Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été
La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir
Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux
Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues
Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers
On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare
Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ?
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez
Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent
Petite remarque insistante de notre très cher Melvin D, élève de 3ème, à la fin de la projection du très rude documentaire Nuit et Brouillard, vendredi après-midi (juste au moment de la digestion, avouons à la décharge de Melvin que l’instant était mal choisi…).
Ah, le perfide 😉 Melvin sait très exactement lancer sa flèche en plein talon d’Achille : non, en effet, a priori, en qualité de professeur de français, ce n’est absolument pas mon rôle, et j’en ai prévenu les zélèves. De la même façon, ils ont été prévenus de la dureté du documentaire.
Mais… Mais ces zélèves vont, lundi, rencontrer Ida Grinspan, rescapée d’Auschwitz, et seuls quelques-uns ont lu son autobiographie J’ai pas pleuré. Et à la question “Que savez-vous de l’univers concentrationnaire ?”, je n’avais obtenu qu’un silence gêné. Le programme d’enseignement de l’Histoire de la Shoah s’étant réduit, année après année, à peau de chagrin, les connaissances des zélèves sur ce qu’étaient les conditions de survie ainsi que l’extermination des juifs et des tziganes sont… peu de chose.
Alors, accompagner une classe entendre Ida Grinspan, alors que les zélèves n’auraient pas conscience de ce que cette petite dame pétillante a traversé à leur âge ?
Non, il faut raconter, expliquer, présenter, et ne pas laisser croire que les images du camp de Birkenau sous le soleil d’avril, avec ses prairies verdoyantes et ses visiteurs et leurs lunettes de soleil reflètent ce lieu de mise à mort dont Ida va leur parler.
Nuit et Brouillard, ce sont des images insoutenables, qu’on explique, un documentaire dont on accompagne la projection : à votre âge, chers zélèves, nous nous le sommes nous aussi pris en plein visage : puis nous avons lu. Primo Levi. Jorge Semprun. Elie Wiesel. Pour savoir plus. Pour savoir mieux.
Enfin, mon très cher collègue d’Histoire Mastorgio m’avait donné son aval en levant les yeux au ciel : si j’ai bien compris, à votre âge, il avait dû voir Nuit et Brouillard au moins trois fois déjà, à raison d’une fois par an. Autres temps, autres moeurs… O tempora, ô mores 😉
Les zélèves de 3ème savent ce que signifie la censure d’un journal d’expression libre…
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/03/04/turquie-le-quotidien-d-opposition-zaman-place-sous-tutelle-judiciaire_4876801_3218.html