cette accumulation va devenir non pas signe
de richesse, mais d’incohérence, car elle se fait absolument
n’importe comment. Emma est entourée d’une sorte de bric-à-brac,
de désordre envahissant. Curieusement, tout ce qui touche de près
ou de loin à
Madame
Bovary

est disparate et traduit certainement la complexité de l’héroïne
elle-même,
« paysanne
d’origine, aristocrate en désir, petite bourgeoise dans sa vie »
.

Rien
chez elle n’est unifié : son éducation est faite de miettes
sans aucun lien entre elles comme le montrent par exemple ses

« connaissances »

en histoire

« où saillissaient encore çà et là (….) sans aucun
rapport entre eux, Saint-Louis avec son chêne, Bayard mourant,
quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le
panache du Béarnais»
.

Incohérence
aussi de ses lectures, illustrées de gravures représentant
« à
la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à
gauche, des minarets tartares à l’horizon au premier plan des
ruines romaines. »

Et
les rêves qui seront plus ou moins directement inspirés par ces
lectures, seront, bien entendu, marqués par la même accumulation
aberrante. Emma voudrait
« s’accouder
sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un
cottage écossais »
.
Ce qui manque d’unité se manifestera aussi dans l’attitude
d’Emma qui n’a aucun esprit de suite :
« En
de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ;
à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle
restait sans parler, sans bouger »
.

Ce
désordre, cet amalgame incohérent qui est peut-être une des
raisons du malheur d’Emma, des tendances aussi diverses et
contradictoires ne pouvant être satisfaites toutes en même temps,
vont se retrouver dans les lieux où vivra Emma, dans les objets qui
l’entoureront et même, curieusement, dans les personnes qu’elle
sera amenée à rencontrer.

Mais
c’est surtout à Tostes que le désordre va éclater ; dès
qu’elle ouvre la porte de sa nouvelle maison, la jeune Madame
Bovary découvre par terre, dans un coin,
« une
paire de houseaux encore couverts de boue sèche »
,
et, dans la chambre conjugale, trône encore le bouquet de mariée
de la première épouse. Mais ce n’est encore rien, comparé au
capharnaüm que découvrira Emma en pénétrant dans sa
« nouvelle »
maison d’Yonville :
« Au
milieu de l’appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de
commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des
matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet »
.
Un tel désordre indique une certaine hostilité : Emma n’est
pas attendue ; elle arrive en intruse dans un milieu au sein
duquel elle ne pourra trouver sa place.

N’oublions
pas qu’Yonville lui-même est
« une
contrée bâtarde »
« sur
les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile de
France »
.
Son pharmacien exerce illégalement la médecine ; le gardien
du cimetière y est tout à la fois fossoyeur et bedeau et le
cimetière lui sert à enterrer les morts, mais aussi à faire
pousser des pommes de terre.

Le
caractère désordonné est donc encore accentué par le fait que les
objets ou les lieux sont déviés de leur utilisation ou de leur
destination première ; ainsi, à Tostes, la
« grande
pièce délabrée qui avait un four (…) servait maintenant de
bûcher, de cellier, de garde-magasin »

et par conséquent elle perd toute fonction précise. Même la
voiture que Charles offre à Emma est faite de pièces rapportées :
« 
Son mari (…) trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois des
lanternes neuves et des garde-crottes en cuir piqué, ressembla
presque à un tilbury »
.

Cet
aspect disparate est grotesquement renforcé lorsqu’ils se rendent
au bal de la Vaubyessard, par l’ensemble des cartons et des colis
accrochés un peu partout :
« Une
grande malle attachée par derrière et une boîte à chapeau qui
était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton
entre les jambes »
.

Au
début, pourtant, Emma a cherché à lutter contre ce désordre :
elle a fait poser du papier neuf et Flaubert constate qu’elle
« savait
conduire sa maison »
 ;
mais elle n’a pu résister longtemps et bientôt
« elle
laissait tout aller dans son ménage »
,
renonçant à rétablir un ordre quelconque, se laissant envahir par
la dégradation de la plupart des objets, s’assimilant au décor
qui l’entoure :
« Elle
restait à présent des journées entières sans s’habiller,
portait des bas de coton gris »
.

En
effet, et c’est la dernière caractéristique de ce décor, le
cadre dans lequel vit Emma est souvent vieux, plus ou moins délabré :
le papier est posé sur une toile mal tendue, la brochure du
Dictionnaire des sciences médicales qui se trouve dans le bureau de
Charles est usée, la grande pièce délabrée qui s’ouvre sur la
cour est « pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides,
d’instruments de culture hors de service, avec quantité d’autres
choses poussiéreuses dont il était impossible de deviner l’usage ».

Et
cela va expliquer la comparaison qu’Emma va employer pour traduire
ce qu’est sa vie :
« Mais
elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au
nord »
.
Le grenier, c’est justement l’endroit où l’on rejette tous les
objets défigurés, les objets morts, comme cet absurde bouquet de
mariée,

« le bouquet de l’autre »

qu’Emma trouve en arrivant à Tostes et que Charles
« alla
porter au grenier »
.

La
vie d’Emma est une collection de choses, de moments inutiles, car
le temps est dévastateur : témoins certains objets, tel le
curé de plâtre dont la figure se couvre de gales blanches et qui
finit par se briser lors du transport de Tostes à Yonville ;
tel le propre bouquet de mariée d’Emma, dont les boutons d’oranger
ont jauni et dont les rubans se sont effilochés.

Pour
montrer ce rôle prépondérant du temps, Flaubert place au milieu du
jardin de Tostes un cadran solaire en ardoise, pierre tendre qui
évoque plus la fragilité et l’effritement que la solidité.

Yonville
non plus n’échappera pas à la destruction du temps. Le mot
« ruines »
est associé au nom d’Yonville. Flaubert note
« 
Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de
Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à
huit lieues de Rouen »
.

Le
temps ici a tout nivelé, effaçant jusqu’au moindre souvenir.
Peut-on trouver une image plus frappante que celle utilisée dans le
dernier paragraphe de cette description d’Yonville :
« Les
fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se
pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux »
.
Le temps n’est donc jamais source de richesse et ne fait que
renforcer l’idée de prison.

Les
signes eux-mêmes perdent leur valeur et se figent en une série de
gestes. Ainsi, les marques de tendresse que Charles manifeste à sa
femme :
« C’était
une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance,
après la monotonie du dîner »
.

Tout
se répète toujours ; les moments, comme les objets, sont
doubles ; au premier mariage de Charles en succède un
deuxième ; Yonville se substitue à Tostes ; même la
petite fille d’Emma, cet être neuf, portera un nom chargé pour sa
mère de souvenirs, puisque c’est celui de Berthe qu’elle avait
entendu au bal de la Vaubyessard. Quand il ne dégrade pas, le temps
pétrifie et on retrouve en lui la même continuité que dans la
matière : pas de rupture par laquelle pourrait s’échapper le
rêve ; les journées se suivent, liées les unes aux autres
comme les maillons d’une chaîne, semblables comme les barreaux
d’une prison.
« La
série des mêmes journées recommença »

. L’écriture de Flaubert exprime cette monotonie avec cette
succession de mots chargés d’une même idée :
« série »,
« mêmes »,
et le préfixe
« re- »
qui indiquent la reprise continuelle des mêmes gestes. Les mots

« mêmes »

et
« toujours »
sont constamment repris :
« Elle
retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles »
.
« Cinq
ou six hommes, toujours les mêmes »
.

Rythme
monotone, comme le débit de cette conversation, ennuyeux comme
l’aspect de ce gros garçon qui termine sa journée en ronflant.

Ainsi,
Flaubert décrit un monde caractérisé par l’étroitesse, un monde
oblong. De plus, ce décor est délabré, rempli d’objets ayant
perdu leur beauté, attestant le passage du temps. Cela laisse mal
augurer de l’avenir d’Emma. Comment pourrait-il se passer du
nouveau dans un décor qui se répète et qui n’est toujours qu’une
copie de soi-même : le couvent, les Bertaux, Tostes, Yonville ?

Emma
est non seulement enserrée par d’étroites limites extérieures
mais elle est, à l’intérieur même de ces limites, comme cernée
par un afflux d’objets, de
« choses ».

Comment
les rêves d’Emma pourront-ils éclore dans un monde où triomphe
la matière et où Emma elle-même, victime et bourreau à la fois,
aide à ce triomphe par le désir de posséder qui la pousse à
acheter chez Lheureux ?

Comment
ne pas pressentir déjà, à la vue même de ce décor, qu’Emma
verra se faner toutes ses illusions ? Et ne peut-on voir un
signe dans cette démarche d’Emma qui va chercher la mort dans le
capharnaüm d’Homais.

18. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Chronologie du roman · Catégories: Divers · Tags:

Connaître avec précision la chronologie des événements du roman peut vous permettre de gagner du temps dans vos préparations. En espérant que ce travail effectué par un spécialiste de Flaubert, vous sera utile. A vos calendriers, prêts, notez…

Chronologie
de
Madame
Bovary

Année

Jour/
mois / saison

Événements

1828
(6)

octobre

Entrée
de Charles en 5ème

1831

juillet
novembre

Charles

s’inscrit
en vue de l’officiat de santé

1834

juillet

Charles
« recalé » à l’examen final

1835

juillet
(7)

automne

Charles
reçu

Installation
à Tostes

1836

mars
(8)

Mariage
avec la Veuve Dubuc

1837

5
janvier (9)

Fracture
du père Rouault

21
ou 22 février

Le
père Rouault guéri

mars

Jalousie
d’Héloïse. Charles suspend ses visites aux Bertaux

avril/mai

Mort
d’Héloïse

fin
juillet (10)

Charles
retourne aux Bertaux

28-30
septembre (11)

Demande
en mariage de Charles

1838

mai
(12)

Mariage
de Charles et d’Emma

été
(13)

Emma
déçue

fin
septembre

Bal
de la Vaubyessard

1839

printemps-été
(14)

Mélancolie
d’Emma

septembre

Anniversaire
du bal

1840

hiver

« L’hiver
fut froid ». Mélancolie

Carême
(15)

Séjour
à Tostes de Mme Bovary mère

fin
février

Visite
du père Rouault

reste
de l’année

Malaises
d’Emma – Charles prospecte

1841

début
mars

Déménagement

Départ
pour Yonville – Emma enceinte

fin
mai – début juin

Naissance
de Berthe

début
juillet (16)

Visite
à la mère Rolet

automne

Sympathie
grandissante d’Emma pour Léon

1842

février

Emma
amoureuse de Léon

mars

Elle
se reprend

avril
– mai

Départ
de Léon.

juillet

Apparition
de Rodolphe

août

Comices
agricoles

octobre

Emma
maîtresse de Rodolphe

octobre-février
1843

Liaison
d’Emma et Rodolphe

1843

avril

Refroidissement
de leur amour

mai

Opération
du pied bot – Echec – Leur liaison repart

août

Querelle
d’Emma et de sa belle-mère.

lundi
4 septembre

Rupture

septembre

Maladie
d’Emma (première phase)

octobre

Charles
emprunte 1.000 Frs à Lheureux

Seconde
phase de la maladie d’Emma

1844

mai

Convalescence
d’Emma

juin

Lucie
de Lammermoor – Visite de la cathédrale – Le fiacre

Emma
à Rouen pour la procuration

été-automne

Emma
maîtresse de Léon – Les rendez-vous du jeudi

1845

début

Première
négociation Lheureux (la masure de Barneville)

juillet-septembre

Seconde
négociation Lheureux :

octobre-décembre

Emma
reçoit le solde de Barneville,

dimanche
22

Départ
pour Rouen : dernière rencontre avec Léon, Guillaumin,
Rodolphe

lundi
23

Arsenic

mardi
24 matin

11
heures

12
heures

14
heures

16
heures

24/25
et 25/26 mars

Canivet

Larivière

Déjeuner
chez Homais

Les
saintes huiles

MORT
D’EMMA

Veillées
funèbres

jeudi
26 mars matin

Mise
en bière

Arrivée
du père Rouault

31
mai (Pentecôte)

Départ
de Félicité en compagnie de Théodore

début
juin

Faire-part
du mariage de Léon

Tombeau
d’Emma

été

Charles
découvre au grenier la lettre de rupture de Rodolphe

automne-hiver

Déchéance
de Charles – Charles et Berthe au coin du feu

1847

janvier,
puis avril ?

Double
brouille de Charles et de sa mère

mai-juin

Charles
découvre la correspondance d’Emma

Juillet

Charles
et Berthe au cimetière

août

Rencontre
avec Rodolphe au marché

MORT
DE CHARLES

date
imprécise (nov. ou décembre)

Mort
de Mme Bovary mère

1848

début

Berthe
recueillie par une tante

185…

 

Berthe
dans une filature

1856 ?

1856

 

Homais
triomphant

« Il
vient de recevoir la croix d’honneur »

12. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Les scènes de ruptures dans Madame Bovary · Catégories: Divers · Tags:

Emma Bovary est un personnage qui va de rupture en rupture au sein du roman: elle rompt avec son milieu d’origine pour épouser un homme d’une classe sociale supérieure ; peu après son mariage  elle commence d’abord à se couper du réel ,  déjà atteinte de bovarysme ; devenue la maîtresse de Rodolphe, elle subira avec ce dernier une rupture qui la rendra malade et la fera beaucoup souffrir ; Comment ces ruptures successives construisent-elles le personnage de Madame Bovary  ? 

La rupture originelle est triple; Emma Rouault  change de nom pour devenir Emma Bovary, elle passe du statut de demoiselle à celui de Madame et de jeune fille à mère. Mais les ruptures interviennent également sur le plan géographique ; de la ferme située à 6 lieues de  Tostes  en Normandie, à Yonville, une région limitrophe “sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’ile de France ,contrée batarde où le langage est sans accentuation comme le paysage sans caractère.” Dans cette bourgade , Emma va très vite s’ennuyer et ne parvient pas à oublier ce qui est arrivé d’extraordinaire dans sa vie: ce bal à la Vaubyesseard un an et demi plus tôt: Cet événement avait creusé comme un “trou dans sa vie à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage en une seule nuit creuse quelque fois dans les montagnes ” Si la maternité ne représente un changement attendu chez le personnage, elle semble toutefois entraver son aventure avec Léon qui demeure platonique; Le départ de ce dernier à Paris marque pour la jeune femme une étape douloureuse : “le lendemain fut pour Emma une journée funèbre” En partant à Paris , Léon emporte avec lui une partie des rêves et des espoirs de cette dernière.

 Lorsqu’on évoque le motif de la rupture et sa place au iien de l’intrigue du roman, on pense bien sûr, avant tout,  à la rupture amoureuse  et  à l’adultère entre Emma et Rodolphe. Lorsque
Rodolphe déclare son amour à Emma, celle-ci n’a pas le temps d’y
répondre verbalement parce que Charles interrompt le processus des
confessions en surgissant accidentellement dans le champ . Une fois
de plus, Charles nous apparaît comme un homme inconvenant, auteur de
gestes néfastes.  En étant mariée à Bovary, Emma ne peut ni atteindre sa juste
place, ni s’affirmer dans l’univers. Ou alors elle ne le peut que
très temporairement quand elle s’abandonne enfin à Rodolphe
séduite par cette espèce de virilité sidérante de l’homme qui
bombe le torse et qui débite des paroles séductrices.
Emma est transfigurée , momentanément intégrée dans une ambiance
pastorale où la nature se fait complice d’une perfection de
sentiment. . Elle entre ainsi avec son amant dans une période
d’amours clandestines, excitantes et palpitantes. Mais cette période se termine de manière tragique :alors qu’elle échafaude des plans pour s’enfuir avec son amant, ce dernier lui envoie une lettre cynique de rupture : ” car je me punis par l’exil de tout le mal que je vous ai fait.  Je pars; Où ? Je n’en sais rien; Je suis fou. Adieu”  ; En découvrant la lettre et en voyant passer la voiture de Rodolphe, d’abord elle s’évanouit et contracte une fièvre cérébrale qui va durer 43 jours. En ayant commis l’adultère, elle a rompu ses voeux de mariage et trahi ses engagements; C’est une rupture importante qui sera renouvelée lorsqu’elle deviendra la maîtresse de Léon, son premier amour.Bien plus qu’une rupture, c’est une cassure essentielle qui s’empare d’Emma. De femme typiquement projective, elle se change en femme chosifiée, plongée dans un mysticisme incongru, objet d’un amour prétendument universel à défaut d’avoir été autrement aimée que par un amour insignifiant et balourd. Cette prostration prend d’ailleurs la suite d’une tentation pour le suicide , Emma ayant définitivement basculé dans une irréversible mélancolie.

 Une autre rupture  est intervenue peu de temps avant  dans sa vie conjugale cette fois,  rupture provoquée par l’échec de Charles lors de l’opération du pied-bot. Attiré
par l’hypothèse d’une gloire qui redorerait son image auprès de son épouse dont il ressent le mépris, , Charles procède à l’intervention
chirurgicale sur le pied d’Hippolyte Tautain, le valet d’écurie
de l’auberge du Lion
d’or
.
Dans la mesure où l’opération est un succès apparent, Emma
réévalue immédiatement  les qualités de son époux La vitesse d’exécution de
Charles a pu surprendre : «Charles
piqua la peau; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé,
l’opération était finie»

. Sauf que le sectionnement du tendon constitue la traduction
matérielle d’une rupture qui ne tarde pas à venir. Les effets
secondaires de l’opération arrivent subitement. On rapporte que le
valet d’écurie « se meurt ». Son état empire à mesure que la
gangrène le gagne et Emma perd se dernières illusions sur les capacités de son mari: elle se sent humiliée d’avoir pu penser “qu’un pareil homme pût valoir quelque chose comme si vingt fois déjà, elle n’avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité. Il l’agace prodigieusement et elle a l’impression d’avoir abîmé son existence en restant auprès de lui.Autrement
dit Charles Bovary est progressivement dégradé dans la liste des
personnages – on l’a découvert force de médiocrité dès
l’incipit et il s’est écroulé dans une insupportable faiblesse
de caractère. Donc si le roman a commencé par Charles, il se défait
de lui par la suite. 

Ainsi
le tendon coupé d’Hippolyte est la marque d’une rupture
essentielle et définitive entre Charles et Emma. Cet échec
parachève une série de catastrophiques désillusions. C’est un
vrai docteur en médecine qui sauve Hippolyte de la mort, un certain
M. Canivet . Ulcérée par son mari, à jamais dégoutée de lui,
Emma le remet à sa place quand il est pris d’une déambulation
comparable à celle d’un prisonnier qui fait les cent pas dans sa
cellule. Charles est agité parce que le Dr. Canivet doit effectuer
une amputation sur la jambe putride du valet d’écurie. Emma
l’accable d’un «
Assieds-toi

qui n’est pas sans nous rappeler le «
Reste
à ta place»

qu’elle lui avait lancé chez le marquis, mais avec cette fois une
nuance supplémentaire d’agacement. Cette hiérarchie de
l’exaspération parviendra à son sommet lorsque Charles emmènera
Emma à l’opéra dans l’espoir de la distraire de son apathie.
Pendant la représentation, alors qu’il se risque à un commentaire
laconique, elle lui jette un «
Tais-toi
! Tais-toi !
»
sans ambiguïté , ne supportant plus aucune des manifestations
vivantes de cet homme.


Quant
à l’avant dernière rupture, elle concerne Emma et Léon. Le prolongement
de cette relation n’était de toute façon pas possible  et Emma es sentait lasse de cet  amour : “elle était aussi dégoûté de lui qu’il était fatigué d’elle”  . C’est Léon  qui se retire du jeu pour respecter les attentes sociales et prendre la place qui lui revient  Il déçoit Emma lorsqu’il refuse d’emprunter de l’argent pour elle et elle se dévalorise en danseuse de bal masqué; Nous sommes bien loin du bal de la Vaubyessard; lors de ce bal masqué à Rouen, l’aristocratie s’est transformée en “
un clerc, deux carabins et un commis” ; Quant aux filles, elle sont toutes "du dernier rang. ” 

La rupture finale sera constituée par l’empoisonnement : Emma a choisi de mettre fin à une existence qui la déçoit sur tous les plans : lorsque le réel lui devient insupportable, elle a pris l’habitude de s’absenter soit par le rêve, soit par l’évanouissement qui la rend provisoirement inaccessible ; cette fois, son agonie marquera une rupture définitive avec son existence; En s’empoisonnant, elle a le sentiment du devoir accompli: “elle en avait fini, songeait-elle , avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. ” Charles , veuf éploré , a du mal à réaliser la rupture avec celle qu’il aimait et il s’efforce d’imaginer “qu’elle était partie en voyage, bien loin, depuis longtemps” . Lors de l’enterrement d’ Emma , la présence de son père rappelle son parcours jalonné de ruptures : fille Rouaut, femme de Charles Bovary, mère de Berthe; Emma ne laisse que du malheur derrière elle.Au delà de la mort, Charles continue à s’habiller pour lui plaire comme si elle vivait encore  et il se met également  à la désirer furieusement car son désir était maintenant irréalisable. Il ne se résigne pas à la rupture et la mort seule pourra mettre un terme à sa souffrance de ne plus être avec elle. 

12. janvier 2016 · Commentaires fermés sur la casquette de Charles · Catégories: Divers · Tags:

Madame Bovary comporte un certain nombre de scènes révélatrices et on évoque souvent , au sein de l’incipit, l’épisode de la casquette de Charles ; Que nous apprend  au juste cette scène sur l’identité de ce personnage et ses rapports avec Emma  ? 

Flaubert
élabore avec
Madame
Bovary

le portrait d’une femme prisonnière des hommes et de son
environnement. . Très tôt dans le texte on annonce la couleur des
ténèbres : la redondante rengaine des journées domestiques pousse
Emma à vouloir atteindre un plus haut degré d’existence, au sens
littéral d’une sortie de soi (
«Elle
s
ouhaitait
à la fois mourir et habiter Paris»
.
Emma Bovary, jusque dans son nom de mariage, porte sur elle une
douloureuse marque d’engourdissement. Jadis pensionnaire au couvent
des Ursulines et sujette aux motifs d’une «
belle
éducation
»
, Emma Rouault, en s’unissant avec Charles Bovary, contracte du
même coup la maladie du bovarysme, une affection grave passée à la
postérité littéraire et qui signifie l’impossibilité de
réaliser la moindre part de fantasme en nous.

Si
Emma est tout de même un peu responsable de ses noces avec Charles,
elle ne pouvait en revanche pas connaître les détails fondateurs de
la jeunesse de son mari. Qui plus est, tout un équipage de malins
génies semble avoir conspiré à la rencontre et à la formation
d’un élan amoureux entre Emma Rouault et Charles Bovary. D’une
part l’accident du père Rouault (la jambe cassée) constitue un
premier signe de fatalité, celui-ci étant d’autre part recouvert
par l’ambiance chagrine du veuvage (la mère Rouault est morte
depuis deux ans, laissant son mari et sa fille dans la solitude subie
d’une vie monotone).

C’est
donc une souffrance que Charles découvre lorsqu’il arrive à la
ferme des Bertaux pour soigner le père Rouault – le gémissement
du corps meurtri et la discrète déploration d’une âme délaissée.
On l’a fait appeler à la ferme alors que Charles est le médecin
de Tostes, une commune située à «six bonnes lieues de traverse»
des Bertaux . Sans doute qu’il eût été possible de faire appel à
un autre praticien, cependant ce choix en apparence anodin domine de
tout son hasard la nécessité d’une troisième souffrance dans la
maison des Rouault, à savoir l’entrée du bovarysme parmi les
affligés. Le bovarysme est imperceptible et facilement
transmissible, surtout lorsque le malade originel s’avère
insatisfait d’un premier mariage (avec Héloïse Dubuc) et qu’il
fait la connaissance d’une jeune femme peinée (Emma Rouault). de
l’Étude à travers lequel on voit débarquer un Charles Bovary de
quinze ans, paradigme de l’anti-héros, «nouveau» de la classe
qui ne correspond à rien de brillant et d’un tant soit peu
prometteur .

Le
nouveau de la classe est par définition un objet fondamental de
curiosité; il ne fait rien comme il faudrait.
Il
est précisé en amont, à la toute première page du livre, que
Charles dépasse tout le monde en taille, attribut qui le rend
immédiatement différent. . On le regarde comme on observerait une
anomalie. Non seulement il ne ressemble pas à la communauté des
élèves, mais en plus il ne détient aucune sorte de créance ou
d’intuition sur ce qu’il serait convenable de faire en vue de
faciliter son intégration. Pour preuve, Charles n’ose pas
esquisser un mouvement ; il est pétrifié par son introduction à la
fois sociale et romanesque («
la
prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur
ses deux genoux»
).Par
son absence de mouvement et son allure de statue maladroite, Charles
est tout de suite caractérisé par un état de grande pesanteur. Il
apparaît au lecteur à l’instar d’un être dépourvu d’énergie,
une victime dont on se moque volontiers. Effrayé par des
collégiens, comment Charles pourra-t-il s’affirmer dans la
carrière d’une vie adulte ? Comment pourra-t-il assumer les
devoirs qui incombent à l’homme mûr ? Le jeune Charles est en
réalité déjà intimidé par les événements et par la découverte
du nouveau.

Quand
le professeur demande à Charles de se lever, ce dernier devient
réellement le centre de toutes les attentions. Faisant tomber sa
casquette à cette occasion, la maladresse de Charles suscite le
«rire éclatant» du public juvénile, donnant à la scène une
atmosphère de cirque. Charles est un clown malgré lui. Il est un
objet de railleries, un défouloir. Les persécuteurs doivent
profiter au maximum de cette nouvelle attraction. En outre, tout au
long de sa vie, Charles sera toujours une espèce de «nouveau». Il
sera un homme
déplacé,
un homme intempestif qui ne semble jamais être à sa place .

Ce
pauvre caractère est d’autre part indirectement indiqué par un
vêtement. La casquette du collégien Charles Bovary constitue le
parfait symbole de ce personnage. Il s’agit d’un petit objet
étrange («
une
de ces pauvres choses»
)
assez inqualifiable («
une
de ces coiffures d’ordre
composite»).
En premier lieu, lorsque Flaubert évoque l’incertitude esthétique
de l’objet, en somme sa banalité constitutive, il évoque de
manière sous-jacente la petitesse de l’être-Bovary. Si Charles
est physiquement fort, il est caractériellement faible à bien des
égards. Embarrassé par sa condition, il est semblable à un animal
qu’on aurait arraché de son milieu naturel. Or quel est le milieu
naturel de Charles Bovary sinon la passivité et la vie conditionnée
de bout en bout ? D’ailleurs, une fois son mariage consommé avec
Emma, il joindra la vie d’un esprit croupissant à celle d’un
corps accommodant : il empâtera .

En
second lieu, ce couvre-chef présente de nombreuses nuances
animalières. On parle d’un «bonnet de poil», d’une
«casquette de loutre», «ovoïde et renflée de
baleines
», pourvue de «poils de lapin». Ce bestiaire du
vêtement transforme Charles en un personnage qui ne fait plus partie
du règne classique des hommes. Il subit une forme de déclassement.

D’une
certaine façon, la casquette de Charles traverse tous les mondes
possibles en vertu de ses multiples matières, néanmoins elle semble
étrangère à toute notion fixe. Elle est partout à la fois et
partout rejetée . Cet accoutrement résume clairement la condition
de son propriétaire. N’empêche que le pire concerne la dernière
partie de cette description cruelle : «[…] d’où pendait, au
bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or,
en manière de gland. Elle était neuve ; la visière
brillait»
. Pour commencer par l’élément le plus objectif, la
casquette est aussi neuve que Charles est nouveau dans la classe.
C’est sur lui probablement la seule chose capable de briller. Par
conséquent, lorsque la casquette tombe, on ne voit que cela. Le
scintillement de la casquette met en relief la médiocrité des
gestes de Charles. Finalement vaincu par l’oisiveté et par une
somnolence qu’il hérite de son père Charles effectue à Rouen
des études passables qui ne feront pas tout à fait de lui un
docteur en médecine mais plutôt un officier de santé. En étant un
cran en-dessous, il est exactement à sa place.

Composée
d’un amas de matières, cette casquette est la première pièce
montée du roman. Elle précède la description du gâteau de mariage
servi pendant les noces de Charles et d’Emma Autant le chapeau du
jeune Charles fait éclater des rires, autant la pièce montée de
son mariage «[fera] pousser des cris» . Les rires et les
cris procèdent d’un rassemblement d’émotions divertissantes au
détriment de Charles. Au même titre que la casquette, cette pièce
montée n’impressionne pas; elle subjugue par sa grotesquerie.

Pour
finir cet épisode de la salle de classe, notons que le texte dénote
par sa quasi-absence de parole. La voix injonctive du professeur et
les borborygmes de Charles mis à part, personne ne parle car en
réalité tout le monde s’esclaffe. Dès le début de la scène, le
poids du silence est perceptible. Charles et son couvre-chef
accaparent l’attention. Le public est suspendu à cette double
présence insolite. La voix qui s’introduit dans le silence général
est celle du professeur – c’est la voix de l’ordre et elle
enjoint Charles à se lever. L’ordre du professeur renforce la
dimension subalterne de l’adolescent. Charles est quelqu’un de
subordonné qui ne paraît pouvoir agir que sous l’effet d’un
ordre ou d’une obligation formelle. Dans le silence pesant de la
salle de classe, on comprend que c’est un être qui obéit
davantage qu’il ne s’exprime. . En fin de compte le professeur
confirme Charles dans sa place de bouc-émissaire ; il autorise le
couronnement de l’humiliation.

Puis
les rires surgissent, puissants et concertés, annulant toute
velléité de parole chez le souffre-douleur. Cette faille du langage
justifie la figure d’un Charles bredouillant. À mesure que les
ordres s’intensifient, la gêne et l’angoisse s’emparent de
Charles, aggravées par le despotisme croissant des écoliers. Ainsi
lorsque le professeur demande à Charles son nom, ce n’est pas son
identité conventionnelle qui sort. C’est plutôt son identité
propre qui se révèle par le biais d’une crase en laquelle se
concentre toute l’agglutination des platitudes qui président à ce
tempérament étouffé : «
Charbovari».
Ce «
Charbovari»
déclenche le «vacarme» des élèves qui n’attendaient qu’une
opportunité supplémentaire pour se vautrer dans le ricanement. En
d’autres termes, on assiste au triomphe du bruit aux dépens de la
parole intelligible.

Enfin,
tandis que le «
Charbovari»
s’estompe lentement, il demeure cependant comme à l’état
d’écho, telle une persistance de ce que sera l’existence de
Charles Bovary : une série de vexations et de dissonances. Dans ce
«
Charbovari»
caractéristique, on distingue une identité gluante, mal formée,
mal née, inexprimable, uniquement fonctionnelle à travers la
littérature.

12. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Un lecteur perspicace : le jugement d’une époque et d’un homme sur un livre · Catégories: Divers · Tags:

Albert Thibaudet ( 1874/1936 )  est un critique littéraire qui a lu avec une attention tout particulière Madame Bovary, plus de quarante ans après sa parution : je vous livre ici l’article tel qu’il l’a rédigé pour le journal dans lequel il écrivait ses critiques littéraires . Partagez- vous l’avis de  ce lecteur érudit ? 

Madame
Bovary par Gustave Flaubert

La
publication en volumes de Madame
Bovary

est le bruit et l’événement du monde littéraire. On se souvient
que le roman, paru d’abord dans la
Revue de Paris
,
avait attiré les menaces du parquet, et que, sur l’éloquente
plaidoirie de Me Sénart, il fut acquitté par un arrêt
in extenso
qui
fixera désormais la jurisprudence en matière littéraire.

Le
banal reproche d’immoralité adressé au livre tombe devant une
lecture attentive qui montre avec une évidente clarté le but de
l’auteur, – la punition de l’adultère. Qu’est-ce, en effet, que
Madame. Bovary ? une petite provinciale prise d’un faux élan de
don quichottisme, une femme menée et surmenée par ses sens, roulant
de chute en chute et de faute en faute dans la fange de la perdition.
C’est le spectacle navrant et profondément philosophique d’une âme
déchaînée et rebelle voulant échapper de son corps, quelque chose
comme l’ascension d’une Icare bourgeoise fondant aux rayons du soleil
ses ailes de cire et de papier peint.

En
un village de Normandie, sentant le cidre doux dans la floraison de
ses pommiers, un pauvre médecin de campagne a établi sa résidence.
À son sort il a associé une triste femme, sèche, malingre, une
fourmi de ménage pour l’épargne ; quand il rentre fatigué et
poudreux de ses courses, il rencontre un visage noir, des bras
osseux, non pas une femme mais une femelle. Une maladie rapide le
débarrasse de cet être anguleux dont la démarche à ressort laisse
dans l’esprit un bruit de mécanique. Bovary est né sous une étoile
fâcheuse, pâtira au collège, carabin misérable à Rouen, marié à
une pauvre créature, ayant peu de clients et mal payé, le voici
veuf, et si revêche que fut sa femme, isolé comme il l’est, il la
regrette.

Cependant
à quelques lieues de là habite un gros fermier avec sa fille, une
demoiselle élevée à la ville et qui, sous les coiffes rustiques de
la paysanne, cache déjà la scélératesse  d’un petit cœur
ambitieux. Lorsqu’elle jette les yeux à l’entour d’elle, elle ne
voit que grossiers valets de ferme, gens rustauds, épais, coqs de
village lourdement endimanchés, ayant ramassé leur gaîté dans les
cabarets et leurs grâces dans les almanachs.

Imaginez
une campagnarde habituée aux chatteries du couvent, au chant de
l’orgue, aux effusions de la prière, au parfum de l’encens, aux
caquetages mignards et chaussant tout d’un coup les plus gros sabots
de l’églogue. Tout la froisse, la blesse, la rebute. L’humiliation,
la rage, l’envie l’obsèdent de mauvais désirs et enfièvrent sa
cervelle. De la ferme elle ne sent que les dégoûts, la mare, le
fumier, le vagissement des étables, le suint des moutons, le toit
des porcs ; son imagination échauffée de lecture, voltige vers
la ville. Maintenant mettez sur sa route un visage humain, fût-ce
celui d’un pauvre médecin de campagne, Bovary, par exemple, en lui
elle entrevoit un sauveur qui l’arrachera à la besogne ingrate de la
ferme, elle se croit dame déjà, elle se rêve à Rouen, marchant de
pair avec les filles des commerçants, ses anciennes camarades de
couvent.

Emma
Rouault est jolie, plus que jolie, charmante, et lorsque Bovary la
compare à son acariâtre défunte, le pauvre hère s’enflamme vite.
Le père Rouault s’est cassé la jambe, Bovary la lui remet ; de
là des visites, puis l’intimité, la demande en mariage et les
épousailles, noces copieuses où festoie une parenté venue de dix
lieues à la ronde.

À
quelque temps de là, Monsieur . et Madame. Bovary étaient
invités au château de la Vaubyessard, chez le marquis
d’Andervilliers, un des clients du médecin. Dans un château
seigneurial, paré de tout le luxe du confort et des recherches
parisiennes, le jeune ménage descend, mêlé à une société rare,
fine, aristocratique, vannée sur l’almanach de Gotha. Emma ouvre de
grands yeux, aspire à pleins poumons, aussi éblouie à la table du
marquis qu’un gardeur de pourceaux antiques admis dans l’Olympe à la
table des dieux. Les hommes lui semblent beaux, fringants,
d’accomplis cavaliers ; les femmes, des créatures vaporeuses,
éthérées, supérieures, pétries d’un limon plus noble et plus pur
que le vulgaire bétail de l’humanité ; et lorsqu’après deux
jours de fête miraculeuses elle rentre dans son froid intérieur, le
souvenir de ces deux jours la poursuit obstinément comme un duc
exilé dans ses terres regretterait Versailles.

Malgré
elle, Madame Bovary jetait les yeux sur son mari, et, le comparant
aux merveilleux seigneurs de la Vaubyessard, elle le trouvait
mesquin, mal appris, médiocre, et se sentait rongée de tristesse.
Le contact d’un homme commun, les mesquins détails d’une vie
bourgeoise, la monotonie des mêmes jours s’amassant sur les mêmes
jours exaspéraient son âme tumultueuse. Elle dévorait des livres,
des journaux, elle prenait son entourage en horreur, elle avait des
idées de suicide, tantôt bavardant avec exaltation, tantôt gardant
un silence farouche. Une maladie de langueur, dont il ignorait la
cause, força Bovary à quitter le pays de Tostes et à se fixer au
bourg de Yonville, à huit lieues de Rouen.

Le
roman ainsi posé en prémisses si simples et si vraies va se
dérouler désormais en s’accélérant avec une imperturbable
logique. Bovary restera ce qu’il est, un être bon, affectueux et
nul, Emma se développe, les mauvaises semences germent et éclatent.
Cette odieuse vie bourgeoise qu’elle fuit à tire-d’aile en colombe
blessée la pourchasse, l’étreint, lui pèse. A Yonville elle
retrouvera le personnel habituel des villages, des marchands
usuriers, des maires importants, des hôteliers bavards, des paysans
soupçonneux, des pharmaciens empesés, plus barbouillés de fausse
science qu’une étiquette de bocal. Je vous recommande surtout
l’apothicaire Homais, une majestueuse figure de sot, qui a l’ampleur
satisfaite, la niaiserie cossue et le rengorgement avantageux d’un
Prudhomme de village. À lui seul Homais est une création et jamais
la dindonnerie affectée et bouffie n’eut de plus magnifique
représentant.

Après
son installation à Yonville, Madame Bovary s’ennuie et de quel
ennui lourd, accablant, léthifère. En vain elle porte un enfant
dans son sein, pour elle la maternité n’est pas une douceur, une
attache à la vie et à ses devoirs, c’est un accident, une maladie
passagère, car son enfant ce n’est point elle, c’est encore Bovary
et Bovary multiplié, quelle croix ! Du mépris du mari au choix
d’un amant il n’y a qu’un pas. Mais sur qui arrêter ses regards. Il
y a bien un jeune clerc de notaire, mince jeune homme, freluquet
imberbe, bon tout au plus à réciter des vers de romance, à frôler
en rougissant les doigts d’une cousine, ignorant s’il aime ou non,
timide à l’excès, pourpre comme une cerise, aimant mieux se faire
hacher menu que de se déclarer. N’y tenant plus et pressé aussi par
sa famille notre petit bonhomme quitte Yonville, ne se doutant pas
qu’il ait pu faire songer Emma et rêvant d’ailleurs de plus libres
et de plus faciles amours dans la capitale.

 Madame Bovary
n’a pas failli encore, qu’elle est corrompue déjà, gangrenée
jusqu’à l’âme, et nous assistons de jour en jour et d’heure en
heure à une rapide décomposition morale qu’envenime un incurable
ennui. Mère, elle a parfois pour sa petite fille des effusions de
tendresse et d’autres fois des élans de fureur, elle la câline,
elle la dorlotte, elle l’accable de caresses rageuses ou la rejette,
la brusque et la renvoie. Où elle aurait dû trouver une force, un
refuge et une consolation, elle redoute un remords, un embarras, une
accusation. En vain elle se plonge dans d’immenses lectures, elle
fait des excès de musique, de promenades ; elle arrange sa
maison, employant son activité à parer sa chambre, à poser des
papier neufs et frais, à enjoliver ses fenêtres de rideaux, à
mettre des tapis, à fleurir des jardinières de bouquets, innocentes
et puériles distractions. Si pour rafraîchir ses lèvres brûlantes
elle s’approche des piscines de l’Église, elle se trouve en face
d’une benoîte et simple figure de curé de village, accomplissant
ses devoirs avec une monotone bonhomie comme une faction de
sentinelle, mais ne soupçonnant pas les orages de ce cœur
bouleversé, impuissant à les conjurer d’ailleurs. Il lui aurait
fallu un directeur mystique et délié, elle trouve un bon prêtre,
mais un homme ordinaire, et la religion lui semble lettre close.
Ainsi meurtrie, anxieuse, désespérée, elle court au-devant de
l’adultère.

Un
hobereau du voisinage, un gros garçon vif, bien découplé, superbe,
à bonnes fortunes, en fera sa proie. Chasseur intrépide, bon
cavalier, franc buveur, Rodolphe est un ogre sensuel. Il ne conçoit
que les brutales amours et il domine Emma comme un maître. Elle
l’aime et le craint, elle se rend à lui avec des soumissions
d’esclave tremblante devant son robuste autocrate. Non contente des
longues promenades à cheval dans les bois voisins, au risque de se
compromettre, elle va le trouver dès l’aube à son château, ou le
reçoit nuitamment dans son propre jardin, le danger même l’excite,
car l’extrême péril a en lui l’inquiétude et la nouveauté d’une
émotion poignante. Le premier, Rodolphe se dégoûte de cette
insatiable maîtresse. Au moment où elle organise sa fuite avec lui,
il la quitte, ou pour mieux dire il la plante là, en bourru et en
lâche.

À
la suite d’un pareil abandon, une terrible maladie de rage rentrée
plus que de remords s’empare de Mad. Bovary et la met à deux
doigts d’une mort qu’elle accueillerait avec reconnaissance, tant
elle est confuse et désabusée. Sa vivace nature, secondée par la
tendresse et les soins de son mari, la tirent de sa maladie, et
revenue à la vie, la pauvre créature est plus faible et plus
pâlissante encore. Ce n’est point son corps, c’est son âme qui
souffre, ce à quoi ne peuvent rien, ni la sollicitude de Bovary, ni
les médicaments saugrenus d’Homais.

À
tout prix il faut se distraire, s’étourdir, noyer son chagrin,
étouffer ses souvenirs. Et voyez la fâcheuse chance : quand
Bovary emmène sa femme à Rouen, c’est au spectacle, sous
l’impression de la Lucie,
cette mélancolique partition de Bellini, qu’elle rencontre Léon,
son premier amoureux, le petit clerc d’Yonville, aujourd’hui dans une
étude achalandée de Rouen. Combien un an de la vie de Paris a
changé le jouvenceau timide ; sa gaucherie s’est redressée en
fierté, son regard incertain s’assure, une légère moustache ombre
sa lèvre ; la coupe élégante de ses habits, la frisure de ses
cheveux l’ont métamorphosé. À sa vue, les souvenirs mal endormis
d’Emma se ravivent, les cendres mal éteintes de sa passion se
rallument, et le petit clerc d’Yonville, devenu jeune-premier et
dégourdi de sa niaiserie villageoise par les grisettes du quartier
Latin, met à profit les tendres dispositions de Madame Bovary.
L’ingénieux prétexte de leçons de piano à prendre permet à Emma
de revenir à Rouen trois fois par semaine sans éveiller les
soupçons de son mari. Il faut voir alors quelles amours, quelles
mignardises, quelles parties fines, quels roucoulements de
tourtereaux ! Timide avec Rodolphe, hardie avec Léon, elle
l’entraîne, l’enivre, le fascine. Jamais courtisane rompue aux
artifices de la galanterie ne déploya plus de séductions, n’inventa
plus de fantaisies folles, ne trouva plus de ruses amoureuses.

Pendant
que cet amour flambe par les deux bouts et que la fête recommence
toujours, la maison Bovary, minée par les dilapidations d’Emma
s’écroule, les intérêts des sommes empruntées s’accumulent, le
passif gonfle, les créanciers se montrent, les dettes criardes
aboient, les huissiers et les recors à face patibulaire déchaînent
les protêts et les papiers timbrés. Le crédit épuisé, que
faire ? Mendier la pitié des créanciers, demander l’aumône à
des bourse fermées, renouveler la ressource des hypothèques, vendre
des biens, grever des terres ? Rien ne peut combler l’abîme du
déficit. Et de quel front avouer à son mari ces dépenses ? Où
tout cet argent a-t-il passé, tandis que le pauvre diable, confiant,
se fatigue dans les labeurs qui, assouvi déjà, la rebute, et
d’humiliation en humiliation, elle s’en va frapper à la porte de son
ancien amant, de ce Rodolphe qui lui a faussé parole et l’accueille
avec l’impudence satisfaite d’un amant heureux.

Il
ne reste à Madame Bovary qu’une dernière et fatale ressource, le
suicide, elle s’y cramponne et prend bravement de l’arsenic. Elle
meurt ainsi dans toute la force obstinée de sa volonté en Madeleine
qui ne se repent pas, humiliée, vaincue, déchirée, emportant dans
la tombe le secret ou la rage de ses illusions perdues.

Le
triste Bovary, attaché à cette femme, alors même qu’il a surpris
la trace de ses perfidies, meurt également de douleur.

Tel
est ce livre navrant, d’une vérité désespérante et logique,
analysant la chute de la femme avec une impitoyable cruauté, avec
une puissance de déduction et un enchaînement de faits qui ont la
valeur et l’évidence d’une leçon de dissection.

Autour
de la figure de Madame Bovary, belle d’impudeur, élevée
au-dessus de tous les qu’en dira-t-on, mais si caressante, si souple
et si féminine, parée de l’attrait et des séductions du fruit
défendu, l’auteur a crayonné vingt portraits d’un tour net, exact
et précis, si vivants qu’il passent dans la rue. Nous avons indiqué
ce qu’était Homais, sans rien dire du père Rouault, du père
Bovary, du curé Bournisien, du marchand l’Heureux [
sic

], de la noble tête du docteur Larivière, un Dupuytren provincial.
Tout ce monde est observé, saisi, pénétré dans ses mœurs, dans
son langage, dans ses attitudes, ses vêtements, ses manies et ses
vices avec une fidélité passionnée et mouvante qui est la vie
même. Ce ne sont pas des poncifs copiés sur des livres, ni des
mannequins ajustés d’oripeaux, mais des êtres de chair et de sang,
et quand on les appelle, volontiers on se retournerait comme à des
noms de vieilles connaissances.

Voilà
de la bonne et franche réalité et non du réalisme pour prendre le
mot d’ordre d’une école qui, née sur la borne de Restif, n’a
produit jusqu’à présent que des ramasseurs de clous fouillant tous
les ruisseaux littéraires.

Comme
la femme est comprise, devinée, interprétée, quelles roueries
délicieuses, quelles scélératesses charmantes, quels mensonges
caressants, quelles grâces câlines de sirène et d’enchanteresse.
Timorée et superbe, déliée et forte, Madame Bovary vous attache
invinciblement, tant émane d’elle de volupté, d’œillades et de
sourires. Elle demeure comme un type parfait et définitif, et prend
son rang à la suite des héroïnes connues, des Clarisse Harlowe,
des Corinne, des Lélia, des Marneffe, sans être accablée ou
diminuée par ses illustres devancières.

Le
paysage, peint d’une touche large et sûre, rend l’aspect de la
Normandie dans son intimité et dans son ensemble comme les maîtres
hollandais et flamands rendent La Hollande et les Flandres depuis les
grasses prairies où tourne l’aile des moulins à vent, depuis les
mers calmes ou tempétueuses jusqu’aux fins cavaliers, jusqu’aux
paysans terreux, façonnés à coups de serpe et humant le piot dans
les tavernes.

C’est
toujours une grande joie pour nous de signaler une œuvre hors ligne,
et nous en sommes assurés, Madame Bovary restera, car après l’avoir
lu, on s’apercevra vite que Balzac [a] laissé un héritier, Gustave
Flaubert ; retenez bien ce nom, il est de ceux qu’on n’oublie
pas.

05. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Un curé ordinaire ou une satire de la religion ? · Catégories: Divers · Tags:

Pour comprendre quel est le rôle du personnage de l’abbé Bournisien , nous montrerons d’abord que c’esr un père représentant de la religion avant de révéler qu’il forme avec Homais un duo comique et nous étudierons la réception de ce personnage lors du procès.

On ne peut que noter que l’auteur le dote d’un physique qui le prédispose à la satire dont il sera l’objet« la figure rubiconde et le corps athlétique » / L’aubergiste, le présente comme quelqu’un qui « en plierait quatre comme (Homais) sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en portait jusqu’à six bottes à la fois tant il est fort »: donc plus de force physique que spirituelle.Son physique le stigmatise d’emblée comme un être défaillant et emblématique de la bêtise, mais aussi avide de plaisirs terrestres. On note à la fin de la partie II qu’il trinque quotidiennement au bon rétablissement d’Emma avec un verre de cidre.

– idée selon laquelle il est en osmose avec la bêtise du lieu: chap 2, partie II, Homais évoque en effet une bourgade campagnarde dans laquelle la médecine et la science ont peu de poids face aux croyances. Dans ce contexte de la superstition, il constitue un duo antithétique avec Homais . Le terme « curé » employé souvent en lieu et place de « prêtre » a une connotation quelque peu péjorative, ce qui se trouve renchérie par la périphrase « le vieillard à soutane ».

Il intervient peu dans le roman mais souvent à des moments clés.

– scène du baptême: il s’indigne lorsque Charles baptise sa fille avec du champagne: parodie sacrilège du premier des sacrements.

– chap 6 partie II: Emma lui rend visite sur son territoire, l’église, et s’entretient avec lui. C’est l’occasion de constater que malgré sa stature imposante et son statut, Bournisien ne parvient pas à se faire respecter par les gamins du village. Il s’emporte et fait montre de violence « distribua sur tous une grêle de soufflets »/. C’est un gourmand à la tenue négligée « Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de diner et respirait bruyamment. »

Il n’est alors d’aucun réel secours pour Emma et s’impose comme un homme d’Eglise défaillant

Ce « médecin […] des âmes » (p.120), comme il se qualifie, faillit à sa mission.

– Il recourt à des formules toutes faites, des clichés, des sentences. « Enfin! que voulez-vous nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul. » impression d’un automatisme aux allures comiques puisque Bournisien de réfère à saint Paul qui évoquait des douleurs spirituelles pour évoquer des peines physiques ».

Flaubert orchestre un quiproquo : lorsque la jeune femme veut parler de sa souffrance morale et s’adresse à lui, il n’entend le mot « souffrance » que dans son acception physique, les peines terrestres. « — Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il. — Mal, répondit Emma ; je souffre. — Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premières chaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin, que voulez-vous ! « / « c’est la digestion, sans doute? ».

– on perçoit l’ironie de Flaubert dans le contraste ménagé entre l’attitude du prêtre et ses propos: « Car nous sommes certainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il est médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes! »

On retrouve Bournisien au chap 11 de la partie II, au chevet d’Hippolyte. Ironie de Flaubert lorsque ce dernier, devant les horribles souffrances du jeune homme, explique qu’il faut s’en réjouir « puisque c’était la volonté du Seigneur » et « profiter vite de l’occasion pour se réconcilier avec le ciel. »/ Critique de son ton paternaliste et de ses propos qui n’ont rien de réconfortant. On ne peut que percevoir le décalage entre les douleurs et les propositions de prières: « Qu’est-ce que ça coûte? ». Bournisien ne semble pas persuadé lui-même des bienfaits de ces prières .Sa défaillance est en outre soulignée par les bavardages et les rires qu’il échange avec l’aubergiste les jours suivants au lieu de tenter de soulager le malade.

Il exerce sa religion et sa mission à la manière d’un automate hypocrite: « dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les matières de religion, en prenant une figure convenable. ». Il donne l’impression d’exercer son sacerdoce machinalement, sans vraiment comprendre ou maîtriser le sens de ses prières. Il semble parfois jouer un rôle.

Sa réponse spirituelle n’est pas adaptée lorsqu’il rend des visites quotidiennes à Emma après la trahison de Rodolphe: « C’était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il s’enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d’agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait. » La description de la crise mystique d’Emma, empreinte d’une forte sensualité, témoigne d’une confusion chez elle entre sentiment religion et plaisir sensuel. C’est une façon pour l’auteur de signifier l’échec de Bournisien qui est par ailleurs si aveuglé qu’il s’émerveille des dispositions d’Emma alors qu’elle frisait « l’hystérie et même l’extravagance. »Au fil de la narration, nous ne pouvons que constater combien Emma est déçue par les secours de la religion. Ceci trouve son paroxysme finalement lorsqu’elle retrouve Léon dans la cathédrale de Rouen.

Il forme ainsi  un duo grotesque avec Homais au service de la satire:

A travers ce personnage, Flaubert dénonce certes certains travers de la religion, mais il s’attaque surtout à la bêtise.

– l’anticlérical [Homais] et la figure du clergé [Bournisien] sont l’objet de la satire de Flaubert pour leur égale bêtise. Ils lui apparaissent comme des concentrés de bêtise. Chacun est le faire-valoir de la bêtise de l’autre .

– Ceci est perceptible dans leurs disputes perpétuelles, jusque devant la dépouille funéraire d’Emma.

– Homais ridiculise les valeurs des Lumières et le scientisme en prétendant les défendre tandis que Bournisien, avilit le christianisme qu’il est censé représenter.

– il s’illustre par un manque d’intelligence, un défaut de réflexion et des propos vides ou reposant sur des clichés. Ainsi est-il sourd à la demande d’Emma et débite des banalités sur la misère.

Flaubert met en scène une série de querelles au sein du roman:

– Une première opposition arbitrée par Mme Lefrançois qui prend « la défense de son curé » en l’absence de ce dernier: « Vous êtes un impie ! vous n’avez pas de religion ! », réplique, scandalisée, l’aubergiste au pharmacien qui vient de suggérer que la force physique de l’ecclésiastique est un danger pour les… filles ! « Envoyez donc vos filles en confesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, si j’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres une fois par mois. » Et l’anticlérical de pontifier : « 

– La controverse au sujet du théâtre : « Le théâtre, prétendait-il [Homais], servait à fronder les préjugés, et, sous le masque du plaisir, enseignait la vertu. — Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! » Réponse de Bournisien : « si l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison ; il faut nous soumettre à ses décrets. »

. Il reprend à son compte le discours usuel tenu sur le théâtre comme l’indique la formule « Telle est du moins l’opinion de tous les Pères » ou le recours à l’argument d’autorité « si l’Eglise a condamné les spectacles, c’est qu’elle avait raison. » Une telle remarque suggère qu’il débite ces paroles sans réfléchir par lui-même et sans exercer son esprit critique. Son discours est de l’ordre des idées reçues. Il supporte d’ailleurs peu la contradiction et la discussion et se montre impatient ou farouche ce qui constitue une preuve d’intolérance surprenante pour un homme d’Eglise.

– Enfin on peut considérer les échanges virulents durant l’agonie d’Emma comme l’apothéose de la bêtise. Tout d’abord Homais reprend un topos et compare les prêtres à des corbeaux qu’attire l’odeur des morts. Au chevet de la mourante, puis de la morte, ils ne songent qu’à débattre et se chamailler, totalement oublieux du contexte qui les réunit. Chacun est sourd au discours de l’autre et ils finissent par s’endormir. « — Ils s’échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois sans s’écouter ; Bournisien se scandalisait d’une telle audace ; Homais s’émerveillait d’une telle bêtise ; et ils n’étaient pas loin de s’adresser des injures ». A

Au terme de la veillée funèbre, ils se laissent aller aux plaisirs terrestres : « puis ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des séances de tristesse ; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur l’épaule : — Nous finirons par nous entendre ! ».

A la parution de son roman Flaubert fut accusé d’outrage aux bonnes moeurs et à la religion. A la lecture de son réquisitoire, on ne peut que constater que le procureur Pinard avait bien perçu l’enjeu d’un personnage comme Bournisien.

Le réquisitoire du procureur Pinard

Extrait du réquisitoire :

« Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n’est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c’est vrai ; mais […] elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l’aime, qui l’adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d’une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l’aimera encore davantage au-delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n’y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l’adultère soit stigmatisé, j’ai tort. Donc, si dans tout le livre, il n’y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s’il n’y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l’adultère soit flétri, c’est moi qui ai raison, le livre est immoral !

Serait-ce au nom de l’honneur conjugal que le livre serait condamné ? Mais l’honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l’amant les traits de la femme qu’il aime […] il n’y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s’incline devant l’adultère.

Serait-ce au nom de l’opinion publique ? Mais l’opinion publique est personnifiée dans un être grotesque, dans le pharmacien Homais, entouré de personnages ridicules que cette femme domine.

Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous l’avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu’aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, à peu près matérialiste .

Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l’auteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l’auteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de l’œuvre, je lis la phrase suivante : « Il y a toujours après la mort de quelqu’un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. »

Ce n’est pas un cri d’incrédulité, mais c’est du moins un cri de scepticisme. […] Et moi je dis que si la mort est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l’opinion est représentée par des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine : c’est Emma Bovary. »

Il critique également la scène dans laquelle Bournisien tend le crucifix devant le visage de la mourante (« alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné »: confusion de la religion et de la sensualité), et lui administre l’extrême-onction d’une façon que Pinard juge non conforme aux « paroles saintes et sacrées » de ce sacrement, notamment parce qu’il semble précipiter les oraisons.

La plaidoirie de maître Senard:

Face à la perspicacité du procureur, Senard, avocat de la défense cherche à minimiser la portée du personnage et à inverser ses significations, faisant lui-même preuve d’une mauvaise foi rendue nécessaire par la situation ou d’une certaine bêtise (incompréhension du texte).

Extrait de la plaidoirie :

« On nous a dit encore que nous avions mis en scène un curé matérialiste. Nous avons pris le curé, comme nous avons pris le mari. Ce n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un ecclésiastique ordinaire, un curé de campagne. Et de même que nous n’avons insulté personne, que nous n’avons exprimé aucun sentiment, aucune pensée qui pût être injurieuse pour le mari, nous n’avons pas davantage insulté l’ecclésiastique qui était là.

[…] Si vous voulez des prêtres qui soient la honte du clergé, prenez-les ailleurs, vous ne les trouveriez pas dans Madame Bovary. Qu’est-ce que j’ai montré, moi ? Un curé de campagne qui est dans ses fonctions de curé de campagne ce qu’est M. Bovary, un homme ordinaire. L’ai-je représenté libertin [dico], gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela. Je l’ai représenté remplissant son ministère, non pas avec une intelligence élevée, mais comme sa nature l’appelait à le remplir. […] Dans ces querelles avec le curé, qui est-ce qui est continuellement battu, bafoué , ridiculisé ? C’est Homais. »

04. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Le personnage de l’Abbé Bournisien dans Madame Bovary · Catégories: Divers · Tags:

Si l’on en croit son défenseur, Maître Senard, Flaubert n’aurait pas fait preuve d’anticléricalisme dans sa peinture de l’abbé Bournisien :« L’ai-je représenté libertin, gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela ».

Libertin, il ne l’est, en effet, certainement pas, vu l’incrédulité, puis l’indignation avec laquelle il accueille les propos de M. Homais :« J’en ai connu, des prêtres qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses


— A
llons
donc ! fit le curé.— (…)
Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama
l’apothicaire.


— Monsieur !…
reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le
pharmacien en fut intimidé
 ».

Qu’il
fût gourmand, rien ne permettrait de l’affirmer ; quant à
ivrogne, son refus du petit verre d’alcool que lui offre Madame
Lefrançois nous montre qu’il ne l’est pas :


« Voulez-vous
prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?L’ecclésiastique
refusa fort civilement ».

Flaubert,
d’ailleurs, souligne dans sa correspondance que Bournisien
« est
très chaste et (qu’) il pratique tous ses devoirs »

. C’est donc un honnête homme, un bon curé qui s’indigne
lorsque, comme M. Bovary père, on se moque de la religion en
parodiant le sacrement du baptême, qui accomplit sa tâche avec
conscience, faisant réciter le catéchisme aux enfants, visitant les
malades : il vient voir Hippolyte après son opération et, lors
de la maladie nerveuse d’Emma, il se dérange tous les après-midi.
Enfin, on peut conclure avec l’avocat de la défense :
« Ce
n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un ecclésiastique
ordinaire
,
un curé de campagne 
»
.

Mais,
là encore, toute l’habileté de Flaubert consiste à faire passer
ceci pour tout à fait normal. Il ne s’est pas formé de
conspiration contre Bournisien dans le village, il ne semble aberrant
à personne qu’il soit curé, il est tout à fait bien accepté
dans sa charge. Seul Homals le critique, mais il n’a pas toujours
le beau rôle ; de plus, il met moins en cause l’abbé
Boumisien lui-même et la façon de remplir ses fonctions que la
religion dans sa totalité. Enfin, Flaubert lui-même se garde bien
de porter un jugement direct sur son personnage. Ainsi, lorsqu’il
évoque, dans sa
Correspondance,
la scène où Emma, venant chercher près de Bournisien un réconfort
moral, ne trouve en lui que des préoccupations matérielles,
Flaubert écrit :
« Cela
doit avoir 6 ou 7 pages au plus et sans une
réflexion
ni une
analyse
 ».

Il
marque ainsi la volonté de s’effacer, de devenir simple miroir,
simple reflet de la réalité. L’abbé Bournisien perd dès lors
son caractère de personnage : on ne voit plus en lui la
création littéraire mais un être bien vivant, non pas inventé,
mais décrit.

Le
lecteur alors est amené à tenir le raisonnement suivant :
l’abbé Bournisien est bien un « infirme d’esprit » ;
il est en même temps curé. Or, cela n’étonne personne, cela ne
pose de problèmes à personne. C’est donc normal. Enfin, si cela
est normal à Yonville, pourquoi ne le serait-ce pas dans tous les
autres villages de France, puisque Bournisien est « un curé
ordinaire ». De là à conclure que tous les curés sont des
infirmes d’esprit, il n’y a pas très loin.

Examinons
maintenant les reproches formulés par l’accusation. Nous avons vu
que Bournisien n’était ni ivrogne, ni débauché, ni libertin,
qu’il remplissait avec conscience ses fonctions. De quoi alors
l’accuse-t-on ? D’être
« à
peu près matérialiste »
.
L’accusation n’est guère sévère en utilisant cette réticence
« à peu près ». En effet, dans la présentation même
de Bournisien, Flaubert met l’accent sur l’homme, sur l’aspect
physique dont il fait ressortir à dessein la robustesse. Ainsi, la
première fois que nous voyons le curé, dans l’auberge de Madame
Lefrançois :
« On
distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la
figurerubiconde
et  le
corps
athlétique
. »

Cette force est soulignée par l’aubergiste :
« D’ailleurs,
il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année
dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait
jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort ! 
»

C’est
sa vigueur encore qui est mise en relief lorsqu’il admoneste les
gamins dans l’église :« Les
prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les
reposait sur les pavés du chœur, fortement comme s’il eût voulu
les y planter
 »
.

De
plus, Flaubert nous le montre presque toujours dans les occupations
les plus prosaïques : manger, boire, dormir, ronfler, se
moucher, priser. Quand Emma vient le trouver, dans sa détresse,
« il
venait de dîner et respirait bruyamment »

et il lui raconte une plaisanterie qu’il a faite sur le nom d’un
de ses élèves ;

Il
plaisante encore quand il rend visite à Hippolyte, estropié par la
malencontreuse opération de Charles :
« Il
causait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotes
entremêlées de
plaisanteries,
de
calembours
qu’Hippolyte ne comprenait pas. »

Enfin,
alors que Charles, Homais, Binet et le curé se retrouvent tous
ensemble dans le jardin pour boire du cidre doux au rétablissement
d’Emma, si le bouchon saute et que le cidre déborde,
« alors
l’ecclésiastique ne manquait jamais cette
plaisanterie :« —Sa
bonté saute aux yeux ! »

Et
comment oublier le spectacle de Bournisien et de Homais, tous deux
endormis près du cadavre d’Emma :
« Ils
étaient en face l’un de l’autre, le
ventre
en avant
,
la figure bouffie, l’air renfrogné (…) se rencontrant enfin dans
la mêm
e
faiblesse
humaine
 »et
qui, se réveillant, « mangèrent
et trinquèrent ».

L’homme,
toujours, l’emporte sur le prêtre. Symboliquement, la soutane de
Bournisien, signe de sa fonction, est maculée de taches de
nourriture et de tabac. :
« Des
taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la
ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en
s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa
peau rouge »
.

Parle-t-il
de son état de prêtre ou s’aventure-t-il à discuter religion,
presque toujours est alors souligné un détail qui détruit l’effet
de ce qu’il dit et crée souvent un contraste comique.

Ainsi,
quand il se compare à Charles :
« Mais
lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un
rire
épais
,
et moi, je le suis des âmes »
.

Mais,
plus grave encore : ce côté matérialiste se retrouve dans les
propos de Bournisien. Inutile de rappeler la scène si connue entre
Emma et le curé, lors de laquelle la jeune femme recherche un
réconfort moral tandis que le prêtre ne
« songe
qu’au physique ».

Si,
lors de ses visites à Hippolyte, le curé incite l’infirme à
reprendre ses pratiques religieuses, quels arguments emploie-t-il ?
L’espérance d’une vie future ? Non, il évoque avant tout
des raisons sentimentales :
« Oui,
fais cela !
pour
moi
,
pour

m’obliger
 ».

Sa
foi est fondée sur une sorte de pari mesquin où il n’a rien à
perdre. C’est en somme une assurance pour le cas où, par hasard,
Dieu existerait :
« Ainsi,
par
précaution
,
qui donc t’empêcherait de réciter matin, et soir un « Je
vous salue Marie, pleine de grâce » et un « Notre Père,
qui êtes aux cieux ? »
Et
quand Hippolyte témoigne du désir de faire un pèlerinage, «
 M.
Bournisien répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient ;
deux
précautions

valaient mieux qu’une.
On
ne risquait rien
 ».
La religion est toujours rabaissée par lui. Quand Emma est malade,
après la fuite de Rodolphe,
« il
l’exhortait à la religion dans un
petit
bavardage câlin

qui ne manquait pas d’agrément »
.

Enfin,
lorsqu’il vante à Homais les mérites de la confession, c’est
pour en souligner l’intérêt pratique :
« Il
s’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opérer »
.

C’est
pourquoi Flaubert, lorsqu’il montre Bournisien dans l’exercice de
son culte, s’attache à le décrire de l’extérieur. Nous ne
voyons plus alors que des gestes qui semblent absurdes, parce que
dénués de toute signification. Ainsi, Flaubert ne nous dit presque
jamais que Bournisien est en train de prier, mais il écrit :
« Le
prêtre, appuyé sur un genou,
marmottait
des paroles basses »
.

Enfin,
la dernière image que nous garderons de Bournisien sera totalement
négative : c’est celle d’un homme acariâtre et presque
gâteux. Flaubert laisse alors la parole à Homais, le plus grand
adversaire du curé :
« D’ailleurs,
le bonhomme tournait à l’intolérance, au fanatisme, disait
Homais ; il fulminait contre l’esprit du siècle, et ne
manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l’agonie
de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun
le sait »
.

Le
portrait que Flaubert a tracé de Bournisien est donc extrêmement
sévère. Flaubert a traduit dans la peinture de ce prêtre tout le
ressentiment qu’il éprouvait contre une certaine forme de clergé
et peut-être contre tout clergé. .

Dans
son souci de faire de Bournisien un prêtre ordinaire, il en fait le
représentant du clergé. Or, quelle est son attaque fondamentale ?
Nous avons montré que tout tend à souligner le côté uniquement
humain de Bournisien : l’accent mis sur sa description
physique, le fait de le montrer la plupart du temps dans des
activités purement matérielles et de décrire, de l’extérieur,
les gestes sacerdotaux du prêtre ; enfin, les propos uniquement
matérialistes de celui-ci, qui sont le signe d’une religion
infantile, considérée comme une sorte de passeport pour une
éventuelle vie future et fondée sur une série de dogmes qu’il
s’agit de suivre à la lettre, sans les comprendre.

À
travers Bournisien est donc dénoncée la fonction même du prêtre :
les prêtres ne sont que des hommes, souvent bêtes, plus ou moins
grossiers et qui, bien évidemment, ne sont chargés d’aucune
mission divine, ne sont les représentants d’aucun dieu.

La
critique de Flaubert est d’autant plus grave que, contrairement à
Balzac et à Stendhal, il montre l’abbé Bournisien dans l’exercice
de ses fonctions — préparation des enfants à la communion ;
la messe ; l’extrême-onction — et que, à travers lui, ce
n’est pas seulement le clergé qui est attaqué, mais la religion
tout entière.

Un
article de Claudine Vercollier

04. janvier 2016 · Commentaires fermés sur Un mal nommé bovarysme: explications et définitions . · Catégories: Divers · Tags:

Emma Bovary se nourrissait de rêves et de clichés romantiques pour combler une vie faite d’insatisfaction. Flaubert y a dépeint les ravages de l’ennui et de la bêtise ordinaire, mais il était aussi sujet à des crises d’épilepsie 

Oeuvre phare de Flaubert, Madame Bovary n’a rien d’un thriller moderne. On y trouve l’histoire banale d’une femme mal mariée, qui trompe son mari, le ruine et finit par se suicider, s’étant perdue dans la poursuite de chimères romantiques inspirées par des romans à l’eau de rose. D’où vient alors l’attrait exercé par cette femme dont la seule particularité est de rêver des aventures merveilleuses alors qu’elle mène une vie des plus ordinaires ? La description de ses états d’âme est tellement juste, qu’un terme a été forgé pour désigner le mal particulier qui la ronge : le bovarysme.

L’essayiste
Jules de Gaultier propose le terme dans deux livres successifs, en
1892, puis en 1902 : « (Emma Bovary) a personnifié en elle cette
maladie originelle de l’âme humaine à laquelle son nom peut
servir d’étiquette, si l’on entend par “bovarysme” la
faculté départie à l’homme de se concevoir autrement qu’il
n’est.
» Le bovarysme consiste donc à « se concevoir autre
que l’on est ». Cette faculté, ce pouvoir, renvoie donc non pas à
un vice ou à une faiblesse de caractère, mais à une fonction
psychologique qui est propre à l’espèce humaine.

S’il
existe un bovarysme intellectuel et un sentimental, les psychologues
ont été plus intéressés par les notions de bovarysme normal et
pathologique. Ce dernier représente certes un excès dans la
fausseté de la conception de soi, mais surtout l’absence d’esprit
critique vis-à-vis de son erreur. Le bovarysme clinique implique de
ne pas se rendre compte que l’on se conçoit autre que l’on est.

Mais
revenons à Emma Bovary. D’où lui vient son bovarysme ? Gaultier
met initialement en cause son éducation dans un couvent fréquenté
par des jeunes filles de la haute société, où elle fut soumise à
l’âge de 13 ans à l’influence d’une « vieille fille » qui
venait lui lire des sagas sentimentales et lui glisser des livres : «

Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées et
s’évanouissant dans des pavillons solitaires, […] forêts
sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers,
[…] messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux,
vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent
comme des urnes
.
» L’effet fut immédiat, déjà « e
lle
aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines
au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs
jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder
venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope
sur un cheval noir
».
Cette «
attirante
fantasmagorie des réalités sentimentales
»,
à un âge précoce, marque le début d’un tempérament qui ne la
quittera plus et ne fera que s’intensifier.

Par
la suite, Gaultier préférera mettre en avant la psychologie même
d’Emma, sa personnalité : « La nécessité interne qui la régit
choisit, parmi les circonstances qui l’environnent, celles qui sont
propres à satisfaire sa tendance. » Elle a donc en elle, depuis le
début, « ce besoin de se concevoir autre qu’elle n’est ».

Le
bovarysme a connu son heure de gloire en psychiatrie dans les années
1930 en France. , « le bovarysme pathologique est considéré comme
l’impuissance à s’adapter à la réalité ». Par la suite, la
notion de dégénérescence et d’hystérie sera souvent reprise, et
associée à l’idée de « spleen ». Plus tard, on fera un
rapprochement avec la paranoïa, dont le bovarysme ne serait qu’une
version allégée, mais comportant les mêmes symptômes, à savoir
surestimation de soi, méfiance, fausseté de jugement et
impossibilité de s’adapter à la vie sociale. D’autres psychiatres
viendront ensuite impliquer les notions de mythomanie, en
redéfinissant le bovarysme comme « le pouvoir départi à l’homme
de se concevoir mieux…

04. janvier 2016 · Commentaires fermés sur De quelle maladie souffre au juste Madame Bovary ? · Catégories: Divers · Tags:

Cet article, paru en 2011 dans une revue médicale, résume le bulletin d’un psychiatre qui a lu Madame Bovary et y reconnaît certains symptômes de la bipolarité appelée également épisodes maniaco-dépressifs ? 


Flaubert,
en écrivant son « Madame Bovary », en a fait un
prototype de dépressive – bien autre chose, déjà, qu’une
simple déprimée. Quand on dit de quelqu’un : « c’est
une Bovary », s’inscrit aussitôt en fond d’écran la
mélancolie d’une province qui s’ennuie ; un automne trop
mouillé, le soir qui tombe tôt, le silence qui entrecoupe de
chiches conversations au coin d’une cheminée, dans laquelle le feu
s’étiole aussi ; l’insupportabilité des lieux, des choses,
des gens… bref, tout ce qui fait qu’on « bovaryse ».Mot,
du reste, réservé au genre féminin, associé, sans doute dans
l’imaginaire collectif, aux fluctuations brusques et imprévisibles
de l’humeur, aux larmes (non, aux pleurnicheries), à
l’instabilité…

Mais
en relisant ce livre unique, à l’autre bout de ma vie de lectrice
(le premier passage étant là-bas, au temps de ma seconde), il y a
eu, comme une évidence clinique : Emma Bovary est une
bipolaire, Le trouble a commencé – avant l’histoire – à la
fin de son adolescence : « Melle Rouault ne s’amusait
guère à la campagne…
 » ; manquent
évidemment les informations essentielles sur l’hérédité… les
femmes, comenecent souvent la maladie par un moment dépressif :
« assise sur le gazon, Emma ne cessait de se répéter :
mais pourquoi, mon Dieu, me suis je mariée ?
 ».
L’environnement est souvent déclencheur, nous dit-on, alors, oui,
celui d’Emma est négativement porteur ; village enclavé,
paysage de bocage, huit clos, climat, belle-mère ! Ennui
absolu, invasif ; lignes de fuite se multipliant comme autant
d’éclairs en temps d’orage. Désir d’évasion : « elle
s’acheta un plan de Paris, et, du bout du doigt, sur la carte, elle
faisait ses courses dans la capitale… elle remontait les
boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes des
rues… ».


Sensations
terribles : « e
t
le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux,
comme le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés… cette
douloureuse rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus ;
la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli…
 ».
; le corps ici parle plus souvent qu’à son tour : « 
elle
se plaignait d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des
étourdissements ;

e
lle
demanda si les bains de mer lui seraient utiles
 » ; malaises,
défaillances, douleurs hystériques presque théâtralisées ;
hypocondrie, évidemment ; « 
malgré
ses airs évaporés, Emma ne paraissait pas joyeuse… elle gardait
aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la
figure des vieilles filles… elle était pâle partout, blanche
comme un linge… pour s’être découvert trois cheveux gris, elle
parla de sa vieillesse ».

Le
personnage s’engouffre alors dans les investissements amoureux –
Rodolphe, bien sûr, peut-être surtout Léon – entre le désir
réel ou fantasmé,  ; tout, butant au final sur l’absence de
décision, l’impossibilité du retour à l’agir propre au réel :
« alors les appétits de la chair, les convoitises d’argent,
les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même
souffrance, et, au lieu de détourner sa pensée, elle l’y
attachait davantage, s’excitant à la douleur 
» ;Le
retrait des affects dans la maternité notamment – on appelle la
chose « affects émoussés » – est palpable, chez Emma,
dans ses rapports ambivalents, mais fortement indifférents, à sa
fille (encore que là, cela se mélange à l’amour maternel,
version siècles anciens).

La
frénésie collectionneuse d’objets, souvent délaissés, dès leur
arrivée ; les achats compulsifs marquent
également l’avancée de la maladie  ;
Des études entières ont sans doute été faites sur le rapport à
l’argent de Madame Bovary, et, par là, de
son besoin
d’exister, d’être valorisé, de manifester surtout sa toute
puissance. Emma
passe par différentes phases :
agitation et irritabilité alternent
avec des phases d’abattement
« certains
jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces
exaltations, succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait
sans parler, sans bouger
… »

Le
suicide est la première cause de mortalité des maniaco-dépressifs :
prise
dans une tenaille
financière, la
fin de sa relation avce Léon
a sans
doute
tenu lieu de déclencheur. Les délires hallucinatoires qui
accompagnent parfois
la crise maniaque, apparaissent alors : « il
lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu éclataient
dans l’air comme des balles fulminantes en

s’aplatissant… », délire de perception, plutôt que
d’interprétation, donc.Il
faut dire qu’en matière de troubles mentaux, Flaubert savait de
quoi il en retournait ! Atteint lui même (il parlait de ses
« maux de nerfs ») ; En
plus de son épilepsie avérée, Flaubert ne soufrait-il pas lui
aussi d’un
soupçon de bipolarité – la maladie des créateurs – « il
ne se passe pas de jours sans que je ne voie passer devant mes yeux,
comme des paquets de cheveux ou des feux debengale
 »
confie-t-il à un ami ; « mon
moi sombrait comme un vaisseau sous la tempête 
»
dit-il fort justement ici ; « dans
ma jeunesse, je m’ennuyais atrocement, je rêvais le suicide
 »
écrit-il encore

Il
paraîtrait pourtant qu’il n’aurait jamais dit « Madame
Bovary, c’est moi ! » pourtant que de points communs
dans l’expression et les manifestations du bovarysme.