Ils sont arrivés un matin de juillet et se sont installés dans la plus grande des cinq maisons. Les autres ont été murées quelques jours plus tard par les services de l’Etat, au grand soulagement de Jean-Charles Boulanger, le maire de Croutelle (Vienne), un village de 850habitants situé au sud-ouest de Poitiers. “C’était la seule solution pour éviter d’avoir une colonie, explique-t-il. Au lieu de vingt-cinq, il y en aurait une centaine aujourd’hui…”
Ils furent effectivement vingt-cinq Roms, au milieu de l’été, à avoir pris leurs quartiers dans cette demeure abandonnée, achetée par France Domaine à son propriétaire il y a deux ans, en raison de sa trop grande proximité avec la RN10, qui la rendait dangereuse. Ils ne sont plus vingt-cinq aujourd’hui mais seize, dont onze enfants. Trois familles sont parties. Une seule est restée autour de Dorina Lacatos, 33 ans, la véritable “matrone” du clan.
RELATIONS DÉTÉRIORÉES AVEC LES RIVERAINS
La vie s’est alors organisée, bon an mal an. La compagnie d’électricité a très vite coupé les fils que les occupants avaient eux-mêmes rebranchés. Un groupe électrogène fournit, depuis, de la lumière matin et soir. De l’eau potable coule au robinet grâce à une dérivation –sauvage elle aussi. Des lits et des meubles de récupération ont été posés dans les différentes pièces. En friche à leur arrivée, le jardin a, lui, retrouvé un peu d’ordre, ce qui aurait pu ne pas déplaire aux voisins… Même pas.
Les relations avec les riverains n’ont fait que se détériorer depuis trois mois. Deux ont porté plainte auprès de la gendarmerie pour des chapardages de fruits. Un autre a menacé les enfants de son fusil. Quant au voisin le plus proche, une entreprise de maçonnerie située juste derrière la maison, son patron a carrément clôturé son terrain. Trois ouvriers ont exécuté – à reculons – la basse oeuvre, vendredi 4 octobre. Les enfants ne peuvent plus, du coup, emprunter un chemin menant à l’arrêt de bus pour aller à l’école. A l’école où ils ne vont pas, cela dit…
Le maire refuse en effet de les scolariser pour des raisons financières. “Nous n’avons pas d’école à Croutelle. Les enfants du village doivent se rendre à celle de la commune voisine, Fontaine-le-Comte, à qui nous versons de l’argent pour cela. Il m’en coûterait 5 000 euros pour quatre écoliers supplémentaires. Désolé, mais le budget de la commune ne peut pas prendre en compte des personnes qui arrivent en cours d’année”, se défend M. Boulanger.
Mère de huit enfants, Dorina Lacatos préfère en sourire dans le salon aménagé avec soin et sobriété de la maison de la rue de la Tricoterie. Cette Rom de Roumanie vit en France depuis une dizaine d’années. Elle a connu les bidonvilles d’Ile-de-France – Paris, Aubervilliers, Sainte-Geneviève-des-Bois – avant de mettre un beau jour le cap en province, à la recherche d’une ville de taille moyenne où la vie serait plus “tranquille”. Le fait est qu’elle l’est : “On nous embête quand même moins ici qu’à Paris. La police ne nous contrôle pas autant”, assure-t-elle.
D’autres familles ont mis en oeuvre la même stratégie. A Poitiers, deux autres squats se sont ouverts au printemps : l’un est occupé par des Tsiganes ayant fui le sud de l’Italie ; l’autre l’est par des Roms venus d’Oradea, une ville de Transylvanie, en Roumanie. Environ 70 personnes au total composent une communauté de migrants relativement peu visibles en ville, ce qui était le but recherché. Chaque famille touche l’aide sociale à l’enfance (ASE), soit 250 euros par mois. Les hommes travaillent quasiment tous dans “la ferraille” qu’ils récupèrent çà et là.
Parce qu’elle vit en France depuis longtemps, Dorina Lacatos sait combien la situation des Roms s’est dégradée. “Quand je suis arrivée en 2003, les gens étaient vraiment accueillants. On m’appelait ‘madame’ dans les administrations, on avait de la sympathie pour nous car nous venions du pays qui avait été celui de Ceausescu . Aujourd’hui, les choses sont d’une tout autre couleur”, confie-t-elle.
LA PEUR DE RETOURNER EN ROUMANIE
Comme elle parle français, Dorina Lacatos comprend les vexations quotidiennes, entend les remarques indélicates qu’on prononce désormais sans se cacher derrière les guichets des services sociaux, et jusque dans les locaux des associations caritatives. Elle mesure aussi les conséquences de la polémique née des propos de Manuel Valls, le ministre de l’intérieur : “C’est sûr qu’on nous regarde différemment maintenant dans la rue.”
Lire l’entretien : “Sur les Roms, tout peut être dit, sans retenue”
Cette stigmatisation, les Roms fraîchement arrivés à Poitiers ne s’en rendent pas compte en revanche. La barrière de la langue et l’absence d’électricité, dans deux des trois maisons occupées, les éloignent totalement des informations télévisées. Valls ? “On nous en a parlé, mais on ne sait pas vraiment ce qu’il a dit”, confie Vandana, une mère de 20 ans vivant au squat de l’avenue du Plateau des Glières, avec 22 autres personnes, dont 13 enfants. Eux ont fui la région de Naples où ils travaillaient dans la récolte des fruits et où, à l’évidence, ils se faisaient exploiter.
Leur premier “logement”, à Poitiers, fut une caravane : 20 d’entre eux ont dormi dedans pendant sept mois, serrés comme des sardines. Leur peur, leur “unique” peur, à les entendre, est de retourner en Roumanie – une perspective qui pourrait être proche, la justice leur ayant intimé l’ordre de quitter les lieux avant le 13 octobre. Savoir que la classe politique française s’écharpe en parlant d’eux leur échappe complètement.
Depuis avril, 19 Roms appartenant à la même famille, dont 10 enfants, occupent le squat dit de “L’Etape”, situé dans le centre-ville de Poitiers. Ils sont venus directement d’Oradea, en Transylvanie. Ce qui n’est pas le cas des “anciens” Roms de Poitiers : cinq familles arrivées en 2005 ayant bénéficié de dispositifs d’accompagnement qui ne sont plus que peau de chagrin aujourd’hui. Huit ans plus tard, toutes sont “intégrées”, pour employer l’expression consacrée, parlent français et habitent des logements sociaux. Les hommes ont créé des auto-entreprises, notamment dans la vente de véhicules d’occasion qu’ils retapent. La crainte d’un retour en Roumanie s’était peu à peu dissipée de leur esprit, malgré le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy en 2010. La voilà de retour : “On a peur à nouveau, oui, confirme Beneti, un mécanicien de 42 ans. On espérait pourtant que les choses aillent mieux avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement. Finalement, c’est pire que sous Sarkozy. On redoute de ne plus avoir de droits du tout.”
“JE N’OSE MÊME PAS DIRE QUE JE SUIS ROM”
Lui aussi voit, depuis peu, les regards obliques converger au sein des différentes administrations (Pôle emploi, CAF, conseil général…) où il va frapper régulièrement : “J’ai l’impression qu’on veut me mettre à l’écart, même si on ne me le dit pas clairement. Du coup, je n’ose même pas dire que je suis rom. L’autre jour, je suis allé à la Chambre de commerce où on m’a garanti que je ne pouvais pas ouvrir une activité professionnelle car je n’ai pas de carte de séjour. Son site Internet dit pourtant tout le contraire.” En début d’année, plusieurs “anciens” Roms se sont vu supprimer des allocations, sous prétexte qu’ils n’auraient jamais dû les toucher.
C’est le cas de Marcel Covaci, 37 ans, un père de cinq enfants qui n’a plus les moyens de payer son loyer. Ne lui parlez pas des supposées “difficultés d’intégration” des Roms mises en avant par Manuel Valls : “Il ne sait pas ce qu’il dit. Si les Roms viennent en France, c’est pour travailler, trouver un logement, apprendre la langue… S’intégrer est la seule condition pour que nous ne retournions pas en Roumanie. On ne peut pas généraliser comme il le fait.”
“Bien sûr qu’on veut s’intégrer. On n’a pas le choix”, lui fait écho Dorina Lacatos, plongée dans le clair-obscur du squat de Croutelle. Vendredi, le tribunal d’instance de Poitiers, saisi par la préfecture de la Vienne, lui a intimé de quitter les lieux d’ici cinq mois.