On va pleurer nos morts. On va prendre le temps nécessaire pour réaliser ce que vous avez osé nous faire. Et puis on va recommencer comme avant, meurtris, entamés, mais convaincus que vous ne pouvez pas nous prendre ce qui nous constitue.
On retournera écouter de la musique au Bataclan. On retournera dîner au restaurant le Petit Cambodge. On se prendra à nouveau pour les rois du monde, rue de la Fontaine-au-Roi. On sera une belle équipe qui va réinventer une belle époque, rue de Charonne. On se permettra même d’aller rue Bichat avec des prudences de biches qui bisquent et ragent, enténébrées et ébréchées, mais pas terrorisées.
Bien sur, on se surprendra souvent à regarder par-dessus l’épaule pour guetter une ombre suspecte, à sursauter au bruit d’un pétard idiot, à chercher bêtement des poux dans la tonsure des barbus, mais on n’abjurera rien de notre mode de vie, de notre goût de vivre.
Demain, dans l’attente que la peine regagne ses digues fendillées, on s’assiéra à nouveau aux terrasses de l’Est parisien, dans ces quartiers métissés et bigarrés, dessalés et chaloupés qui sont ce que nous avons de meilleur.
On s’embrassera entre potes pour se dire bonjour, on s’embrassera entre copines échevelées et rieuses, on s’embrassera entre amants incertains. On s’embrassera entre hommes et femmes, fiers de cette mixité dragueuse, de ces corps séducteurs et décontractés, de ces peaux multicolores à frotter fort les unes contre les autres comme le font les chamois quand ils ont du chagrin. On s’embrassera, heureux et fiers de ces désirs qui jettent le voile, qui se décagoulent. On s’embrassera en abominables pervertis.
Assis dans la douceur de l’automne finissant, on se délectera du spectacle de la rue, de ces déambulations au long du canal Saint-Martin et du quai de Jemmapes, origines et sexes mêlés, convictions et religions confrontées et acceptées, rires éclatés aux bêtises des uns et aux vannes des autres dans la nuit festive et légèrement ivre de cette liberté de vivre à notre guise que vous ne nous prendrez jamais.
Goguenards et attendris, on se moquera de ces zouaves acrobates un peu partis, un peu nazes qu’on imaginera se mettre à poil comme au cœur de la canicule pour faire le saut de l’ange et plonger dans les eaux grasses du canal qui bouillonnent des bières renversées et des rosés-pamplemousse mal éclusés.
De loin, on saluera la République, en sa place et sa statue, vieille lune éclairée d’un jour nouveau depuis qu’y brûlent les bougies du souvenir pour les copains de Charlie que vous avez tués en janvier. Et si on est prêt à tout pardonner, on n’est pas près d’oublier.
Demain, on retournera se coller les uns contre les autres, les poings serrés, les coudes au corps, sur cette esplanade qui est en train de devenir la plus belle et la plus triste de Paris, la plus émouvante et la plus signifiante.
Demain, on aura enfin compris que les Charlie sont tombés pour nous tous, en éclaireurs rieurs et surtout pas exemplaires. Demain, on aura enfin admis qu’il fallait, qu’il faut, que tous les journaux publient les caricatures de tous les dieux de mes deux afin de diluer la menace. Demain, il ne sera plus question de mettre d’un côté les «victimes innocentes» et de l’autre ceux qui l’ont bien cherché, libertaires d’expression et communautés ciblées.
Pour ne pas oublier les existences fauchées par les balles, demain, on retournera écouter du rock métal au Bataclan, manger des nems crevettes au Petit Cambodge et couper la tête aux théocraties comme on l’a coupée à l’absolutisme royal qui faisait couler des fontaines de sang.
Demain, on tombera le voile et on ôtera la capuche pour regarder la nuit étoilée. Et on se dira que c’est tant mieux si le ciel est vide, car c’est comme ça qu’il est le plus beau. Et que peut y briller le souvenir de ceux que vous avez tués.